(Adjectif obtenu par dérivation préfixale à partir de l’adjectif social, emprunté au latin socialis, « relatif aux alliés » et, à l’époque impériale, « accordé à la société », dérivé de socius, « compagnon, associé, allié », Trésor de la Langue Française, 1994). Le Dictionnaire de l’Académie Française de 1762 signale la grande liberté de création d’adjectifs préfixés par anti : « On trouve dans le Dictionnaire ceux de ces mots composés qui sont le plus en usage ; car il serait inutile de rapporter tous ceux que le besoin ou le caprice peuvent faire imaginer ». Rétif, par caprice ou par besoin, participe donc de cette tendance. Selon le Trésor de la langue française, l’adjectif antisocial apparaît en 1784 sous la plume de Brissot : « J’écris pour dégager le commerce et la politique des principes iniques, exclusifs, anti-sociaux, qui les dirigent dans cette contrée […] » (Journal du lycée, Prospectus, 1784, p. 13). Pourtant, il apparaît plus tôt, chez Jacob Vernet (« […] je pense que M. d’Al. […] qualifiera volontiers ce système grégorien d’anti-philosophique, d’anti-social », Lettres critiques d’un voyageur anglais sur l’article Genève du Dictionnaire encyclopédique, 1766, vol. 2, p. 103) et chez notre auteur. Son orthographe varie alors entre anti-social et antisocial.
Une de ses premières occurrences se trouve dans Le Nouvel Abeilard en 1778. Au sein d’une lettre, Dionis narre à Phyllis un « conte bleu », dans lequel il assiste à une pièce de théâtre dans le royaume fantaisiste de « Mêhêhê ». Il s’agit du Misomélon ou L’ennemi des moutons rouges : « c’est comme qui dirait en français le Misanthrope ». « Le sujet de cette pièce est un Mouton rouge, qui est révolté de tous les abus qu’il voit, et qui les reprend avec trop d’aigreur ; ce qui est réellement un vice anti-social ». Antisocial qualifie ici le caractère d’un avatar d’Alceste. Dionis lui oppose un autre personnage de la pièce, « un autre honnête Mouton rouge, qui est le véritable Mouton social, qu’on doit prendre pour modèle » (t. 3, p. 204). Le Misomélon-Misanthrope, qui rappelle le portrait de Rousseau tel qu’il a été construit par ses détracteurs, a le tort de l’aigreur. Est antisocial celui qui, par des paroles piquantes, une propension à offenser, et un caractère agressif, contrevient aux exigences de l’idéal de l’honnête homme. Il a le mérite de constater les abus, mais son aigreur l’isole de façon contre-productive, ce qui est un défaut premier pour Rétif.
On retrouve le terme en 1784, dans Le paysan et la paysanne pervertis ou les dangers de la ville, au détour d’une « Juvénale » insérée par un avatar de Rétif lui-même, G. D’Arras, et mettant en scène un dialogue entre un père et son fils au sujet du genre théâtral : « Mais j’ai bien un autre reproche à faire au comique ! C’est qu’il est le fils et le père de la méchanceté. Il est dans l’auteur l’effet de la causticité, le moins social des vices ; et il tourne le goût des spectateurs vers la raillerie, vice qui a coûté souvent si cher à ses imprudents sectateurs. Ce vice antisocial, est quelquefois plus insupportable que le larcin et les autres crimes punis par la loi » (vol. 4, Lettre 365, p. 89). Après l’aigreur, c’est ici la « causticité » qui est visée : de façon similaire, est antisocial ce qui raille. C’est le rire méchant. Il représente un mal dangereux pour la cohésion sociale, puisque le père du dialogue l’assimile à un « crime ». Se pose la question du statut du rire et de l’humour chez notre auteur. Seraient-ils par essence antisociaux ?
Enfin, le terme apparaît dans La Semaine nocturne (1790) : « Et vous, Districts ! N’opprimez pas la liberté individuelle ! N’arrêtez que les brigands, les fuyards ! Respectez l’écrivain, quoi qu’il écrive : S’il est antisocial, le mépris public vous en vengera, Que la presse soit libre ! que l’état d’imprimeur puisse être exercé par tout le monde, en faisant une déclaration au District, qui la portera au comité de police, lequel recevra le serment du nouvel imprimeur » (Les Nuits révolutionnaires, LGF, 1978, 5e nuit, p. 79). Antisocial devient ici plus spécifique. C’est ce qui est contraire non seulement à l’intérêt public, mais aussi à la Révolution, puisque désormais l’un ne va plus sans l’autre. Rétif se met en scène dans Les Nuits révolutionnaires comme un écrivain social, c’est-à-dire travaillant pour le bien commun, et la réforme des abus.
Ce changement de sens dû aux événements politiques repose sur une fine démarcation : est antisocial celui qui s’oppose aux abus de façon trop aigre ; mais est aussi antisocial celui qui accepte ces mêmes abus et en tire son bien-être. Il s’agirait de ne pas manifester cette acrimonie contraire à l’amélioration des mœurs et du genre humain. Notons qu’antisocial est attaché systématiquement à un vice. Pour Rétif de la Bretonne, la structure sociale et la vie organisée autour de la collectivité sont à la source de la réforme des mœurs (voir le projet de L’Andrographe, qui repose sur le dévouement de l’individu à la société). L’individu antisocial, qui est par essence opposé au bien commun, est un électron libre peu fréquentable. Antisocial a donc chez Rétif le sens qui sera le sien au xixe siècle : « Contraire à la société, qui tend à la dissolution de la société. Doctrine antisociale. Principes antisociaux » (Dictionnaire de l’Académie Française, 1835).
Bibliographie
– Jan Miernowski, « Rousseau ou le misanthrope manqué », dans Jacques Berchtold et Michel Porret (éd.), Annales de la société Jean-Jacques Rousseau, t. 48, Paris, Droz, 2008, p. 277-315.
– Annie Richardot, Le Rire des Lumières, Paris, Champion, 2002.
Les références des œuvres rétiviennes sont celles des éditions Slatkine Reprints.
Hélène Boons