Les mots de Rétif
Le dictionnaire
Actricisme
Actricisme : néol. rétivien. Jeu de l’acteur ; manière de jouer ; talent de l’acteur qui met en valeur l’écrit théâtral.
« Inventons donc un nom nouveau pour cet art enchanteur, dont le but est non-seulement de nous plaire et de nous corriger, mais d’embellir tous les genres d’expression de l’espèce humaine ; puisqu’aussi bien l’Actricisme est au-dessus de tous les autres arts d’imitation » (La Mimographe, éd. M. de Rougemont, Slatkine reprints, coll. Ressources, p. 48).
Affiquet
« À ma Fanchon, au beau jour qui s’apprête, / Faut que mon cœur présente un blanc bouquet ; / Assortissons sur son sein, sur sa tête, / Nouvelles fleurs, innocent affiquet » (Monsieur Nicolas, éd. Pléiade, t. I, p. 702)
La Curne de Sainte-Palaye (Dictionnaire historique de l’ancien langage français, 1875) consacre un long article à affiquet, qu’il présente, se référant au Glossaire du Du Cange, comme un diminutif de affiche, mot qui a signifié colifichet, babiole, jouet d’enfant. Le mot a pris le sens de parure féminine, attesté dans tous les dictionnaires, du Richelet (1732) au Dictionnaire de l’Académie de 1798, en passant par le dictionnaire de Féraud (1787). Richelet indique : « Il ne se dit d’ordinaire qu’au pluriel, et même il n’a souvent cours que dans le style bas, le comique, ou le satirique. Ce sont toutes les petites choses qui servent à parer les femmes et à en relever la beauté. » Cette acception est reprise par tous les autres dictionnaires, qui notent eux aussi que le mot n’est employé qu’au pluriel. Mais au singulier le mot a un autre sens. Le Dictionnaire de Trévoux (1771) le définit ainsi : « petit bois percé […] qui sert à tenir les aiguilles à tricoter » (les femmes le mettent à la ceinture quand elles tricotent). Il a une autre entrée pour affiquets, sans établir de lien entre le mot au singulier et le mot au pluriel. Il semble que le sens « petit bois percé » soit une dérivation plaisante du sens de parure. Le Littré ne le signale qu’en n° 2. Le Manuel lexique de Prévost (1750) ne connaît que ce sens.
Agréministe, Agrémenté
Ces deux mots sont des néologismes du XVIIIe siècle. Agréministe n’est employé par Rétif que dans la 137e Contemporaine, La Jolie Agréministe. Le mot est non seulement dans le titre, mais vingt fois dans le corps de la nouvelle. Agrémenté figure dans une de ses lettres à Milran, datée de 1783.
Agréministe était entré depuis peu dans la langue, comme terme technique désignant une vendeuse d’agréments, c’est-à-dire d’ornements et accessoires propres à embellir les robes. Existait aussi agriministe, terme plus ancien semble-t-il, car c’est cette variante qui figure dans le Dictionnaire portatif des Arts et Métiers de Philippe Macquer, paru en 1766. Alain Rey, dans son Dictionnaire historique de la langue française, date de 1766 la première mention d’agréministe (sans se référer à l’ouvrage de Philippe Macquer) et de 1782 celle d’agréministe, l’associant donc à la Contemporaine de Rétif (imprimée dans le volume XXI daté de 1782). En 1766, le mot devait être récent car dans l’Encyclopédie de Diderot, une quinzaine d’années plus tôt, il n’apparaît pas dans l’article agréments, qui détaille cependant longuement le travail de l’ouvrier. La variante agréministe figure dans le Tableau de Paris de Mercier (1781), où Rétif l’a sans doute trouvé : « Les belles dames […] ignorent sans doute que les ouvriers qui façonnent les agréments dont elles ornent leurs robes, se nomment agréministes » (chap. 293, t. I, p. 755). Si Mercier éprouve le besoin d’en donner une définition, c’est que le mot est nouveau. Or Rétif l’emploie vingt fois dans sa nouvelle comme si ses lecteurs en connaissaient déjà le sens, grâce à Mercier précisément.
Agréministe et agriministe vont être en concurrence tout au long de leur histoire, avec une prépondérance pour agriministe. Cette forme semble s’imposer à la fin du XVIIIe siècle, à en juger par le choix que fait Mercier en 1801 dans sa Néologie : il délaisse agréministe pour agriministe, alors même qu’il reprend sa phrase du Tableau de Paris. Les dictionnaires du XIXe siècle, quand ils font une place à ces deux variantes, toujours signalées comme appartenant au vocabulaire technique, optent tantôt pour l’une, tantôt pour l’autre. Dans le Dictionnaire général de la langue française de Raymond (1832), agréministe est préféré, avec renvoi à agriministe ; de même dans le supplément du Dictionnaire de l’Académie en 1847, dans le Grand Dictionnaire universel de Larousse en 1866, et dans le Dictionnaire universel (1865) de Maurice La Châtre (« on dit aussi agriministe »). Mais Louis-Nicolas Bescherelle (Dictionnaire national ou Dictionnaire universel de la langue française, 1856) ne mentionne que agriministe, ainsi que Prosper Poitevin (Dictionnaire universel de la langue française, 1869).
Au XXe siècle, deux autres dérivés se sont imposés : agrémentiste et agrémaniste. Alain Rey, dans son Dictionnaire historique (voir l’entrée Gré) indique que de agrémenter viendrait « le terme technique agrémentiste, synonyme de agriministe (1766), puis agréministe (1782), refait sur agrément en agrémaniste (XXe) » Je ne sais où il a pris agrémentiste et agrémaniste ; je n’en ai trouvé trace nulle part.
Si Rétif a sans doute emprunté agréministe à Mercier, il innove en revanche avec l’emploi de agrémenté. Dans une lettre du 29 août 1783 adressée à Milran (imprimée dans La Prévention nationale, 1784, III, p. 418), il écrit : « Si Voltaire fût né en Bourgogne, au lieu de naître à Paris, il aurait […] surpassé tous les grands écrivains de l’Antiquité ou de la Renaissance des Lettres […] Son unique défaut est d’être né Parisien : c’est ce qui l’a frivolisé, agrémenté, superficiellisé. » Rétif met en note du texte imprimé : « Ne soyez pas scandalisés de ces mots forgés ! »
Mercier cite ces lignes de Rétif dans sa Néologie (sous l’entrée agrémenter), avec la note qui les accompagnent : « Cicéron, qui valait bien nos puristes, dit syllaturit pour exprimer : il se meurt d’envie d’imiter la cruauté de Sylla ; il dit mariaturit, etc., mots très forgés. » Mais il ajoute cette phrase, sans signaler qu’elle est de lui, et non de Rétif : « On dirait fort bien agrémenter une robe. »
On dirait, mais on ne le dit pas, donc. Agrémenter ne s’est pas encore imposé dans la langue. Agrément, dans le sens d’ornement de vêtement, existait depuis longtemps, mais, curieusement, son dérivé agrémenter n’existait pas, et agrémenté paraît bien être, comme le dit Rétif, un mot forgé.
En qualifiant Voltaire d’agrémenté, Rétif innove triplement : d’abord en usant d’un mot inédit, et ensuite en l’appliquant à une personne, enfin en lui donnant un sens péjoratif. Car le contexte immédiat (frivolisé, superficiellisé) suggère non pas que Voltaire se trouve « amélioré par des agréments », valorisé intellectuellement, mais que sa pensée n’est que fioriture.
Selon le diagramme représenté dans le Dictionnaire Vivant de la Langue Française (DVLF), ce verbe n’aurait aucune occurrence au XVIIIe siècle. Dans les dictionnaires du XIXe siècle, il n’apparaît que tardivement, et chaque fois signalé comme un néologisme. Sa première mention date de 1865, dans le Dictionnaire universel de Maurice La Châtre ; puis il est en 1866 dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, de Pierre Larousse, dans le Littré en 1873 et en 1895 dans le Dictionnaire général de la langue française de Hatzfeld et Darmsteter. Quant au Dictionnaire de l’Académie, il ne reconnaît agrémenter que dans sa 8e édition, en 1935. Le Dictionnaire historique d’Alain Rey reste vague : « agrémenter apparaît à la fin du XVIIIe siècle. »
À ma connaissance, Rétif n’a de ce verbe utilisé que le participe, pour en qualifier Voltaire de façon inattendue.
Anatomiser
Dictionnaire de TRÉVOUX 1743-1752
ANATOMISER, v. act. Faire l’anatomie. Il se dit tant au propre qu’au figuré, d’un corps, d’une affaire, d’un ouvrage. Mais au figuré il n’est guère propre que du style familier, ou du burlesque.
Rétif utilise ce terme pour caractériser son entreprise autobiographique.
« Or cet homme, dont je vais anatomiser le moral, ne pouvait être que moi. »
(Monsieur Nicolas, 1797, Introduction, Pléiade, 1989, tome I, p. 3)
Antisocial
(Adjectif obtenu par dérivation préfixale à partir de l’adjectif social, emprunté au latin socialis, « relatif aux alliés » et, à l’époque impériale, « accordé à la société », dérivé de socius, « compagnon, associé, allié », Trésor de la Langue Française, 1994). Le Dictionnaire de l’Académie Française de 1762 signale la grande liberté de création d’adjectifs préfixés par anti : « On trouve dans le Dictionnaire ceux de ces mots composés qui sont le plus en usage ; car il serait inutile de rapporter tous ceux que le besoin ou le caprice peuvent faire imaginer ». Rétif, par caprice ou par besoin, participe donc de cette tendance. Selon le Trésor de la langue française, l’adjectif antisocial apparaît en 1784 sous la plume de Brissot : « J’écris pour dégager le commerce et la politique des principes iniques, exclusifs, anti-sociaux, qui les dirigent dans cette contrée […] » (Journal du lycée, Prospectus, 1784, p. 13). Pourtant, il apparaît plus tôt, chez Jacob Vernet (« […] je pense que M. d’Al. […] qualifiera volontiers ce système grégorien d’anti-philosophique, d’anti-social », Lettres critiques d’un voyageur anglais sur l’article Genève du Dictionnaire encyclopédique, 1766, vol. 2, p. 103) et chez notre auteur. Son orthographe varie alors entre anti-social et antisocial.
Une de ses premières occurrences se trouve dans Le Nouvel Abeilard en 1778. Au sein d’une lettre, Dionis narre à Phyllis un « conte bleu », dans lequel il assiste à une pièce de théâtre dans le royaume fantaisiste de « Mêhêhê ». Il s’agit du Misomélon ou L’ennemi des moutons rouges : « c’est comme qui dirait en français le Misanthrope ». « Le sujet de cette pièce est un Mouton rouge, qui est révolté de tous les abus qu’il voit, et qui les reprend avec trop d’aigreur ; ce qui est réellement un vice anti-social ». Antisocial qualifie ici le caractère d’un avatar d’Alceste. Dionis lui oppose un autre personnage de la pièce, « un autre honnête Mouton rouge, qui est le véritable Mouton social, qu’on doit prendre pour modèle » (t. 3, p. 204). Le Misomélon-Misanthrope, qui rappelle le portrait de Rousseau tel qu’il a été construit par ses détracteurs, a le tort de l’aigreur. Est antisocial celui qui, par des paroles piquantes, une propension à offenser, et un caractère agressif, contrevient aux exigences de l’idéal de l’honnête homme. Il a le mérite de constater les abus, mais son aigreur l’isole de façon contre-productive, ce qui est un défaut premier pour Rétif.
On retrouve le terme en 1784, dans Le paysan et la paysanne pervertis ou les dangers de la ville, au détour d’une « Juvénale » insérée par un avatar de Rétif lui-même, G. D’Arras, et mettant en scène un dialogue entre un père et son fils au sujet du genre théâtral : « Mais j’ai bien un autre reproche à faire au comique ! C’est qu’il est le fils et le père de la méchanceté. Il est dans l’auteur l’effet de la causticité, le moins social des vices ; et il tourne le goût des spectateurs vers la raillerie, vice qui a coûté souvent si cher à ses imprudents sectateurs. Ce vice antisocial, est quelquefois plus insupportable que le larcin et les autres crimes punis par la loi » (vol. 4, Lettre 365, p. 89). Après l’aigreur, c’est ici la « causticité » qui est visée : de façon similaire, est antisocial ce qui raille. C’est le rire méchant. Il représente un mal dangereux pour la cohésion sociale, puisque le père du dialogue l’assimile à un « crime ». Se pose la question du statut du rire et de l’humour chez notre auteur. Seraient-ils par essence antisociaux ?
Enfin, le terme apparaît dans La Semaine nocturne (1790) : « Et vous, Districts ! N’opprimez pas la liberté individuelle ! N’arrêtez que les brigands, les fuyards ! Respectez l’écrivain, quoi qu’il écrive : S’il est antisocial, le mépris public vous en vengera, Que la presse soit libre ! que l’état d’imprimeur puisse être exercé par tout le monde, en faisant une déclaration au District, qui la portera au comité de police, lequel recevra le serment du nouvel imprimeur » (Les Nuits révolutionnaires, LGF, 1978, 5e nuit, p. 79). Antisocial devient ici plus spécifique. C’est ce qui est contraire non seulement à l’intérêt public, mais aussi à la Révolution, puisque désormais l’un ne va plus sans l’autre. Rétif se met en scène dans Les Nuits révolutionnaires comme un écrivain social, c’est-à-dire travaillant pour le bien commun, et la réforme des abus.
Ce changement de sens dû aux événements politiques repose sur une fine démarcation : est antisocial celui qui s’oppose aux abus de façon trop aigre ; mais est aussi antisocial celui qui accepte ces mêmes abus et en tire son bien-être. Il s’agirait de ne pas manifester cette acrimonie contraire à l’amélioration des mœurs et du genre humain. Notons qu’antisocial est attaché systématiquement à un vice. Pour Rétif de la Bretonne, la structure sociale et la vie organisée autour de la collectivité sont à la source de la réforme des mœurs (voir le projet de L’Andrographe, qui repose sur le dévouement de l’individu à la société). L’individu antisocial, qui est par essence opposé au bien commun, est un électron libre peu fréquentable. Antisocial a donc chez Rétif le sens qui sera le sien au xixe siècle : « Contraire à la société, qui tend à la dissolution de la société. Doctrine antisociale. Principes antisociaux » (Dictionnaire de l’Académie Française, 1835).
Bibliographie
– Jan Miernowski, « Rousseau ou le misanthrope manqué », dans Jacques Berchtold et Michel Porret (éd.), Annales de la société Jean-Jacques Rousseau, t. 48, Paris, Droz, 2008, p. 277-315.
– Annie Richardot, Le Rire des Lumières, Paris, Champion, 2002.
Les références des œuvres rétiviennes sont celles des éditions Slatkine Reprints.
Hélène Boons
Archi-baladin
Archi-baladin : néol. rétivien. Bateleur, acteur forain.
« Il faut au peuple des amusements qui lui soient proportionnés, des spectacles matériels comme les danses-de-corde, les tours-de-force etc. tels qu’en donne l’Archi-baladin de nos foires » (La Mimographe, éd. M. de Rougemont, Slatkine reprints, coll. Ressources, 1980, p. 449).
Automate
FURETIÈRE 1690
AUTOMATE. subst. masc. Terme des Mechaniques. Machine qui se remuë toute seule, qui a en soy le principe de son mouvement, comme une montre, une horloge à contrepoids, ou autres machines qui se meuvent par ressort. On prononce aftomate [1]; & ce mot est purement Grec. Descartes est d’opinion que les brutes [2] ne sont que des automates ; & cette opinion n’est pas nouvelle.
ENCYCLOPEDIE
AUTOMATE, sub. m. (Méchaniq.) engin qui se meut de lui-même, ou machine qui porte en elle le principe de son mouvement.[…]
Quelques auteurs mettent au rang des automates les instrumens de méchanique, mis en mouvement par des ressorts, des poids internes, &c. comme les horloges, les montres […] Voyez aussi RESSORT, PENDULE, HORLOGE, MONTRE, &c.
Le flûteur automate de M. de Vaucanson, membre de l’académie royale des Sciences, le canard, & quelques autres machines du même auteur, sont au nombre des plus célebres ouvrages qu’on ait vûs en ce genre depuis fort long-tems.
ACADEMIE 1762
AUTOMATE. s. m. Machine qui a en soi les principes de son mouvement. Une horloge est un automate. Quelques Philosophes prétendent que les bêtes ne sont que des automates. On le dit plus communément aujourd’hui des machines qui imitent le mouvement des corps animés. On dit figurément d’un homme stupide, que C’est un automate.
FERAUD 1787
Automate, machine qui a en soi le principe de son mouvement. « Le fameux automate de Vaucanson. » Descartes pensait que les bêtes ne sont que des automates. — Il est fort à la mode au figuré. Ce Père automate meurt, et il laisse à ses enfans son champ à partager également. COYER. Les riches, les Grands traitent le peuple comme s’il n’était qu’un composé d’automates.
LITTRÉ
AUTOMATE 1° Machine et, en particulier, machine imitant les êtres animés, qui se meut par ressorts. Les automates de Vaucanson.
2° Fig. Le sot est un automate, il est machine, LA BRUYERE. 11. Impuissantes machines, Automates pensants mus par des mains divines, VOLTAIRE. Discours 2. Il vous faut désormais, si vous avez un roi, Automates tremblants sous sa main protectrice, Respirer ou mourir au gré de son caprice, M. J. CHÉNIER, Timoléon, II, 6. Dans sa vie automate, l’habitude lui tient lieu de raison, J. J. ROUSSEAU. Émile. II.
L’évolution du mot « automate » entre le XVIIe et le XVIIIe siècle et sa connotation très péjorative résulte de deux éléments précis : la théorie des animaux-machines de Descartes et les inventions impressionnantes de Vaucanson. Le mot a partie liée, évidemment, avec la question de la sensibilité. Voir le mot VEGETER.
Féraud indique bien que le mot est à la mode en fin de siècle et les exemples que relève le Littré ont souvent des connotations politiques. Il me semble que c’est aussi le cas chez Mercier (il faudrait étayer ce point). Les exemples relevés chez Rétif dans Monsieur Nicolas sont plutôt dans le champ moral.
« Ce qui augmentait ma douleur, c’était le bonheur dont jouissait mon voisin de rang, le beau Mauger. cet homme, qui était un mauvais sujet, taquin, un peu ivrogne, avait une femme belle, laborieuse, économe, qui suppléait au gain de son mari par le sien. […] (Agnès Lebègue ! que vous étiez loin de cette épouse sublime !… Aussi, quand je comparais mon sort avec celui de l’automate Mauger, j’étais au désespoir !) MN II, 117.
« Le soir, à l’heure du souper, j’étais dans l’ivresse… (Ah ! quel sort digne d’envie !… Ne me plaignez pas, automates qui n’avez jamais rien senti ! ne vous avisez pas de me plaindre, parce que j’ai ensuite été malheureux et coupable ! parce que je languis infortuné, à soixante ans, privé de tout, sans espoir, sans consolation ! parce que tout mon bonheur était faux ! Il est vrai en ce moment, quoiqu’il ne doive pas s’accomplir… Ah ! j’aime cent mille fois mieux l’avoir senti, et l’avoir perdu, que d’avoir végété comme vous ! Automates, ne me plaignez pas ! Vous blasphémeriez le bonheur !…) » MN I, 638.
« Automate » : un mot-clef de la critique politique chez Louis-Sébastien Mercier
Dans le Tableau de Paris (1781-1789), l’automate est celui qui agit mécaniquement, comme vidé de toute conscience morale, satisfait de la répétition de ses gestes. La cible préférée de Mercier est le « commis-scribe » de la Ferme Générale, par qui transitent les fameux impôts indirects. Présent à toutes les barrières de Paris ( le mur murant Paris rend Paris murmurant), il est le représentant d’une organisation trop parfaitement huilée, qui met sa rationalité au service d’une politique néfaste. Le personnage inspecte méticuleusement les marchandises, multiplie les formalités, et se conforme aux horaires de fermeture avec une précision de pendule ; parfois, il y met d’ailleurs une paresse qui scandalise Mercier :
« Oh ! si Vaucanson avait fait tout de suite un commis-scribe, ce commis serait du moins exact avec le public, aux heures indiquées, poli, muet, et n’expédierait pas si lentement ce qu’on peut faire d’un trait de plume ».
Dans Le Nouveau Paris, les « tailleurs de plume » qui sévissent dans la bureaucratie thermidorienne sont encore affublés de l’image de l’automate [3], car Mercier les perçoit comme des ennemis insensibles à la misère des temps, et uniquement préoccupés de leur petite place.
L’automate est le repoussoir de la figure de l’homme sensible.
[1] ce fut la prononciation au XVIIe siècle, par contamination de la prononciation du grec moderne
[2] c’est-à-dire les animaux
[3] TP I, « Commis » p. 340-342 ; TP II, « Plumes de commis », p. 137-140 ; TP II, « Commis-scribes », p. 787-790 ; NP, « Tailleurs de plumes », p. 728-731.
Autrice
Ce mot a toute une histoire, et dans l’œuvre de Rétif un statut particulier.
Cette histoire est exposée dans l’excellent article d’Aurore Évain paru dans Séméion (n° 6, février 2008), « Histoire d’autrice, de l’époque latine à nos jours ». La présente étude est un complément, actualisé et plus spécialement centré sur Rétif.
On trouve le mot chez les auteurs chrétiens et tout au long du Moyen Âge, puis aux XVe et XVIe siècles (Cotgrave lui accorde une entrée spécifique dans son Dictionary of the French and English Tongues, 1611). Mais il s’est heurté au XVIIe siècle à une opposition farouche, sous l’autorité de l’Académie française qui depuis lors l’a banni de toutes les éditions de son Dictionnaire, y compris de la 9e, dont le 1er tome (où se trouve auteur) a paru en 1992. Seule désignation admise : une femme auteur. Il faut attendre 2019 pour que s’opère une révolution : à la suite d’un rapport demandé par l’Académie elle-même sur la féminisation des noms de métiers (rapport publié le 1er mars 2019), l’Académie déclare qu’« aucun obstacle de principe » ne s’oppose à cette féminisation, et qu’elle renonce à légiférer pour s’en remettre à l’usage. Véritable révolution, car en 2002, l’Académie qualifiait encore autrice d’« aberration lexicale », malgré l’exemple de la francophonie, qui avait depuis des lustres adopté autrice et autres féminisations. On peut lire notamment dans ce rapport : « Un cas épineux est celui de la forme féminine du substantif auteur. Il existe ou il a existé des formes concurrentes, telles que authoresse ou autoresse, autrice (assez faiblement usité) et plus souvent aujourd’hui auteure. On observera que l’on parle couramment de créatrice et de réalisatrice : or la notion d’auteur n’est pas moins abstraite que celle de créateur ou de réalisateur. Autrice, dont la formation est plus satisfaisante, n’est pas complètement sorti de l’usage, et semble même connaître une certaine faveur, notamment dans le monde universitaire, assez rétif à adopter la forme auteure. Mais dans ce cas, le caractère tout à fait spécifique de la notion, qui enveloppe une grande part d’abstraction, peut justifier le maintien de la forme masculine, comme c’est le cas pour poète, voire pour médecin. L’étude de ce cas illustre l’ancrage dans la langue des formes anciennes en –trice, ce mode de féminisation ayant toujours la faveur de l’usage ».
La condamnation académique a entraîné la disparition d’autrice des dictionnaires des XVIIe et XVIIIe siècles. Le Dictionnaire de Trévoux (1704 et années suivantes) donne à autrice : « Mot que l’usage n’admet pas pour signifier celle qui composé un ouvrage d’esprit. » J’avais déjà lu plus d’une fois, Mademoiselle, la lettre sur les bons mots, insérée dans le Mercure du mois d’avril dernier, lorsque Mme la marquise de la S** me dit que vous en êtes l’autrice. » (Mercure, juin 1726). Il fallait dire l’auteur, suivant le bon usage et la décision de l’Académie française ». Le Dictionnaire françois contenant généralement tous les mots tant vieux que nouveaux, de Richelet, (1680, 1706, etc.) ne connaît que auteur comme forme féminine : « La reine Marguerite, fille de Henri II, était auteur ». Le Dictionnaire néologique à l’usage des beaux esprits du siècle (1727), de l’abbé Desfontaines, ne note autrice que pour signaler l’occurrence mentionnée par le Dictionnaire de Trévoux (« autrice : une dame autrice se trouve dans une pièce du Mercure de France de juin 1726 »). Aucune mention dans le Manuel lexique, ou Dictionnaire portatif des mots français de Prévost (1750). Quant à Féraud (Dictionnaire critique de la langue française, 1787), il donne auteur comme étant des deux genres. Mais il accorde tout de même une entrée particulière à autrice : « C’est un barbarisme ».
Cette sentence sévère est tout de même le signe que le mot n’a pas tout à fait disparu de l’usage au cours du XVIIIe siècle. Il réapparaît en tout cas dans les dernières décennies. Mais il est alors perçu comme un néologisme. C’est à ce titre que Mercier l’accueille dans sa Néologie en 1801 : « Quand on est autrice, il faut être une autrice distinguée ; alors c’est bien. Mais il faut révéler quod latet arcana inenarrabile fibra [ce que cache d’ineffable ma sensibilité secrète]. Les auteurs encensent, adulent les autrices, mais ils ne les aiment pas ». Dans l’article amatrice, il avait noté : « Enfin, si l’on ne dit pas une femme autrice, c’est qu’une femme qui fait un livre est une femme extraordinaire », alors que, précise-t-il, amatrice (pour une femme qui aime les arts, le théâtre, la poésie) n’est pas plus étonnant que spectatrice. On voit donc que pour Mercier le mot autrice est lui-même un mot extraordinaire, comme la femme qu’il désigne.
Le rapport de Rétif à ce mot est plus complexe. Autrice est pour lui aussi une excentricité du langage. Dans ses efforts pour rénover la langue, il est toujours prêt à promouvoir des mots nouveaux, à faire preuve même de créativité. À ses yeux, autrice s’auréole de la condamnation académique et s’accorde avec sa fibre contestataire et réformatrice. Mais le mot n’est pas neutre, il a partie liée avec ce qu’il abhorre : la femme savante. La femme qui écrit sort de son rôle naturel, familial, veut rivaliser avec l’homme dans son domaine propre, attente à une prérogative masculine, trahit son sexe, et s’avilit. La désigner comme autrice, pendant de auteur, c’est la mettre sur un pied d’égalité. La misogynie de Rétif à cet égard est bien connue. Même si l’on admet que Gaudet d’Arras, dans La Paysanne pervertie, radicalise la pensée de Rétif, il ne l’exprime pas moins quand il écrit à Ursule : « À propos, qu’est-ce donc que m’a dit Laure ? Que vous vouliez écrire. Ah ciel ! Une femme autrice ! Mais c’est le comble du délire ! […] Il me semble que si je voyais à la promenade une jolie femme qui me plût infiniment, dont je ne pourrais détourner la vue, il suffirait de me dire : » Elle est autrice, elle a fait tel et tel ouvrage », pour m’inspirer à son égard un dégoût si complet qu’il irait jusqu’aux nausées. – Pourquoi cela, me direz-vous ? – Ah ! Le voici, ma belle. Une femme autrice sort des bornes de la modestie prescrite à son sexe. La première femme auteur bien connue est, je crois, Sapho ; elle écrivit en vers, comme quelques-unes de nos belles d’aujourd’hui. Je leur demande si elles souhaitent qu’on leur attribue les mœurs de cette lesbienne ? Toute femme qui se produit en public par sa plume est prête à s’y produire comme actrice, j’oserais dire comme courtisane. Si j’en étais cru, dès qu’une femme se serait fait imprimer, elle serait aussitôt mise dans la classe des comédiennes, et flétrie comme elles ! Ainsi, je ne permettrais d’écrire qu’aux femmes entretenues et aux actrices » (Paysanne, 1782, 106e lettre, éd. orig., III, p. 1432 ; Paysan-Paysanne pervertis, 33e lettre, éd. « Champion Classiques », p. 761).
La première occurrence du mot dans l’œuvre de Rétif date de l’année précédente, en 1781, dans le 16e volume des Contemporaines : « Je sais que les auteurs, et encore moins les autrices, vont rarement à la fortune » (« La Femme trésor, ou la ressource honnête »). Ce titre est modifié dans la seconde édition, en 1783 : « La Femme trésor ou la femme secrètement auteur » (IV, p. 2477). On remarquera que Rétif évite d’afficher autrice dans le titre.
Il reprend le mot en 1783 dans la 245e Contemporaine (nous savons par Mes Inscripcions (nos 270 et 271) que la nouvelle a été écrite au mois d’août 1783), consacrée aux femmes écrivains. Elle est intitulée : « Les Femmes auteurs » (éd. Champion, vol. X, p. 5759, sq). Ici encore, autrice n’est pas dans le titre ; il apparaît quelques pages plus loin, flanqué du mot auteuse : « Calliope, la première des femmes-auteurs, autrices, ou auteuses, n’avait fait qu’un ouvrage, mais d’un grand mérite, quoique ce fût un roman » (p. 5765). On lit plus loin : « Je puis assurer que jamais notre huitième Muse n’eût été auteur, autrice ou auteuse » (p. 5798, « Histoire de Mme Terpsicore »). Rétif semble donc ne donner la préférence à aucun. En fait, dans cette 245e Contemporaine, il adopte plutôt auteuse : cinq occurrences pour ce mot (M. **-*-** sut que sa femme était auteuse du livre dont il avait entendu parler », p. 5773. — « Un amateur, qui la connaissait, la mena dîner chez l’homme en place qui, ayant trouvé de l’esprit à la jeune auteuse, lui proposa d’aller à Paris avec son époux », p. 5776. — « Jamais Thalie n’eût été auteuse, si elle fût restée dans la situation ordinaire », p. 5791. — « Si pour être auteuse, il faut avoir eu des aventures singulières […], ces aventures doivent encore être plus extraordinaires et plus aguerrissantes pour les filles », p. 5803. — « Depuis ce moment, les trois jeunes auteuses sont étroitement liées », p. 5809). Deux occurrences seulement pour autrice (« jeunes autrices », p. 5768, et « dames autrices », 5769) et une seule pour auteur (« Hégémone, apprenant la résolution de son amie de se faire auteur […] », p. 5805). En revanche, dans l’analyse qu’il donne de cette nouvelle, à la fin du 42e volume des Contemporaines (éd. orig., p. 552-553), seul le mot autrice est employé (4 fois) ; le volume 42 porte le millésime de 1785. Est-ce à dire que Rétif ose plus volontiers autrice deux ans plus tard ?
Partout ailleurs, il donne la préférence à auteur. Ainsi dans la 84e, « La Fille sensée ou le fat éconduit : « Depuis la première édition de cette nouvelle, j’ai eu le plaisir de l’entendre louer par une jeune personne aimable, auteur elle-même, et par conséquent en état de la bien juger » (IV, p. 1966) ; la 100e , « Le Ménage parisien » (IV, p. 2445) : « Mon dieu Monsieur ! On m’a dit hier que ce trait était arrivé à l‘auteur elle-même ». Cet auteur est Mme Benoît et il s’agit de son roman La Nouvelle Aspasie. Ou encore : « Sirienne, quoique femme, et femme auteur d’un livre couru, était modeste » (ibid., p. 2478) ; « je n’aime pas que les femmes soient auteurs » (p. 2481).
Si l’on explore le reste de l’œuvre (exploration qui ne saurait être exhaustive, car tout n’est pas numérisé, et la recherche empirique reste aléatoire), autrice apparaît dans la 40e juvénale (« Le Goût », 1787) : « Quelques autrices arrivèrent aussi » (Paysan-Paysanne pervertis, 365e lettre, éd. Champion Classiques, p. 1134), et une fois dans Les Nuits de Paris (1787 également) : « L’Histoire d’Élisabeth, par Mlle Kéralio, malgré l’érudition prodiguée, est un ouvrage de femme ; mais il n’est pas défendu à une autrice d’être de son sexe » (236e Nuit, III, p. 1232-1233).
Partout ailleurs, c’est le mot épicène auteur qui est employé. Citons, dans La Malédiction paternelle (1780) : « Je ne vois pas que les mœurs gagnassent à avoir des pédantes, qui éloigneraient d’elles. Je défie tout homme sensible d’oser me dire qu’il ait eu une vraie passion pour une pédante, pour une de ces femmes auteurs qui se distinguent ! » (3e Partie, p. 490 éd. Champion) ; dans la Dernière Aventure (1783) : « Sara avait de l’esprit, mais je ne l’aurais jamais soupçonnée d’être l’auteur de la pièce » (1re Partie, éd. Champion, p. 116) ; dans La Femme infidèle (1786) : « […] ils avaient trouvé une pensée de Deshoulières dans une de vos lettres. Vous les assurâtes que vous n’aviez jamais lu cette femme auteur » (228e lettre, éd. or . p. 959) ; dans le Palais-royal (1790): « une certaine Fanni, qui se dit Anglaise et qui fait l’auteur » (Préambule, p. 43 éd. Manucius).
Rétif , on l’a vu, est plus tenté à l’époque des Contemporaines par auteuse que par autrice. Après cette date (1785), les occurrences sont rares. On trouve dans les Nuits : « Nous aperçûmes une jeune auteuse environnée d’un groupe d’admirateurs » (337e Nuit, t. III, p. 1592), et dans un fragment de Paris dévoilé, écrit vers 1802 : « J’eus la satisfaction d’entendre louer ma nouvelle comme la meilleure. On m’en croyait l’auteuse apparemment » (publié dans Études rétiviennes n° 37, déc. 2005, p. 237). Ce néologisme véritable, qu’on peut sans doute lui attribuer, Rétif ne l’a pas durablement adopté. Ce mot n’a eu aucun avenir : même dans le débat actuel, il ne trouve pas sa place ; ses avocats ou avocates sont rares ; dans le rapport de l’Académie française de 2019, il n’est même pas mentionné.
Il n’en est pas de même pour autrice venu de l’ancienne langue et de nouveau d’actualité. Écarté des dictionnaires du XIXe siècle (sauf de l’accueillant Dictionnaire Universel de la langue française, avec le latin. Manuel de grammaire, d’orthographe et de néologie, 1800, de Pierre Claude Victor Boiste, qui mentionne autrice, sans commentaire), il avait gardé quelques partisans. Ainsi Rémy de Gourmont, déclarant dans son Esthétique de la langue française (1899) : « Un journal discourait naguère sur authoresse, et, le proscrivant avec raison, le voulait exprimer par auteur. Pourquoi cette réserve, cette peur d’user des forces linguistiques ? Nous avons fait actrice, cantatrice, bienfaitrice, et nous reculons devant autrice […] Autant avouer que nous ne savons plus nous servir de notre langue » (p. 37). Cependant le Trésor de la Langue française (1971-1994) indique que « en règle générale, il n’y a pas de féminin à écrivain ». Dans le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey, on trouve néanmoins « femme-auteur, autrice et auteuse (1785, Restif), auteuresse (av. 1921), autoresse et authoress, (1867 chez Taine, anglicisme). Même autrice, plus régulier et ancien, reste peu usité ».
Sur la place d’autrice dans le débat linguistique au XXe siècle, sujet qui nous éloigne de Rétif et du XVIIIe siècle, je renvoie à l’article d’Aurore Évain, qui constate que le « retour [du mot] dans l’usage est manifeste ».
La féminisation du métier d’auteur ne pouvait que susciter chez Rétif hostilité, suspicion, condescendance dans le meilleur des cas. Autrice ou auteuse restent pour lui des incongruités, et leur emploi doit plus à leur anti-académisme qu’à leur légitimité. Mme Riccoboni, la seule romancière qui trouvait grâce à ses yeux, n’est jamais nommée autrement que femme de lettres. En revanche, Mlle Kéralio, on l’a vu, est une autrice (elle est aussi une littératrice, dans l’article du Dictionnaire des femmes célèbres, 1788, signé de Marion Rétif, sans doute guidée par son père).
Écrivaine, attesté dans l’ancienne langue, et qui a une histoire à éclipse comparable à celle d’autrice, n’a jamais séduit Rétif : je n’en ai trouvé aucun exemple dans ses ouvrages. Dans sa revue des femmes de lettres (230e Nuit), à propos de Mme de Beauharnais, il écrit qu’elle est « l’écrivain de son sexe le plus aimable » (t. III, p. 1183). Depuis 1980, le mot retrouve une existence grâce au courant de féminisation des termes de métier.
Rétif aurait pu adopter écrivine, mot attribué à Sara par sa mère dans une lettre du 14 décembre 1782 (imprimée dans La Prévention nationale, vol. III, p. 441). Mais même auréolée par l’amour, cette charmante variante ne fut jamais rétivienne. La littérature n’était décidément pas pour lui d’essence féminine.
Pierre Testud
Axiomimes
AXIOMIMES : néol. s. m., comédiens que cette activité n’empêche pas d’être citoyens, moraux, vertueux. « Du grec axio, digne, et mimo, imitateur, comédien » (La Mimographe, p. 45).
Baiser (les baisers de Rétif)
Baiser colombin, baiser napolitain, baiser à l’italienne, baiser en godinette, autant de baisers présents chez Rétif et dont nous avons perdu le sens.
Dans Monsieur Nicolas, le baiser colombin est mentionné en référence à Martial : « Elle nous obligeait à nous donner de ces baisers dont parle Martial, basia blandas imitata columbas et que les grecs appellent d’un mot bien doux : mandalôton. » (II, p. 240). Rétif cite ici un vers de l’épigramme 104 du livre IX, les baisers à l’imitation des caressantes colombes, en ajoutant son équivalent grec, mandalôton, qui signifie verrou. Il s’agit donc d’un baiser appliqué sur des lèvres closes, titillées par le bout de la langue de l’amant. Closes ou légèrement « décloses », si l’on en croit ces vers de Rémy Belleau : « Ô doux baiser colombin, / Poupin, sucrin, tourterin, / Qui sur ces lèvres décloses / Vas pressotant, fleurottant, / Mignotant et suçottant / l’œillet, le lys et les roses. » (La Bergerie, 1565, p. 299). Ce baiser est souvent évoqué dans la poésie des XVe et XVIe siècles, notamment chez Ronsard, comme dans cette strophe d’un poème des Amours : « Penchant sous moy son bel ivoire blanc / Et mi-tirant sa langue frétillarde, / Me baisotoit d’une lèvre mignarde, / Bouche sur bouche et le flanc sus le flanc. » (Les Amours, 1553, poème 186). Ce baiser tout en délicatesse, relativement chaste, avec lequel on « baisote » plus qu’on n’embrasse, n’a donc rien de lascif. Huysmans se trompe quand il écrit dans À Rebours : « […] il se rappela des scènes vibrantes et corsées, songea aux pratiques humaines des couples, aux baisers mélangés, aux baisers colombins, ainsi que les désigne la pudeur ecclésiastique, quand ils pénètrent entre les lèvres. » (1884, p. 135).
Toutefois, dans Le Paysan-Paysanne pervertis, Gaudet d’Arras déconseille ce baiser à Ursule : « Redoutez ces baisers, blandas imitata columbas, du bon Martial, vous savez bien ? Votre bouche mignonne et vos lèvres appétissantes ont un vermillon délicat : c’est la fleur de la beauté, qu’il faut soigneusement garantir. » (240e lettre ; 123e lettre du Paysan de 1775). Dans une page des Converseuses (écrites vers 1801), Rétif évoque encore ce baiser : « L’on ne vous a jamais mis la main sur la gorge ? — Non. — Sous la jupe ? — Non. —Jamais l’on n’a pris un baiser colombin sur ces lèvres… délicieuses ? — Non. — A-t-on baisé votre main ? — Jamais nue. — Vous êtes donc intacte ? — Absolument. » (5e Converseuse, Parisine, ou la Belle du Vaudeville, dans Les Revies, éd. P. Bourguet, 2006, p. 300).
Il est possible que le baiser colombin figure dans quelques autres passages. Mais Rétif n’en a certainement pas fait grand usage, l’expression étant tombée en désuétude. C’est Martial, dont il était un lecteur familier, qui lui souffle ce baiser, non le langage libertin de son temps.
Il est plus souvent fait mention du baiser napolitain. Il s’agit ici d’un baiser à distance, envoyé avec un geste de la main. La 66e estampe du Paysan-Paysanne pervertis en est une illustration : l’on y voit Ursule à demi-allongée sur un sofa, dans une pose lascive, toucher ses lèvres du bout de son index et de son pouce joints, mimant un orifice par lequel elle souffle son baiser vers Edmond. Le texte dit : « Edmond me regardait, et les combats de son faible cœur contre sa pauvre raison se peignaient dans ses yeux. Il a rougi. Je lui ai envoyé le baiser napolitain. Il est venu me le rendre. C’était où je l’attendais. » (253e lettre ; 128e du Paysan de 1775). Ce geste d’Ursule est exactement le même que celui qui est représenté dans le tableau de Caresme en 1770, intitulé Le Baiser napolitain, dont la gravure par Flipart fut assez répandue. Il est une invitation au plaisir, une tentation à laquelle ne résistera pas Edmond (le titre de l’estampe est du reste Edmond succombant). Ce baiser joue le même rôle dans ce passage de Monsieur Nicolas : « Quelques jours après, j’eus la hardiesse, ou l’effronterie, ou l’effervescence, de lui envoyer [à Jarrye Datté] de ma fenêtre le baiser napolitain. Elle était à la sienne, qui avait un petit balcon. Je ne sais si elle se trompa de croisée, ou si elle eut un secret motif : elle me le rendit, se retira, et ferma sa fenêtre. Je crus que c’était un appel. » (I, p. 1113).
Ce baiser n’a pas toujours ce caractère tentateur ; il n’est parfois que le signe d’une connivence amoureuse. Dans La Dernière Aventure […], Rétif note cette scène charmante : « Sara est très jolie. Voici un trait que j’ai oublié de dire : à chaque fois qu’elle venait chez moi, je la reconduisais et la voyais descendre un étage ; lorsqu’elle était au tournant, elle s’arrêtait pour me regarder et m’envoyer le baiser napolitain. » (éd. Champion, I, p. 158). Autre scène dans Les Nuits de Paris, où un amant quitte sa belle en passant par la fenêtre d’un second étage : « La jeune personne lui envoya plusieurs baisers napolitains et retira l’échelle. » (48e Nuit, I, p. 295). Citons encore ce passage du Drame de la vie où Louise regarde de sa fenêtre Ulis et Thérèse s’éloigner : « Les voilà… Elle lui donne le bras… Bonjour ! Bonjour ! (elle envoie un baiser napolitain) » (Louise et Thérèse, acte I, scène 7).
L’origine de cette expression est obscure. Vient-elle d’une pièce de théâtre dont l’action est à Naples ? Ou d’une réputation de Naples comme pays où les jeunes filles sont très surveillées et réduites à des baisers distants ? On ne sait…
L’origine de baiser à l’italienne est en revanche claire : elle tient à la renommée des Italiens qui, comme le dit Le Roux dans son Dictionnaire comique, critique, satirique […] (1735), « enchérissent par-dessus toutes les autres nations en matière de folies d’amour » ; il le nomme pour sa part le baiser florentin, qui implique une pénétration mutuelle des langues : « Cette sorte de baiser est appelée aussi en France baiser la langue en bouche. »
Ce baiser est donc le plus intime, le plus passionné, celui où les langues se mêlent, à l’opposé du baiser colombin. Dans la 43e Contemporaine, le jeune Mériadec abuse de la permission qui lui est donnée en embrassant ainsi sa promise : « Mme Duguai-T**, en quittant sa fille, dit à Mériadec : » Embrassez-la, mon ami, pour la première fois ; sa mère vous le permet. » Un baiser à l’italienne fut moitié pris, moitié donné ; malgré son innocence, Désirée en rougit, et devint plus belle que la rose qui commence à s’entrouvrir. » (éd. Champion, II, p. 1003). Dans la 130e, ce baiser met le comble au désir de Renaud pour la belle marchande de vin : « Au bout de six mois, Renaud, qui avait un tempérament de feu et qui voyait tous les jours une belle femme qui l’aimait, qui le caressait, dont le mari le forçait à l’embrasser à l’italienne, Renaud était consumé d’un feu dont il ne pouvait plus supporter la violence. » (V, p. 3097). Plus mystérieux au premier abord est le baiser à l’italienne que reçoit Pritès dans la 5e Contemporaine, La Petite Amoureuse : « Deux jeunes parentes de Céleste embrassèrent Pritès à l’italienne » (I, p.165). Pritès et Céleste ont échangé leurs vêtements et interverti leur rôle ; les parentes croient donc embrasser une personne de leur sexe. Mais on peut s’étonner que leur innocence aille jusqu’à un baiser sensuel.
Le cas du baiser en godinette est le plus intéressant. Deux occurrences peuvent être relevées chez Rétif. L’une dans la citation d’une chanson reproduite dans la 187e Contemporaine : « Je bois à Fanchonnette, / Baisons-nous en godinette » (Les Jolies Crieuses, II, t. VII, p. 4448 ; chanson attribuée à Voltaire dans Le Chansonnier français, où elle a pour titre Les Adieux grivois) ; l’autre dans Le Ménage parisien : « Déliée sourit ; le galant la baise en godinette. » (II, 22). Ici il s’agit d’un « roman-farce » (Monsieur Nicolas, II, p. 246), là d’une chanson populaire. Ces deux exemples suggèrent que le baiser en godinette n’est pas chose sérieuse. Mais l’expression a cependant donné lieu à des interprétations diverses.
Godinette est un vieux mot, fréquent dans la chanson et le théâtre populaires des 15e et 16e siècle. On le trouve par exemple chez Guillaume Coquillart (La Botte de foin, 15e siècle) : « Avez-vous point vu ci entrer / Naguères une godinette / Qui vient rire, esbattre, danser ? » Ou encore chez Lesage, dans L’Obstacle favorable, pièce en un acte jouée à la Foire Saint-Laurent en 1726 : « Non, vous ne m’aimez plus, Nanette / Vous aimez ce porte-houlette / Vous le baisez en godinette. » Une variante se trouve dans une lettre de Mme de Sade à son mari : « L’année ne se passera pas sans que je t’embrasse en godeminette. » (cité par Marie-Françoise Le Pennec dans Petit glossaire du langage érotique aux 17e et 18e siècles, 1979). Sans doute est-ce une création de Mme de Sade, pour accentuer ce qu’a de tendre et de mignon le mot godinette.
Mais quand on explore plus avant les dictionnaires apparaît une grande diversité d’interprétation. L’étymologie la plus souvent admise rattache godinette au latin gaudere (se réjouir). D’où les définitions proposées dans le Dictionnaire de Godefroy (Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes, du IXe au XVe siècles), « jeune fille réjouie et agréable », ou dans le Glossaire de la langue médiévale de Du Cange, « femme qui ne s’occupe que de frivolités et de toilettes ». Pour François Charpentier (Carpentariana, ou Recueil de pensées historiques, critiques, morales et de bons mots,1741), une godinette est encore « une fille qui se réjouit ».
Mais dans son Grand Dictionnaire des Arts et des Sciences (1696), Thomas Corneille fait de godinette un diminutif de godine : « vieux mot ; fainéante, femme de mauvaise vie ; on dit aussi godinette. » Il le rattache à gode, « mot du vieux langage, qui signifie une brebis qui ne vaut plus rien à cause de sa vieillesse ».
Dans le Dictionnaire de Napoléon Landais (éd. de 1853 avec complément), godinette est le diminutif féminin de godin, signifiant jeune taureau, d’où jeune génisse, pour amante passionnée, et baiser en godinette équivaudrait à baiser avec feu, avec ardeur. « Le Supplément au Dictionnaire de l’Académie, en 1842, reprend le sens péjoratif donné par Thomas Corneille, en ajoutant cependant maîtresse, amante, et pour baiser en godinette, baiser amoureusement. C’était le sens retenu par Richelet en 1696 dans son Dictionnaire des rimes (le mot ne figurait pas dans son Dictionnaire françois de 1680) et par le Dictionnaire de Trévoux (1771).
Ainsi s’efface la notion de gaieté. L’article du Littré en est une illustration : « Godinette. Ancien mot qui signifiait une grisette, et qui s’était conservé jusque dans le XVIIe siècle en cette locution tombée elle-même en désuétude : baiser en godinette, baiser d’une manière tendre, amoureuse. On trouve aussi en godinet. »
Contrairement à ce que dit Littré, le mot et l’expression ne sont pas tombés en désuétude dès le XVIIIe siècle. François Charpentier (op. cit.) suggère que leur emploi est courant quand il écrit : « Nos femmes les plus sages disent tous les jours baiser en godinette sans savoir ce que ce mot veut dire. » Le mot séduit encore des romanciers au XIXe siècle. On lit dans Les Sœurs Vatard (1879) de Huysmans : « Céline en train de s’embrasser en godinette avec Anatole » (p. 31) ; Marcel Schwob cite le couplet des Contemporaines dans Cœur double (1891, p. 215).
Une variante est introduite par certains dictionnaires. En 1808, pour d’Hautel, dans son Dictionnaire du bas langage, ou des manières de parler usitées parmi le peuple, baiser à la godinette serait l’équivalent de baiser à la pincette : « C’est pincer avec les doigts les deux joues de la personne que l’on veut embrasser sur la bouche ; ce que les enfants appellent baiser à la godinette. » Cette affirmation est reprise dans Les Excentricités du langage de Loredan (1862) – « C’est baiser sur la bouche en pinçant les joues de la personne » –, puis dans le Dictionnaire de la langue verte d’Alfred Delvau (1864). On voit que la gaieté associée à godinette fait ici dériver le baiser vers une facétie enfantine.
Ce n’est pas rendre compte exactement de l’emploi du mot. Daniel Lacotte, dans Les Expressions les plus truculentes de la langue française (Larousse, 2014), définit assez justement la godinette quand il la présente comme une « jeune femme affriolante, accueillante, séduisante et galante, mais aussi amusante » ; son baiser est tout cela. Il ajoute (p. 115) : « À l’image de la godinette qui feint une ardeur enflammée, embrasser en godinette désigne deux amants qui s’embrasent et s’embrassent avec une exceptionnelle ferveur. » Retenons la notion de feinte : cette ferveur est un jeu, celui d’une amante coquette et gaie, dont les baisers en godinette conjuguent sensualité et légèreté.
Pierre Testud
Bancalon
« Alors elle m’apprit et son mariage et ses craintes de faire un bancalon » (Monsieur Nicolas, éd. de la Pléiade, t. II, p. 821).
On reconnaît là le diminutif de bancal, boiteux. Le mot n’est pas attesté dans les dictionnaires du temps, qui donnent bancalle (pour la femme) et bancroche (pour l’homme), au sens de qui a les jambes tortues. Le dictionnaire de La Curne de Sainte-Palaye, celui de Furetière (1681), de Richelet (1732), de Prévost (Manuel lexique, 1750) ignorent bancalle et bancroche. Par contre on trouve ces deux mots dans le dictionnaire de l’Académie de 1762.
Rétif intitule une historiette de la 230e Nuit de Paris (t. IX, p.2147) : « La Jolie Bancaline ».
Brandonner
Littré :
BRANDON : Morceau d’étoffe, et maintenant, d’ordinaire, paille tortillée au bout d’un bâton et plantée aux extrémités d’un champ pour indiquer qu’il est saisi.
Saisie-brandon, acte par lequel un créancier fait saisir les fruits, pendants par branches et racines, des biens de son débiteur.
BRANDONNER [Terme juridique] Planter des brandons aux extrémités d’un champ dont la récolte est saisie.
Ce verbe est employé par les enfants de Sacy dans le jeu du loup ; il donne lieu à une petite comptine :
« Si tu lui pardonnes, les chiens te pardonneront ! Si tu la brandonnes, les chiens te brandonneront ».
Le verbe, qui se réfère aux pratiques de la campagne et à la saisie d’une récolte par un créancier, est ici employé comme synonyme de « saisir ».
(Source : Le Drame de la vie, éd. de l’Imprimerie nationale, acte I des Ombres, scène 16, p.39.)
Canuche
Nom féminin ; patois bourguignon : massue.
« J’emportai le bâton, qui était une sorte de petite massue d’épine, avec un gros bout naturel, qu’avait formé le tronc : on nomme cela canuche en Bourgogne. »
(Source : Les Nuits de Paris, « Le Chanteur des rues », éd. Daniel Baruch. Paris : Robert Laffont, Bouquins, 1990, p. 915)
Capuciner
CAPUCINER : v. Une capucinade est un prêche froid et médiocre, digne d’un capucin. L’exemple que donne le Littré pour ce mot est tiré du livre II des Confessions de Rousseau : « Débitant d’un ton de racoleur ses capucinades ».
Parangon, pendant l’absence de sa femme, cherche à séduire toutes les servantes de sa maison, sans prêcher beaucoup, semble-t-il, et « capuciner » pourrait vouloir désigner son attitude hypocrite, dissimulatrice, alors qu’il va attaquer une fille. Pierre Testud remarque que ce verbe est toujours employé à propos de M. Parangon dans Monsieur Nicolas (MN, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t.I, p.379 n1)
M. PARANGON (entrant et capucinant) – Vous voilà !
AIMEE (effrayée) – Quoi ! monsieur !… Prenez garde !… Ce jeune homme est là ! (Le Drame de la vie, Acte IV des Ombres, sc.10, p. 55).
Célère
Mercier écrit dans sa Néologie (1801) : « Nous avions le substantif célérité ; il nous manquait l’adjectif célère, et je sais bon gré à Rétif de la Bretonne d’avoir dit, dans un de ses nombreux et peut-être trop nombreux ouvrages : “Deux femmes à un balcon donnant sur la campagne, voyaient errer dans la plaine qui touchait au parc d’innocentes perdrix aux pieds rouges et célères.” » La citation, dont il ne donne pas la référence, est tirée du Monument du costume (1789), dans la nouvelle intitulée « Le Pari gagné », reprise l’année suivante dans les Tableaux de la vie (t. I, p. 41), et enfin en 1794 dans L’Année des dames nationales sous le titre : « Les Belles Parieuses et le chasseur » (vol. V, p. 1323).
Célère est attesté dans la langue du XVIe siècle, comme adjectif dérivé de célérité, substantif usuel alors dans le langage juridique à propos de la rapidité de règlement des actes de procédure, et encore mentionné en ce sens dans le Dictionnaire de Trévoux en 1771. Selon le graphique établi par le Dictionnaire vivant de la langue française (DVLF), célère est surtout employé entre 1650 et 1750, puis entre 1800 et 1850. Le dictionnaire lalanguefrancaise.com, du Laboratoire de Linguistique Formelle (llf) présente de son côté un graphique montrant l’emploi de célère dans le journal Le Monde en 1960, 1968, 1996 et 2012.
Célère n’a guère été recueilli dans les dictionnaires. Le premier à lui faire une place est le Dictionnaire de Boiste dans sa 6e édition en 1823, précédé du signe † marquant les mots « qui n’étaient compris dans aucun dictionnaire de la langue française ». Charles Nodier note dans son Examen critique des dictionnaires de la langue française, en 1829, que la réussite de célérité « n’a pu faire passer le joli adjectif célère, si cher aux néologues » (p. 96).
François Raymond l’accueille en 1832 dans son Dictionnaire général de la langue française en le qualifiant de « vieux ». « Vieux et littéraire » dit aussi le Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL). En 1841, le Nouveau Dictionnaire de la conversation, par une Société de littérateurs, de savants et d’artistes considère que le mot a « acquis droit de bourgeoisie ou de cité dans la langue française », droit qu’il « n’avait pas encore, il y a peu de temps » : « Ce mot n’a pas d’équivalent dans notre langue ; il existe une nuance bien marquée entre lui et ses synonymes […] ; il tient quelque chose d’eux tous, il exprime à la fois la promptitude de l’esprit et celle du corps et convient surtout à la poésie. » La Châtre dans son Dictionnaire universel (1853) note que célère « n’est guère usité dans la conversation ». Bescherelle en 1856 (Dictionnaire national, ou Dictionnaire universel de la langue française), voit curieusement dans ce mot un néologisme.
Les autres dictionnaires du XIXe siècle l’ignorent, dont le Littré. Le mot a subi dès le début la concurrence de véloce (admis par l’Académie en 1798), qui s’est mieux maintenu.
Jusqu’en 1789, le mot est absent des ouvrages de Rétif, notamment du Paysan-Paysanne, des Contemporaines, de Monsieur Nicolas et des Nuits de Paris. Il ne semble pas être présent ailleurs. On peut le considérer comme un hapax chez Rétif. En effet les trois textes où il figure n’en font qu’un, les Tableaux et la nouvelle de L’Année des dames nationales n’étant qu’une reprise du texte du Monument du costume. Cette œuvre est d’une nature particulière, ornée de gravures de Moreau le Jeune, dans une édition grand in folio destinée à un public aristocratique ou de la haute bourgeoisie, dont il peignait la vie sociale et privée. Par sa distinction, due à sa rareté, le mot a peut-être paru à Rétif mieux convenir que véloce.
Aujourd’hui, on peut considérer que célère est sorti de l’usage.
Pierre Testud
Classe
(Nom féminin, du latin classis, « division du peuple romain », « groupe », « contingent militaire », Alain Rey dir., Dictionnaire Historique de la Langue Française, 1998.) Il faut attendre 1832 pour que le Dictionnaire de l’Académie française définisse le mot classe selon un critère social : « Se dit aussi des ordres, des rangs, que la diversité, l’inégalité des conditions établit parmi les hommes réunis en société. Les diverses classes de la société. Les hautes classes. Les classes élevées. La classe moyenne. Les classes inférieures. Les basses classes. »
Jusqu’à cette date, le mot classe est défini ainsi : « 1°. Ordre, suivant lequel on range diverses personnes, ou l’on distribue diverses choses. Grand d’Espagne de la première Classe. – Figurément, Peintre, poète, théologien, Prédicateur de la première Classe. – 2°. Les différentes salles d’un Collège où s’assemblent les Écoliers. Ils étudient en même Classe. – On le dit quelquefois des écoliers eux-mêmes : Le Régent y est allé avec toute sa Classe ; Et aussi du temps que les écoliers sont assemblés pour prendre la leçon : au commencement ou à la fin de la Classe » (Dictionnaire critique de la langue française, J.-F. Féraud, 1787-1788). Cette définition diffère peu de celle enregistrée par le Dictionnaire de Trévoux ou par l’Académie Française en 1762.
Le XVIIIe siècle a enrichi le terme du côté des sciences naturelles, alors qu’il était auparavant cantonné au vocabulaire scolaire, ou à l’histoire de la Rome antique (afin de décrire les divisions du peuple romain). Classe est très employé par les naturalistes, tandis qu’ordre, son quasi synonyme alors, est plutôt réservé à ceux qui se consacrent à l’histoire de la monarchie. Ce sont Quesnay et les Physiocrates qui ont transféré le terme des sciences naturelles à la description de la société d’ordres. Quesnay est en effet le premier à entendre par classe « un ensemble de personnes qui occupent une place identique dans la circulation du revenu et sa production » (Marie-France Piguet, 1996, p. 46) : « La Nation est réduite à trois classes de citoyens : la classe productive, la classe des propriétaires, et la classe stérile » (François Quesnay, Analyse de la formule arithmétique du Tableau économique, 1758, Paris, éd. E. Daire, 1846, t. 2, p. 58).
Au XVIIIe siècle, le mot connait une diffusion de plus en plus large, pour caractériser les groupes sociaux, sans atteindre la précision de l’analyse menée par Quesnay. Se développe à sa suite l’emploi d’un adjectif qualifiant le mot classe, alors que jusqu’ici, on trouvait pour ce faire un complément déterminatif. Ce passage est symptomatique d’une prise en compte du groupe désigné par la classe comme entité en soi. Est alors aussi très présente la synonymie avec ordre. Elle va parfois jusqu’à l’abandon d’ordre au profit de classe : ordre est perçu comme trop contraignant et suranné tandis que classe est plus propre à l’expression de projets de réforme. Classe permet de multiplier les critères permettant l’analyse des groupes sociaux, tandis qu’ordre contraint d’en rester à la trinité constitutive de l’Ancien Régime.
Rétif participe de la diffusion du terme au xviiie siècle. On trouve chez lui des constructions syntaxiques de classe traditionnelles : « la classe des marchands et même des artisans », Les Nuits de Paris, Nuit 122, éd. Slatkine Reprints, p. 1310 ; « les plus basses classes », Les Nuits de Paris, Nuit 142, p. 1487 ; « la dernière classe », Les Nuits de Paris, Nuit 185, p. 1805. Mais il emploie aussi le termes dans ses constructions nouvelles : « Classe infortunée » (relevé par Marie-France Piguet ; l’expression se trouve dans Le Nouvel Abeilard, p. 81) ; « les classes travaillantes » (Les Nuits de Paris, Nuit 162, p. 1634).
Dans ce cadre global de succès croissant du substantif dans l’analyse sociale, Rétif est un des premiers utilisateurs de l’expression « classe moyenne » appliquée à la société française, qui était alors rare. On la trouve d’abord chez des économistes préoccupés par la répartition de l’impôt (« Moyenne classe », Henri de Boulainvilliers, Histoire des anciens parlements de France, Paris, Lambert, 1737, p. 549). Rétif semble être un des premiers à utiliser l’expression dans un sens plus complexe que celui de la prise en compte des revenus : « J’ai pris mes héroïnes dans toutes les conditions. […] Toutes les autres Nouvelles, sont prises ou dans les conditions élevées, ou dans la classe moyenne des citoyens […] » (Les Contemporaines, 1781, vol. 1, p. 8) ; « Une Duchesse, même depuis que le bel-usage s’est étendu jusqu’aux classes moyennes, conserve naturellement un air de supériorité sur les femmes d’un ordre inférieur […] » (Les Contemporaines par gradation, éd. de Jean Assézat, Paris, Alphonse Lemerre, 1875, t. 3, p. 3) ; « Mais si quelque jour ce théâtre venait à mettre plus de goût et de propreté dans ses représentations ; à se donner des actrices jeunes et jolies : des acteurs passables pour le talent, la figure et l’habit, il serait un foyer de corruption pour la classe moyenne » (Les Nuits de Paris, 1788, Nuit 122, p. 1310).
Cette classe est aussi qualifiée de « classe du milieu » (Les Nuits de Paris, Nuit 264, p. 2017), ou d’ « état du milieu » (Le Nouvel Abeilard, p. 62). Selon Abeilard, c’est l’endroit où l’on rencontre « l’homme par excellence » (on retrouve l’expression dans l’ « Avis » du 1er volume des Contemporaines, p. 8). Dans les Nuits de Paris, p. 1310, on apprend que la « classe moyenne » est composée de marchands et d’artisans, et qu’elle est « la plus nombreuse, et celle dont les mœurs importent le plus à l’État ». L’utilisation de cette expression est symptomatique de la propension de Rétif à répartir en catégories, et à imaginer des projets de réforme de grande ampleur. Par son origine comme par ses convictions politiques, il favorise cette « classe moyenne » au dépens des autres groupes, que ce soit la « populace » – trop sujette au vice – ou l’aristocratie – engluée dans ses préjugés et sa méconnaissance de la réalité sociale.
Classe est aussi employé de façon flottante. Ordre, état, condition, profession, corps : nombreux sont les mots au XVIIIe siècle qui discriminent les groupes composant la société. Rétif les utilise parfois de façon interchangeable : « classe commune », « conditions communes », « professions communes » (Les Contemporaines, « Avis » du t. 18, p. 4). Le terme devient aussi un simple synonyme de catégorie (« la classe des polissons », Les Nuits de Paris, Nuit 111, p. 1223), de corps (Les Nuits de Paris, Nuit 146, p. 1517 : les bourgeois sont à la fois « classe générale » et « corps ») ou d’état (L’Andrographe, « classe du milieu » p. 11 ; « état du milieu » p. 12).
Toutefois, il est possible de mettre au jour un usage spécifiquement rétivien du mot. Quand le Hibou évoque son activité d’observateur et les connaissances qu’il en tire, il emploie le terme de classe. Ce dernier semble plus propre à évoquer son rôle de pourfendeur de l’injustice : « Qu’on s’en rapporte à moi qui connais mieux que personne la classe des ouvriers. » (XX Nuits de Paris, p. 465) ; « Je veux le peindre ; je veux être la sentinelle du bon ordre. Je suis descendu dans les plus basses classes, afin d’y voir tous les abus » (Nuit 142, p. 1487). Le terme condition n’est presque jamais employé dans les Nuits : la distinction des hommes selon leur naissance est peut-être obsolète, et insuffisamment nuancée. En effet, selon Féraud la condition est l’« état d’un homme considéré par rapport à sa naissance ». Féraud rajoute en citant l’abbé Girard qu’elle « a plus de rapport au rang qu’on tient dans les différents ordres, qui forment l’économie de la République » ; tandis qu’état « en a davantage à l’occupation ou au genre de vie dont on fait profession ».
Classe permet d’aborder la question des caractères communs aux groupes sociaux, comme dans les lettres 6 à 12 du Nouvel Abeilard, où Abeilard décrit les différentes « classes » composant la société urbaine. Chacune a son caractère et ses défauts. Classe a une connotation morale très forte chez Rétif : les conditions de vie créent un caractère similaire chez les individus. Classe est donc plus précis qu’ordre – dans le sens que lui donne l’Ancien Régime à la suite d’Adalbéron de Laon – mais moins spécifique qu’état : il est beaucoup plus plastique et favorise l’invention de nouvelles catégories sociales. Le terme permet d’élaborer des critères communs regroupant des hommes exerçant des professions pourtant différentes : la pénibilité du travail, la qualification, les revenus obtenus, et les mœurs.
À propos de la « dernière de toutes les classes des villes », Abeilard écrit : « représentez-vous des malheureux, vivant au jour la journée, au sein de la misère, dans la mal propreté, la crapuleuse débauche ; sans idée des mœurs, incapables de la moindre vertu ; ne connaissant ni pudeur ni justice ; ne se doutant pas de la générosité ; en un mot, au niveau des brutes. Telle est en général, la classe des herbières, des poissardes, des crieurs des rues, et d’états pareils. Moins ces états sont lucratifs, et moins aussi l’on y trouve de sentiments d’honneur, et même d’honnêteté » (Le Nouvel Abeilard, p. 81).
Ces caractères propres à chaque classe engendrent une multitude d’intérêts contradictoires, rendant impossible le progrès dans L’Andrographe, car ils sont les causes « d’une inertie historique » (Laurent Loty, 1988). Ce progrès est néanmoins souhaité. Aussi Rétif utilise-t-il classe pour évoquer l’égalité des conditions : « Toutes les classes vont être confondues, et tous les hommes citoyens, toutes leurs femmes, vont marcher les égales les unes des autres, dans un pays libre : voilà ce que vous me paraissez annoncer » (Semaine Nocturne, p. 104).
Quand classe ne sert pas à évoquer la possibilité de la suppression des distinctions sociales, il est employé par Rétif pour élaborer ses projets de société, et répartir la population en groupes distincts. La classification sert alors la mise au jour de catégories à ses yeux fondées car naturelles, comme l’âge et le sexe. Le terme est omniprésent dans Le Pornographe : il permet de discriminer les « filles » selon leur âge. On le trouve aussi fréquemment dans L’Andrographe. Il a alors le sens de catégorie sociale qui distingue les hommes selon leur âge et leur mérite. Le terme est d’une plasticité qui accueille à merveille la démarche politique et les perspectives réformatrices de Rétif.
Bibliographie
– Laurent Loty, « Le peuple et la populace chez les philosophes des Lumières et chez Restif de la Bretonne », Études rétiviennes, n° 8, juin 1988, p. 33-42.
– Marie-France Piguet, Classe, histoire du mot et genèse du concept, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1996.
– Pierre Testud, Rétif de la Bretonne et la création littéraire, Paris, Droz, 1977.
Les références des œuvres rétiviennes sont celles des éditions Slatkine Reprints.
Hélène Boons
Commiscéabilité
Mercier accueille ce mot étrange dans sa Néologie, en citant Rétif (de façon approximative et sans donner de référence). Le mot se trouve dans Monsieur Nicolas et son sens ne peut être compris que par une analyse attentive de son contexte : « Entre deux amis de sexe différent, quoi qu’on en puisse dire, la plus belle et la plus solide preuve d’estime, c’est la commiscéabilité. Aimée réfléchit que j’étais vertueux ; elle présuma que j’avais cette fleur virginale qu’il est si délicieux de perdre… Elle dit, elle pensa, sans le penser ni le dire : “Ce pauvre garçon ! Il faut qu’aux dépens de mon honneur, de mon innocence, de ce que j’ai de plus cher, il faut que je lui fasse connaître ce qu’il ne connaît pas…” Elle ne songea ni au crime, ni à l’infidélité » (I, p. 489).
Commiscéabilité est forgé sur le latin commiscere (renforcement de miscere), signifiant mêler avec, allier, confondre. L’adjectif commiscibilis existe (qui peut se mêler), ainsi que commixtio (mélange), mais non commisceabilis, ni le substantif commisceabilitas. Le mot de Rétif est donc une véritable création, et un hapax. Il ne l’a en effet employé nulle part ailleurs, et aucun écrivain, semble-t-il, ne l’a adopté. Pourquoi ce choix ? Rétif avait à sa disposition miscibilité, formé sur miscible (qui peut être mélangé). Mais le mot au XVIIIe siècle n’est employé que dans le langage scientifique, pour signifier la capacité d’un corps ou d’un fluide à se mélanger à un autre. Il n’avait pas sa place dans un texte comme Monsieur Nicolas. Miscéabilité ne convenait pas non plus à cause de sa trop grande proximité avec miscibilité. Rétif aurait pu faire revivre le vieux mot commissation, qui figure dans le Dictionnaire de l’ancienne langue française (IXe-XVe siècles) de Godefroy avec le sens de mélange. Mais ou Rétif l’ignorait, ou il le jugeait trop commun pour la nuance qu’il voulait exprimer.
Il restait donc à créer un mot bien distinct, forgé sur la même racine latine, mais sur commiscere plutôt que sur miscere, afin de donner au mot plus de poids et de distinction.
Comment définir commiscéabilité ? Ce terme n’a pas manqué de retenir l’attention des linguistes. Ferdinand Gohin, dans ses Transformations de la langue française pendant le 2e moitié du XVIIIe siècle (1740-1789) (1903) le trouve dans la Néologie de Mercier et le traduit par commerce d’amour. C’est le banaliser et en trahir le sens. Il est évident que Rétif recourt à ce mot exceptionnel pour exprimer une qualité particulière de relation entre deux êtres de sexe différent, relation dont l’enjeu est de donner à l’autre une « preuve d’estime », non une preuve d’amour, quoique cette preuve soit le don de sa personne dans une union charnelle.
Dans son Histoire de la Langue française, Ferdinand Brunot le range parmi de longues listes de néologismes, mais sans le commenter. Jean Desmeuzes, dans une « Ébauche d’un glossaire systématique des néologismes rétiviens » (Études rétiviennes n° 10, sept. 1989, p. 95-123), définit commiscéabilité par « possibilité de rapports sexuels ». Ce n’est pas satisfaisant : Aimée, la jeune fille qui s’offre à Nicolas, est mue par « un élan d’admiration » (« ce fut même un élan d’admiration qui occasionna ce qu’on va lire ») ; elle agit non par libertinage, ni même par désir. Sa commiscéabilité est son aptitude à honorer l’autre par un rapport sexuel.
Récemment, en 2018, Lionel Labosse, auteur qui se réfère souvent à La Vie de mon père et à Monsieur Nicolas, écrivait dans son ouvrage M&mnoux (p. 320 ; l’esperluette est ici une coquetterie typographique) : « Parmi les filles qui se marièrent vierges, certains aveux sont venus à mes oreilles, et vous comprendrez que je cite en miscellanées les anecdotes de commiscéabilité, comme disait Rétif de la Bretonne. » Lionel Labosse a visiblement été séduit par ce néologisme, mais n’y voit que commerce d’amour.
Le mot n’a jamais eu d’existence langagière, mais il survit çà et là comme curiosité. Il est présent, avec définition et étymologie, sur le site www.lalangue française.com, et… dans des lexiques à l’usage des scrabbleurs !
Il est savant, exceptionnel. Ni commerce sexuel, ni rapport sexuel ne peuvent traduire ce qui est aux yeux de Rétif « la plus belle et la plus solide preuve d’estime ».
Pierre Testud
Conniver
Conniver : v. intr. « Dissimuler, faire semblant de ne pas voir un mal qu’on a le pouvoir et le droit d’empêcher ». Expl. étym. « Il tient ce sens du latin connivere, « cligner des yeux », d’où, au figuré, « fermer les yeux sur, laisser passer », par complicité.
« Une pièce qui connive au mauvais goût de son siècle, ne fronde que le vice et les ridicules qui déplaisent, caresse celui qu’on aime, est une pièce dangereuse » (La Mimographe, éd. M. de Rougemont, Paris/Genève, Slatkine reprints, 1980, p. 92).
Coqueluchon
TREVOUX
COQUELUCHON : s.m. Capuchon de moine fait de grosse bure. Du latin cucullus. Les uns sont en pointe, les autres en rond.
FÉRAUD
COQUELUCHON, s. m. Capuchon. Il ne se dit qu’en plaisantant : » Il y a bien de la malice sous ce coqueluchon là ».
« Il y place la comtesse puis la baronne, à laquelle il a baissé le coqueluchon » (Le Drame de la vie, Scènes détachées, Acte II, sc.19, p. 444).
Dameret
Littré
Dameret : adj. et s. m. Homme dont la toilette et la galanterie ont de l’affectation.
(La Mimographe, éd. M. de Rougemont, Slatkine reprints, coll. Ressources, 1980, p. 30)
Encataloguer, catalogue
Encataloguer : néol. qui se rapporte à l’existence d’un catalogue des spectacles dans lequel seraient inscrites les Opéradiennes*. Il n’est pas prouvé qu’il y ait eu un tel catalogue. Dans leurs Anecdotes dramatiques, Clément et Laporte publient un Règlement de 1713 concernant l’Opéra ; il y est fait référence à un état où devront être notés les noms des chanteurs et chanteuses, des danseurs et danseuses, des choristes et des symphonistes de l’orchestre avec leurs attributions et leurs appointements (Anecdotes dramatiques, Paris, Vve Duchesne, 1775, p. 535). Cet état est présenté comme un document comptable, mais catalogue porte une charge sémantique bien plus complexe et paraît être employé dans ce domaine par Rétif seul. Catalogue a, comme état, rôle ou registre, des caractères propres à la notion de liste. Or on sait que Rétif a souvent recours à ce procédé, ne serait-ce que dans Mon Kalendrier, où sont répertoriées jour par jour toutes les femmes qu’il a connues. Mais un catalogue c’est un registre qui classe des éléments de même nature et les présente comme des articles en magasin. Or les acteurs de l’Académie royale de musique inscrits au catalogue bénéficient d’une condition exceptionnelle : ils ne sont pas excommuniés comme les autres comédiens, ils ne dérogent pas s’ils appartiennent à la noblesse ; et surtout, ils sont émancipés par rapport à leurs tuteurs légaux :
« Il est bon d’observer encore que le privilège du catalogue des spectacles est très dangereux ! Il est vrai qu’on a eu d’importantes raisons pour l’établir : mais il n’en reste pas moins une flétrissure pour celles qui en jouissent » (Les Contemporaines, XLI vol., CCLX nouvelle, Les chanteuses des chœurs, p. 113).
Les nouvelles des Contemporaines consacrées aux Opéradiennes montrent que le privilège garantit la protection des jeunes danseuses ou chanteuses qui cherchent à fuir l’autorité de leurs parents, ou celle d’un mari, en se réfugiant à l’Opéra, le plus souvent au profit d’un riche protecteur :
« Lorsque son amant la vit au point où il la voulait, il l’enleva, la mit dans le quartier Saint-Honoré, lui donna des connaissances qui la tinrent éloignée du monde qui la pouvait découvrir à ses parents, et pour achever de la mettre en sûreté, il la fit encataloguer à l’Opéra » (Les Contemporaines, éd. cit., p. 171).
Mais il faut ajouter que, conformément au règlement suivant paru en 1714, qui prévoit que « Les acteurs et actrices, danseurs, danseuses, et gens de l’orchestre ne pourront être reçus à l’Opéra qu’après avoir fait preuve de leur habileté dans quelques représentations » (op. cit., p. 543), Rétif mentionne toujours la phase d’apprentissage qui permet à la jeune fille encataloguée de justifier sa candidature à l’Opéra :
« Il lui proposa la sauvegarde des filles de l’Opéra, et Modeste fut encataloguée. Un nouveau règlement pour les spectacles défendait largement de recevoir une foule de surnuméraires qui n’exerçaient pas. L’amant de Modeste l’en avertit et lui proposa de prendre un maître, afin de pouvoir figurer » (op. cit., p. 176).
C’est Telaïre, la danseuse des Contemporaines, qui illustre le mieux la condition de la femme piégée par le miroir aux alouettes du catalogue. Élevée par une mère qui se travestit en homme, elle refuse le mariage parce qu’elle n’y ferait que le second rôle. Elle se réfugie à l’Opéra et est effectivement délivrée de l’autorité de ses parents :
« Telaïre dansa et marqua un talent décidé. — Quel dommage ! lui dit Mlle Vogelein dans un entr’acte, que vous ne soyez pas destinée au théâtre ! — Je crois que j’y suis destinée, répondit Telaïre : on veut me marier demain, comme femme ; je me suis sauvée de chez mes parents, pour n’y plus retourner ; car ils me contraindraient. — Ce que vous dites-là n’est pas sérieux ! reprit Vogelein. — Très sérieux, je vous assure ! car si vous vouliez me rendre, je m’enfuirais. Je ne suis venue que pour me faire inscrire ; je me rappelle que vous avez dit chez Mme Genistan, que le catalogue de l’Opéra ôtait tout pouvoir aux parents. Je resterai figurante ici, ou je monterai d’un cran, si j’ai le talent nécessaire. Je vous prie de me seconder. En achevant ces mots, elle alla danser. Un des directeurs, qui l’avait remarquée, parla de Telaïre à Mlle Vogelein, et celle-ci ne lui déguisa pas que c’était une fille riche. — N’importe ! il faut la servir ! dit l’Opérastarq**. Je l’inscrirai dès ce soir ; elle a un talent marqué. Il n’y manqua pas » (op. cit., p. 132).
Mais à l’Opéra, elle retombe dans une servitude inéluctable : comme les autres, elle dépend d’un puissant protecteur, qui lui fait des enfants. Et malgré son talent de danseuse, elle ne fait que le second rôle.
Par le catalogue, les directeurs ont le pouvoir d’enrôler les filles d’Opéra, et de les classer selon leur talent et leur valeur ; ils disposent ainsi d’un vivier de filles soumises aux besoins des spectacles ; mais Rétif leur attribue aussi un fantasmant pouvoir rédempteur, rôle protecteur qui incombe aussi à la Marquise des Nuits de Paris.
* Voir ce mot.
** L’Opérastarq : autre néologisme qui signifie « chef de l’Opéra ».
Escobarder
ESCOBARDER : ne pas dire exactement la vérité.
Le mot ne figure pas dans les dictionnaires contemporains de Rétif. Le TLF en donne cette définition : agir, parler en escobar. Le mot est attesté pour la première fois entre 1740-1755, et signifie « obtenir quelque chose par des moyens détournés ».
Le Littré donne la définition : « User de réticences, de mots à double entente dans le dessein de tromper. »
Selon le Littré, un escobar est un « adroit hypocrite, qui sait résoudre, dans le sens convenable à ses intérêts, les cas de conscience les plus subtils ». Ce mot familier vient du nom d’un jésuite, célèbre casuiste, né en 1589 à Valladolid (Espagne) qui a écrit une Théologie morale et sur lequel La Fontaine a écrit une Ballade, citée par le Littré. Le littré ajoute que le verbe escobarder « n’a pas été fait d’après le caractère de l’homme, qui fut toujours d’une piété exemplaire, mais parce que dans sa Théologie morale universelle, discutant tous les cas possibles, il conclut en autorisant les deux partis opposés en cette façon : Les sujets sont obligés et ne le sont pas de payer le tribut…. Un faux serment est un péché mortel et n’en est pas un, etc. »
Le mot se trouve employé par Rétif dans Les Nuits de Paris, « Suite du théâtre et des vauriens », 298e Nuit, Slatkine reprint, t.6, p. 2583.
« J’escobardais un peu, mais j’étais justifié, à mon sens par la maxime de J.-J. Rousseau. La vérité, dans certains cas, n’est pas ce qui est, mais ce qu’il faut qui soit… »
Esprité
Bien que le mot figure dans la Néologie de Mercier, avec une citation de Rétif tirée de la 371e Nuit (voir infra), esprité n’est pas un néologisme. Le Trésor de la Langue française situe sa naissance « vers 1649 » et donne comme référence les Estats et empires de la lune de Cyrano de Bergerac, ouvrage de 1657. On y lit en effet : « Un savant est opposé à un autre savant, un esprité à un autre esprité » (p. 102) ; il est à noter que deux lignes plus haut, Cyrano avait employé homme d’esprit à la place d’esprité.
Le Dictionnaire de Trévoux (1704) donne plus d’informations ; après avoir défini le mot par qui a de l’esprit, il indique : « Ce mot a eu une grande vogue, surtout parmi les Précieuses. Il n’est pas trop bon, même dans le discours familier, quoique Chapelle, dans son Voyage, ait dit de Mme d’Osneville : Elle est jeune, riche, espritée. Et que l’on trouve qui est esprité dans le Dictionnaire Latin-Français de Boudot, au mot ingeniatus. » Le Dictionnaire de Boudot (qui fit longtemps autorité) parut en 1704. Le Voyage ici mentionné est le Voyage de Messieurs de Bachaumont et La Chapelle, publié en 1697 ; dans l’édition de 1755, le mot esprité est accompagné de cette note : « Esprité, pour dire qui a de l’esprit, n’a point passé dans notre langue, quoiqu’on se soit efforcé pendant assez longtemps de l’y faire admettre. » Voilà qui montre bien le déclin du mot dans l’usage du XVIIIe siècle. Si Féraud l’accueille dans son Dictionnaire grammatical, en 1761 (« terme de précieux et de petit-maître »), il l’élimine de son Dictionnaire critique en 1787. Cependant le duc de Saint-Simon l’emploie une fois dans ses Mémoires (écrits de 1740 à 1750), à propos d’un personnage « guère plus esprité [que son père], mais plus riche » (éd. Garnier 1853, vol. 33, p. 66). Au XIXe siècle, il est dans le Dictionnaire de la langue verte (1867) d’Alfred Delvaux au titre de « l’argot des gens de lettres », mais l’auteur se trompe en déclarant : « Saint-Simon a employé le premier ce mot, picard du reste, c’est-à-dire très français ». Picard, ou normand, puisqu’il figure dans le Glossaire du patois normand de Loiis de Bois en1856.
Il ne semble pas que Rétif ait employé le mot avant 1770. On le trouve cette année-là dans les Réflexions sur l’Ambigu-comique, opuscule repris en 1772 dans la 5e Partie d’Adèle de Comm** : « Un siècle grossier n’entend pas à demi-mot ; c’est le temps de n’admettre que le jeu parlé ; mais le siècle d’Auguste et de Périclès, un siècle esprité, veut deviner un peu : c’est l’âge de la pantomime » (p. 29). Le mot s’oppose ici à grossier et suggère donc le raffinement, le règne des Lumières.
Il n’en est plus de même dans l’occurrence figurant dans la 4e Partie d’Adèle de Comm** (p. 150) : « Je soutiens que si l’on trouvait son bonheur dans la sottise, il faudrait se rendre sot, quoi qu’en dissent (sic) les esprités de notre siècle » (vol. IV, p. 150). Ici, le mot désigne les gens qui font étalage de ce qu’ils croient être de l’esprit et qui n’est qu’affectation et même sottise. C’est la signification qu’il prend en 1773 dans Le Ménage parisien, où Rétif en fait grand usage. Cet ouvrage est une satire du monde des lettres, où les littérateurs, imbus de leur supériorité, se croyant hommes d’esprit, sont dignes de l’Académie Sotentoute (ou Académie de Qui-perd-gagne). Dans une note de la 1re Partie (chap. XIV), l’auteur écrit : « Je ne veux passer ni pour savantas, ni pour esprité. » Esprité est à esprit ce que savantas est à savant : une variante péjorative.
Rétif emploiera toujours esprité avec cette valeur. Quand il écrit, dans une note de la 2e Partie (p. LXIV) : « Rien de si digne de nous [les sots] que la conduite de la Faculté à l’égard de M. Guilbert de Préval. Ce dangereux esprité a trouvé, dit-on, une eau qui préserve les sots et les gens d’esprit d’un mal cruel », il est naturellement ironique. Cette note est reprise dans Monsieur Nicolas (II, p. 246), mais je dois signaler qu’une fâcheuse coquille, dans l’édition de la Pléiade, donne à lire esprit au lieu de esprité).
Le mot n’apparaît plus dans les œuvres suivantes, jusqu’aux Contemporaines, où l’on trouve deux occurrences. L’une dans une note de la 85e nouvelle (La Fille confiante) : « Les Anciens […] avaient des vues bien plus grandes qu’on ne se le figure dans ce siècle esprité. » L’autre dans la 91e nouvelle (Le Second Bigame), mais il s’agit ici de la reprise du texte d’Adèle de Comm** cité plus haut (IV, p. 150). Dans ces deux cas, la nuance péjorative est bien présente.
Elle l’est encore dans Les Nuits de Paris, où Rétif distingue l’esprit et le génie : « Le génie, comme en avait Corneille, ne peut exister dans un siècle esprité comme le nôtre » (171e Nuit, éd. Champion, t. II, p. 937). « Dans les pays policés, où l’on pense beaucoup, le génie doit être rare et l’esprit très commun […] D’ailleurs, on a moins l’aiguillon de la gloire dans un siècle esprité. C’est ce qui amène la décadence. » (371e Nuit, ibid., t. IV, p .1839 ; Mercier ne cite que l’avant-dernière phrase).
Les esprités, aux yeux de Rétif, privilégient l’artifice, l’intellect, au détriment de l’émotion, de l’imagination, de l’enthousiasme, conditions du génie selon Diderot, et Rétif est bien ici du côté de Diderot. Avec esprité, il tend à désacraliser le mot esprit, comme il le fait aussi avec esprification : « Isabelle Lefaucheux […] n’avait confiance ni dans l’esprification, ni dans la jolification de son futur. » (Monsieur Nicolas, Mon Calendrier, II, p. 713).
Le mot ne disparaît pas au XIXe siècle, mais dans les dictionnaires qui lui font une place, il n’a pas bonne presse : « trivial, familier, inusité » (Boiste, Dictionnaire universel de la langue française, 1828) ; « mot vieilli, utilisé encore en Picardie » (Grand Larousse Universel du XIXe siècle, 1866) ; « terme picard qui s’emploie quelquefois » (Littré, 1873) ; « familier (rare) » (Hatzfeld et Darmesteter, 1895). Ainsi est-il encore qualifié en 1971 dans le Grand Larousse de la langue française (« familier ou dialectal »).
En 1820, Jean-Charles Laveaux, dans son Dictionnaire de la Langue française, constate : « Mot hasardé par quelques auteurs pour signifier qui a de l’esprit, mais que l’usage n’a pas confirmé. » « Il est inusité », note aussi François Raymond en 1832 (Dictionnaire général de la langue française), et Claude-Marie Gattel lui fait écho en 1857 : « Mot qu’on a tenté à diverses reprises de faire passer dans la langue […]. Il n’a pas été adopté. » (Dictionnaire universel de la langue française). Aucun commentaire dans le Dictionnaire national de la Langue française, de Bescherelle (1856), qui se borne à la mention « qui a de l’esprit », avec la citation du Voyage de Chapelle. Bien entendu, il est absent du Dictionnaire de l’Académie, sauf dans l’édition de son Complément en 1842, qui constate, comme la note de 1755 ajoutée au Voyage de Chapelle, « on a tenté à diverses reprises, mais inutilement, d’introduire ce mot dans la langue ».
Cependant, Le Trésor de la Langue française donne un exemple d’emploi dans Mlle de Malavieille, de Ferdinand Fabre (1865) où esprité désigne sans ironie un homme d’esprit (« Te connaissant esprité, je pensais que tu distrairais nos maîtresses et notre maître ici présents par quelque belle histoire », p. 285). Quant à Balzac, il risque dans une lettre in-esprité, pour signifier stupide par manque d’esprit (« Ne manque pas dans ta réponse de me mander des nouvelles de l’in-espritée et de l’imbécile lettre que vous avez dû recevoir d’Albi » (Correspondance, 1819, p. 48).
Esprité appartient au vocabulaire satirique de Rétif. Il n’en a pas usé avec excès, mais il l’a employé suffisamment, et beaucoup plus que ses contemporains, pour que Mercier y voie une création.
Pierre Testud
Fourrager
Encyclopédie de Diderot et d’Alembert :
“FOURRAGE, dans l’art militaire, est tout ce qui sert à la nourriture des chevaux des cavaliers & des officiers de l’armée, soit en garnison, soit en campagne. Fourrager ou aller au fourrage, c’est lorsque les armées sont en campagne, aller chercher dans les champs & dans les villages le grain & les herbes propres à la nourriture des chevaux. Lorsque des troupes sont commandées pour cette opération, on dit qu’elles vont au fourrage, & l’on dit aussi qu’un champ, une plaine ou un pays ont été fourragés, lorsque les troupes ont enlevé ou consommé tout le fourrage qu’il contenoit. Ceux qui travaillent à couper le fourrage ou à l’enlever des granges & autres lieux où il est renfermé, sont appellés fourrageurs.”
Dictionnaire de Furetière :
“FOURRAGER. v. act. en termes de Guerre, signifie, Aller chercher du fourrage. On a fourragé aujourd’huy ce canton, demain on fourragera cet autre-là. FOURRAGER, signifie aussi, Ravager, désoler, piller, ruiner un pays, y mettre tout en desordre. Les Suédois ont plusieurs fois fourragé toute l’Allemagne. FOURRAGER, se dit aussi des bêtes fauves qui viennent gâter les blés, les jardins. Ces cerfs, ces sangliers ont fourragé tous les blés des villages voisins de la forêt. Les lapins de cette garenne sont venus tout fourrager mon jardin. FOURRAGER, signifie figurément, Brouiller, mettre en désordre une chambre, un cabinet. Cet homme est entré chez moi, il a brouillé, il a tout fourragé mes papiers, mes livres.”
Rétif dans la Première Epoque de Monsieur Nicolas évoque le « jeu du loup », sorte de colin-maillard auquel se livrent les adolescents dans l’obscurité. Le loup (toujours un garçon), les yeux bandés, doit reconnaître à qui appartiennent des vêtements qu’on lui lance et éventuellement attraper l’un de ses compagnons de jeu. Le sens figuré et un peu libertin que donne Rétif à ce mot n’est pas attesté par les dictionnaires de l’époque.
« Si le loup saisissait un garçon personnellement, il le rossait ; si c’était une fille, il la mangeait ; c’est-à-dire qu’il la fourrageait assez librement. Ce jeu était assez innocent entre des enfants tels que j’étais, malgré mon aventure avec Nanette ; mais quelquefois les garçons de quinze à vingt ans s’en mêlaient, et alors il se passait des choses peu décentes. »
Gazer
GAZER : recouvrir d’un voile léger, filtrer, adoucir.
« Des indécences crues, telles que celles des contes d’où la plupart des opéras-comiques ont été tirés, ne sont pas aussi dangereuses, que lorsqu’on les a gazées pour le théâtre des ariettes » (La Mimographe, éd. M. de Rougemont, Paris/Genève, Slatkine reprints, 1980, p. 401).
Certaines pièces écrites par Rétif comportent des scènes gazées. Dans L’Amour muet où il est question du rapport entre le mariage et l’amour, selon les besoins de la dramaturgie, l’espace scénique est divisé en deux parties correspondant à l’avant-scène et au fond de scène ; tandis que des personnages dialoguent en avant-scène, le fond accueille des tableaux familiers, plus intimes, gazés c’est-à-dire dont la vue est tamisée par un rideau. L’utilisation de scènes gazées n’est pas forcément réservée aux actions scandaleuses, du moins, elles ne nous apparaissent plus comme telles aujourd’hui, habitués que nous sommes à voir au cinéma, des séquences familières. Rétif souhaitait, comme son ami Beaumarchais, comme avant eux Diderot, ouvrir le théâtre aux questions de la vie quotidienne.
Habitudinaire
Qui a des habitudes, qui aime ses habitudes.
Le mot n’apparaît pas dans les dictionnaires de l’époque de Rétif.
Le mot apparaît dans le Dictionnaire Historique de la Langue Française, Le Robert, 1992 :
Habitudinaire : n.m., dérivé savant, a été employé comme adjectif au sens de « qui a l’habitude de qqch., qui y est habile »(1847), « qui est passé en habitude » (1611). Le mot est repris comme nom masculin en théologie (av. 1866) pour désigner celui qui commet habituellement le même péché.
On peut consulter un article passionnant : « Les maux de l’esprit et les mots de l’âme », Rubrique linguistique et étymologique animée par le Dr Emmanuel Dumas Primbault, où figure, à la suite de « hypocondriaque », le mot « habitudinaire », qui laisserait entendre que le mot fait allusion à une pratique régulière de l’onanisme.
http://psyfontevraud.free.fr/psyangevine/publications/motsdelame.htm
Le dictionnaire de l’Académie de 1762 précise : « On dit, Avoir une habitude, pour dire, Avoir un commerce de galanterie. »
Le Littré nous dit aussi : « Absolument. Avoir de mauvaises habitudes, se dit, par euphémisme, de l’onanisme. »
Faut-il ainsi comprendre la citation suivante de Rétif ?
La Paysanne pervertie, Lettre XXIII, Flammarion, GF, 1976, p. 152 :
« Et pourquoi se lier irrévocablement à une femme, par exemple, avant l’âge qui nous rend habitudinaires ? »
Idéalité
Idéalité : Rétif donne la définition de ce mot qu’il utilise plusieurs fois dans le champ précis du jeu théâtral : « idée que le spectateur peut se former de la manière dont le personnage agirait lui-même » (La Mimographe, éd. M. de Rougemont, Paris/Genève, 1980, p. 129).
« Le Mimisme le plus parfait n’est pas celui où l’Imitateur met en usage toute l’énergie qu’il peut donner à son rôle, mais celui où il approche davantage de l’idéalité » (Ibid.).
« … il est contre l’idéalité que Cyrus, Artaxerxe, Alexandre agissent, parlent et meurent en chantant … » (Ibid., p. 148).
« La simplicité noble sera toujours préférable au feu déréglé : l’enthousiasme peut soutenir le mauvais comédien, mais le parfait Imitateur ne s’y livre qu’avec sagesse, et suit toujours une idéalité sévère et réfléchie » (Ibid. p. 200).
Les néologismes de Rétif, qu’il s’agisse de création, ou de réemploi de vieux mots, introduisent des concepts nouveaux dans la réflexion sur le jeu théâtral et sur les moyens d’obtenir un théâtre d’illusion.
Imitemens
Imitemens : néol. l’une des deux « faces » de l’actricisme*. Ce sont les « objets d’imitation » proposés au théâtre, autrement dit ce que véhicule le texte de théâtre, par opposition aux modèlemens* qui correspondent à la manière d’imiter (La Mimographe, éd. M. de Rougemont, Paris/Genève, Slatkine reprints, 1980, p. 181).
« Que l’auteur ne donne donc jamais à nos acteurs que des imitemens naturels, honnêtes et utiles tout à la fois, s’il veut produire avec l’illusion, le plaisir solide qui résulte de l’instruction, jointe à l’utilité retirée » (ibid., p. 182).
« Note [N] Il semble que les enfants soient tous nés comédiens, tant on trouve de facilité à leur enseigner le mimisme ; en effet, cet âge est celui des jeux et des ris ; tout est prestige, tout est illusion dans cet âge charmant ; et tout ce qui est imitation et faux-semblant a des attraits pour lui ; la comédie, qui n’est qu’une image des mœurs par son intrigue, est aussi la peinture des actions par ses imitemens, comme elle est celle des manières par ses modèlemens; cet exercice doit être par-là doublement utile à la jeunesse, qu’il prépare à remplir réellement dans la société, ce qu’elle a feint sur la scène » (ibid., p. 430).
* Voir ce mot.
Indagateur, indagabilité
Indagateur est un mot propre à Rétif, ignoré par Mercier dans sa Néologie. Il est la simple transcription du latin indagator, celui qui cherche, qui suit à la trace, un investigateur (l’italien a gardé indagatore dans ce sens-là). Rétif se présente comme un indagateur, et le mot s’applique bien en effet à lui, dont la création littéraire fut nourrie par le désir de dénoncer tous les travers de la société de son temps. Sans doute a-t-il été séduit par le caractère savant d’indagateur, plus respectable qu’espion. Cependant il n’en usa qu’avec parcimonie : on n’en trouve que cinq occurrences dans son œuvre.
Alain Rey indique dans son Dictionnaire historique de la langue française : « Indaguer est un emprunt savant (1484) au latin classique indagare, suivre la piste (d’un animal), traquer, et au figuré, rechercher, découvrir […] Le verbe, introduit avec le sens étymologique de rechercher est sorti d’usage en France après le XVIe siècle. Il reste vivant en Belgique comme terme de droit signifiant mener une enquête judiciaire ». La date de 1484 donnée par Alain Rey est celle du livre de Nicolas Chuquet, Triparty en la science des nombres (p. 172). En 1655, Pierre Borel mentionne indaguer dans son Trésor de recherches et antiquités gauloises et françaises et lui donne aussi le sens de rechercher.
Il est à noter que le mot indague est présent chez Rabelais (Gargantua, livre I, ch. IX, 1534), mais avec un sens qui n’a rien à voir avec le latin indagare. Il s’agit de Gargantua et de ses « couleurs et livrées » : « J’entends bien que vous […] réputez l’exposition des couleurs par trop indague et abhorrente. » Le mot se rattache ici au mot dague ; un homme indague est un homme qui n’a pas sa dague au côté et s’en trouve honteux, déshonnête.
Le mot semble absent de tous les dictionnaires, à l’exception du Dictionnaire français par ordre d’analogie de P.A. Lemare, en 1820. On y trouve cet exemple : « porter sur une affaire un œil indagateur ».
La première occurrence du mot chez Rétif est dans Le Ménage parisien, paru en 1773 : « Rehcral [Larcher] fut l’indagateur des fautes qui se trouvaient dans les ouvrages des ennemis de l’Académie. » (II, p. LX). La deuxième est dans Les Nuits de Paris : « Mais ce qu’il y a de surprenant, c’est que ce même caractère sauvage est ce qui l’a rendu indagateur. Il a trouvé si héroïque de s’exposer à voir les hommes et à en être vu, d’oser les pénétrer, que la gloire le lui a fait entreprendre » (200e Nuit, « La Sauvageté, le Dégel »). Mais cette occurrence est étonnamment la seule dans un ouvrage où le Hibou est l’indagateur par excellence, celui qui recherche, suit à la piste, dénonce le vice, le malheur et le crime.
En revanche, indagateur est mis en valeur par sa place dans le faux-titre du Palais-royal en 1790 : « Le Palais-royal / Par un indagateur / Qui se nommera quelque jour » (ce titre se répète en tête des 2e et 3e Parties). L’éditeur de la contrefaçon de 1792, jugeant sans doute le mot inconnu des lecteurs, ou ne le connaissant pas lui-même, le remplace par indicateur.
Mais dans le corps du texte, le mot ne figure une seule fois : « Après avoir tout examiné, vers les neuf heures, au moment où toutes les femmes honnêtes sortaient pour aller à leurs soupers fins, nous remarquâmes qu’il ne restait que les filles. Nous les observâmes curieusement en notre qualité d’indagateur. » (2e Partie, éd. Manucius, p. 132).
En 1802, dans Paris dévoilé, œuvre inédite composée dans le sillage du Palais-royal, Rétif emploie encore indagateur, dans le titre de la XIIe Partie : « Paris dévoilé par un indagateur qui l’a observé toute sa vie » (voir Études rétiviennes n° 14, juin 1991, p. 198).
On trouve aussi indagabilité, dans la 9e Époque de Monsieur Nicolas (écrite en 1796) : « Il m’en fallait une fréquentation assidue [du Palais-royal] pour découvrir ces enfants au thermomètre de mon cœur ; car sans lui, leur reconnaissement aurait été impossible. Je le dois à une indagabilité naturelle […] » (II, p. 437). Il s’agit bien ici d’un néologisme.
Dans ses Nuits de Paris, Rétif a préféré se présenter comme un spectateur nocturne, plutôt que comme un indagateur, comme un témoin passif plutôt que comme un acteur, un espion. Pourtant, en déclarant dès le début à son lecteur : « Pour vous, je suis entré dans les repaires du vice et du crime. Mais je suis un traître pour le vice et pour le crime ; je vais vous vendre ses secrets… » (1re Nuit, éd. Champion, 2019, p. 65), il se donne bien le rôle d’un indagateur. Indagateur aussi est l’auteur des juvénales, œuvre de dénonciation. Cependant le mot n’y figure pas.
Pierre Testud
Bibliographie
Borel, Pierre, Trésor de recherches et antiquités gauloises et françaises,1655.
Chuquet, Nicolas, Triparty en la science des nombres, 1484.
Lemare, Dictionnaire français par ordre d’analogie, 1820.
Mercier, Louis-Sébastien, Néologie (1801), éd. Jean-Claude Bonnet, Belin, 2009.
Rétif de la Bretonne, Paris dévoilé, transcrit et annoté par Pierre Testud, Études rétiviennes n°14, juin 1991, p. 197-209
Rey, Alain, Dictionnaire historique de la langue française, 2016.
Inscripcion
En mémoire de ma chère Sophie
Substantif féminin, du latin inscriptio, « action d’inscrire sur », « inscription ».
Attesté dès 1444 (inscripcion), d’abord dans un sens juridique (« s’inscrire comme partie dans un procès ») puis, en 1509, dans le sens de « texte écrit ou gravé » (Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française).
Si le nom inscription est d’un usage courant et prestigieux au XVIIIe siècle, Rétif lui imprime un caractère tout à fait singulier, comme le souligne l’orthographe – conforme à la prononciation et aux principes de l’auteur du Glossographe – du titre du recueil qui devait constituer la septième annexe de Monsieur Nicolas : Mes Inscripcions.
Ce recueil, dont le manuscrit, conservé à la bibliothèque de l’Arsenal, a été publié une première fois en 1889 par Paul Cottin avant de faire l’objet d’une édition critique de référence par Pierre Testud en 2006, nous introduit au cœur de la création rétivienne. Daté de 1785, il se présente en effet comme le relevé commenté des 551 inscriptions lapidaires réalisées au cours des six années précédentes par Rétif lui-même sur les parapets de l’île Saint-Louis, à Paris. Mes Inscripcions nous donne ainsi accès à une pratique originale, à une forme de création littéraire insolite, étroitement liée au rituel intime d’un graphomane qui conjure dans et par l’écriture son angoisse de la mort.
Dans Rétif de La Bretonne et la création littéraire, Pierre Testud a souligné la valeur de cette pratique, sur laquelle Rétif revient dans plusieurs de ses œuvres – Monsieur Nicolas et Les Nuits de Paris notamment. Les dates inscrites dans la pierre cristallisent l’émotion – cette émotion qui se confond pour Rétif avec la vie même – que l’« inscripteur » (selon la formule de Pascal Quignard) éprouve alors et la garantissent de l’oubli :
« Le tour de cette île est devenu délicieux pour moi ! Tous les jours y sont inscrits sur la pierre : un mot, une lettre exprime la situation de mon âme. Voilà trois ans que cela dure. Lorsque je me promène seul, mes yeux tombent sur ces marques […] Je vis quatre fois dans un seul instant, au moment actuel et les trois années précédentes […] Et cette comparaison me fait vivre dans le temps passé comme dans le moment présent ! Elle empêche, renouvelée, la perte des années écoulées et qu’au bout d’un temps je ne sois étranger à moi-même. » (Rétif de La Bretonne, « 283e Nuit », Les Nuits de Paris, Honoré Champion, 2019, t. III, p. 1395-1396)
Dans cet exercice intime lié au besoin vital de se prémunir contre toutes les modalités de l’anéantissement, Pierre Testud voit l’origine même de la pratique littéraire de Rétif. C’est pour recueillir et commémorer ses dates, qu’il écrit ses premiers cahiers, comme il s’en explique dans Monsieur Nicolas :
« Mais les voilà, ces antiques cahiers, depuis quarante à quarante-cinq ans dépositaires fidèles de toutes mes pensées, écrites à mesure pour moi-même […]. J’avais pour but principal de me ménager des anniversaires, goût que j’ai eu toute ma vie, et qui sera sans doute le dernier qui s’éteindra. L’avenir est pour moi un gouffre profond, effrayant, que je n’ose sonder ; mais je fais comme les gens qui craignent l’eau ; j’y jette une pierre : c’est un événement qui m’arrive actuellement ; je l’écris, puis j’ajoute : « Que penserai-je dans un an, à pareil jour, à pareille heure ?… » Cette pensée me chatouille ; j’en suis le développement toute l’année ; et comme presque tous les jours sont des anniversaires de quelque trait noté, toutes les journées amènent une jouissance nouvelle. Je me dis : « M’y voilà donc, à cet avenir dont je n’aurais osé soulever le voile, quand je l’aurais pu ! il est présent ; je le vois ; tout à l’heure il sera le passé, comme le fait qui me paraissait l’annoncer ! ». Je savoure le présent, ensuite je me reporte vers le passé ; je jouis de ce qui est comme de ce qui n’est plus ; et si mon âme est dans une disposition convenable (ce qui n’arrive pas toujours), je jette dans l’avenir une nouvelle pierre, que le fleuve du temps doit, en s’écoulant, laisser à sec à son tour… Voilà quelle est la raison de mes dates, toujours exactes dans mes cahiers, et de celles que je fais encore tous les jours. » (Rétif de La Bretonne, Monsieur Nicolas, Pléiade, t. I, p. 480-481)
En orchestrant la confusion des époques, les dates accroissent la sensibilité de l’« inscripteur » qui les retrouve, tout en ménageant des contrepoints réconfortants : les souvenirs des moments heureux et la perspective de jours meilleurs illuminent les jours d’angoisse tandis que les souvenirs cruels exaltent le soulagement d’avoir survécu à tant de malheurs.
Mais cette passion commémorative, en gagnant, à la fin des années 1770, les parapets de l’Île Saint-Louis a pris assurément un nouveau cours. « Son » île, devient alors pour Rétif, comme le remarque Philippe Lejeune, « un grand cahier avec des tas de pages blanches, qui n’a ni début ni fin, et qu’on peut ouvrir n’importe où ». En s’y promenant quotidiennement, après-dîner, Rétif arpente sa propre histoire : le temps est devenu un territoire qui favorise la confusion des époques puisqu’« en tournant une rue, on monte ou on descend le temps, et sans doute vingt fois en cinq minutes » (Philippe Lejeune, « Archéologie de l’intime : Rétif de La Bretonne et son journal »).
La dispersion des dates sur les pierres de l’île favorise donc le rituel intime de Rétif : la volonté de conserver la trace des émotions présentes pour les revivre à la faveur de rencontres à la fois fortuites et planifiées. L’inscription lapidaire participe pleinement de la « liturgie intime destinée à exorciser la mort » (idem). Mais elle s’inscrit aussi, comme l’a montré Sophie Lefay dans une tradition de l’épigraphie urbaine, qu’elle mobilise et subvertit à la fois. La volonté d’inscrire en latin, sur la pierre, des dates importantes correspond en effet à une pratique antique, remise à l’honneur par Louis XIV à des fins de prestige. Rétif à son tour « monumente » (Vivant Denon) son histoire en l’inscrivant à même la capitale. Mais c’est une histoire intime qu’il livre au public et une histoire cryptée. Ses « inscripcions » sont « des hiéroglyphes, c’est-à-dire des signes à la fois sacrés et illisibles » (Sophie Lefay, L’Éloquence des pierres, p. 92) que seule la transcription dans Mes Inscripcions peut élucider :
« 29. 13 f. Nic. Fel. max (le 13 le plûs heureus des Hommes chez Nicolet). »
« 77. 9 jun. Turb. Infin (trouble incroyable) : je vois ensuite deux mots, mais effacés, & que je ne saurais lire. » (Rétif de La Bretonne, Mes Inscripcions, Éditions Manucius, 2006, p. 49 et 68)
Ces caractères sacrés « d’une puissance d’expressivité inédite » (Sophie Lefay, op. cit., p. 93), que Rétif embrasse et baigne de ses pleurs au gré de ses déambulations dans l’île Saint-Louis, ont le pouvoir d’abolir « la distinction entre le monde moral et l’univers physique : pour Rétif, l’inscription est la chose même, à travers sa forme matérielle » (idem). Ses amours, ses créations (celle de ses « contemporaines », dont la chronique envahit les parapets à partir de 1782) s’inscrivent dans la pierre de l’île qu’elles érotisent, l’enserrant dans un réseau intime (Sophie Lefay, « Ville et inscription chez Rétif de La Bretonne », p. 176). L’île gravée apparaît ainsi, à sa façon comme « un livre vivant », une « île-Rétif » (ibid., p. 184) qui cristallise de façon poétique toutes les passions de l’écrivain.
L’enchantement a pris fin en 1785 quand Rétif a découvert la fragilité de son sanctuaire – dont certaines pierres avaient été changées ou effacées – et quand la malveillance de son gendre Augé en est venue à troubler ses délicieuses promenades commémoratives. L’« inscripteur » a alors décidé de recueillir ses « inscripcions » et d’en donner l’histoire. Comme le souligne Philippe Lejeune, Mes Inscripcions « ne sont donc pas une « copie » des inscriptions réelles, mais une œuvre nouvelle qui opère, à partir d’elles, un renversement complet, passant de la dispersion spatiale à l’ordre chronologique, et de l’implicite à l’explicite » (Philippe Lejeune, art. cit.). Cette entreprise se prolongera insensiblement, à partir du 5 septembre 1785, par un journal intime que Rétif tiendra vraisemblablement jusqu’à sa mort.
L’auteur de Monsieur Nicolas avait envisagé de publier Mes Inscripcions en annexe de son autobiographie. On aurait pu y trouver, notamment, une variante de la reprise de la neuvième époque et de la passion pour Sara, volontairement brute, réduite à l’os. Une « preuve en soi par la pierre de Paris » (Sophie Lefay, L’Éloquence des pierres, p. 159).
À la façon d’une œuvre d’art – qui n’existe plus que dans l’imagination des lecteurs de Rétif – l’île Saint-Louis aux parapets incisés par l’écrivain nous fait pénétrer dans un sanctuaire magique – le laboratoire de la création rétivienne – et témoigne de sa capacité proprement géniale à s’approprier toute l’étendue non seulement des genres littéraires mais aussi des pratiques scripturaires de son temps dans une création que sa puissante originalité rend inoubliable.
Françoise Le Borgne
Bibliographie
- Sophie Lefay, L’éloquence des pierres. Usages littéraires de l’inscription au XVIIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2015, 359 p.
- Sophie Lefay, « Ville et Inscription chez Rétif de La Bretonne », Études rétiviennes, n° 41, octobre 2009, p. 173-185.
- Philippe Lejeune, « Archéologie de l’intime : Rétif de la Bretonne et son journal », dans Métamorphoses du journal personnel, Catherine Viollet et Marie-Françoise Lemonnier-Delpy éd., Louvain-la-Neuve (Belgique), Academia Bruylant, 2006, p. 11-28, version mise à jour en ligne : https://www.autopacte.org/R%E9tif.html
- Pierre Testud, Rétif de La Bretonne et la création littéraire, Librairie Droz, Genève-Paris, 1977, 729 p.
Jets-de-voix
Rétif désigne par là les choristes qui se tiennent sur les côtés de la scène, ceux qu’on nommait aussi, selon L.-S. Mercier les « espaliers de l’Opéra » (Tableau de Paris, éd. J.-C. Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994, p. 809).
« Je ne dis rien des deux troupeaux maltriés qui bordent les coulisses : ce sont des Jets-de-voix, fichés à demeure, qu’un ressort fait aller » (La Mimographe, éd. M. de Rougemont, Slatkine reprints, 1980, p. 466).
Joncé
Louis Sébastien Mercier, dans sa Néologie, cite cette phrase de Rétif, sans en donner la référence : « C’était une jeune et grande fille, fluette et joncée, pâle, mais dont la forme du visage avait une douceur, un charme inexprimables ».
Il s’agit d’un passage de la 3e Époque de Monsieur Nicolas (éd. Pléiade, I, p. 225-226). En réalité, le mot n’est pas un néologisme : il existe depuis longtemps dans le langage de la botanique avec le sens de qui ressemble à un jonc, et dans ce sens il a comme équivalent joncacé ; joncées et joncacées sont des substantifs désignant une famille de plantes. Le mot joncé s’emploie aussi pour dire garni de jonc, notamment à propos d’une chaise, dite joncée pour la distinguer d’une chaise paillée. C’est le sens que retient le Littré, et d’une façon générale, tous les dictionnaires du XIXe siècle s’en tiendront à cette acception botanique.
L’application du mot à une jeune fille n’est pas non plus une innovation de Rétif : assidu lecteur de Térence, il a trouvé l’expression juncea virgo dans L’Eunuque, jeune fille semblable à un jonc, c’est-à-dire à la fois droite et souple. La référence à Térence est du reste explicite dans cette phrase de la 213e Contemporaine (volume XXXIV, 1783) : « Jenny était charmante […] sa taille légère et bien prise la faisait ressembler à cette vierge joncée dont parle Térence » (éd. Champion, t. IX, p. 5156). Il est à remarquer que le texte original porte jonchée au lieu de joncée, preuve que le mot reste une rareté en 1783 et n’est pas connu du typographe, qui a cru sans doute à une faute du manuscrit. On peut rapprocher de cet exemple la correction apportée dans Le Lever du petit maître : le texte des Tableaux de la vie en 1790 donne « une jeune beauté ravissante, modeste, dont la taille joncée annonçait ce bel âge » (t. I, p. 139), mais celui du Monument du costume, en 1789 recourait à une comparaison : « dont la taille, semblable à un jonc, annonçait […] ». Il est permis de penser qu’en 1789 l’imprimeur est intervenu et qu’en 1790 Rétif a pu veiller à l’intégrité de son texte.
Dans son Dictionnaire, dès sa première édition en 1694, l’Académie retient le caractère droit du jonc : « On dit familièrement d’un homme, d’une femme, qui ont la taille bien droite, qu’il est droit, qu’elle est droite comme un jonc. » Cette indication disparaît en 1990 dans l’édition actuelle. Tel est aussi le sens retenu par J.-F. Féraud dans son Dictionnaire critique de la langue française en 1787. Rétif est à l’unisson quand il évoque dans la 93e Contemporaine, « La Fille à la mode », une « jeune et jolie personne, fraîche comme la rose, blanche comme lis, droite comme un jonc » (éd. cit., t. IV, p. 2215).
Mais le plus souvent il associe le jonc à la souplesse, et c’est ainsi du reste que le Trésor de la Langue Française informatisé définit joncé : « qui a la souplesse du jonc », se fondant sur cette citation de Huysmans : « Un soir, elle rencontra dans un bal où elle cherchait fortune en compagnie d’une grande gaupe, à la taille joncée et aux yeux couleur de terre de sienne, un jeune homme qui semblait en quête d’aventures (Huysmans, Marthe,1876, p. 28).
Rétif souligne fréquemment cette idée de souplesse en flanquant joncée d’épithètes comme fine et svelte : « La mise de 1791 était délicieuse, surtout pour l’adolescence : un fourreau dégageant une taille fine, svelte, joncée […] » (Monsieur Nicolas, II, p. 437) ; « Sa taille délicate est fine et joncée » (ibid., p. 483) ; « Filette avait la bouche saillante et mignonne, une taille svelte et joncée […] » (Année des dames nationales, 278e Nationale, vol. 7, p. 1934). Un autre passage de L’Année des dames nationales mérite d’être cité car Rétif y exprime mieux que partout ailleurs la grâce d’une taille joncée : « Elle réunissait à une charmante figure l’enjouement, la modestie, les roses, les lis, le joncé de la taille aux proportions les plus sveltes ; quand elle marchait, on aurait dit qu’elle ne touchait pas la terre ; chaque mouvement, chaque tour de jupe faisait éclore une grâce et un désir » (383e Nationale, vol. 9, p. 2601). Notons que cet exemple est le seul où joncé est un substantif.
Dans Le Palais-royal, la souplesse semble suggérée par le lien que Rétif établit entre le nom de Filumène et la taille joncée. Filumène, dit-il, est un « nom savant qu’on a prêté sans doute à cette nymphe lors de ses débuts à cause de sa taille joncée » (Préambule de la 1re Partie, éd. Manucius, p. 37-38). Ce lien reste tout de même bien obscur : faut-il comprendre qu’il est basé sur fil, en référence à la finesse du jonc ?
La même suggestion est sans doute présente dans la 262e Contemporaine (« La Maîtresse d’homme en place ») avec cette phrase décrivant la robe de mousseline de Saintecéline : « Point de coudes, point de bouffants, une simple voluptueuse, faite de manière à rendre sa taille parfaite encore plus joncée » (éd. cit., t. X, p. 5996). Je n’ai trouvé nulle part trace de cet accessoire nommé voluptueuse ; le contexte semble désigner une sorte de voile léger jeté sur la robe.
Ferdinand Brunot date joncé, dans son acception métaphorique, de 1789 en se référant au Monument du costume (Histoire de la langue française, p. 1310). On a vu par les citations précédentes que le mot date des Contemporaines ; sa première occurrence se trouve dans la 83e nouvelle (devenue la 93e dans la seconde édition), imprimée dans le volume 15 portant le millésime de 1781. Rétif semble l’avoir abandonné dans ses écrits postérieurs à 1800. Alain Rey, dans son Dictionnaire historique de la langue française (1992) mentionne joncé comme « littéraire » et « peu usité » (citant entre parenthèses le nom de Huysmans). Hélas, il omet la place qui revient à Rétif dans l’histoire de ce mot.
Pierre Testud
Mariter
C’est se comporter comme un mari avec sa femme. Rétif forge ce verbe à partir du latin maritare, marier, accoupler : « Vous êtes à moi. Je vous habillerai, je vous mariterai bien et vous serez bien, si vous voulez être bonne envers moi » (L’Année des dames nationales, principalement rédigée en 1788, publiée en 1791-1794, 86e Nationale, « La Wangenette enlevée et retenue par un sauvage », vol. III, p. 631). Mercier recueille ce verbe dans sa Néologie (1801) en citant plus largement ce passage. On trouve dans L’Année des dames nationales deux autres occurrences :
— « Wauwert, maintenu par cette perspective, maritait sa vieille… » (207e Nationale, « Jolie Grenadine muettement aimée », vol. V, p.1494).
— « Il fut convenu entre les 7 frères que chacun d’eux feindrait une maladie, en attendant que Dulis pût mariter leurs femmes. » (278e Nationale, « Les 7 femmes des 7 frères », vol. VII, p. 1937).
Le verbe se trouve également deux fois dans Les Posthumes (rédigées de 1787 à 1789, reprises en 1796, publiées en 1802) :
— « Ce secours fit triompher le nouvel époux, qui marita trois fois sa jeune compagne » (« Suite de l’histoire de la mère d’Yfflasie », vol. IV, p. 306).
— « [De Courgis] avait un dessein, c’était de la [Jeannette Rousseau] mariter devant tout le monde, mais sans affectation […] Ce fut de là qu’on vit Courgis maritant sa nouvelle épouse » (IIe Revie, « Jeannette Rousseau », fin du volume IV, p. 332).
Rétif imagine même un substantif à partir de ce verbe : « La grande dame s’amusa beaucoup de son mari qui, en voulant la caresser comme fille, commettait souvent des maritades très caractérisées ! » (Les Posthumes, vol. III, p. 61).
Les dates de ces occurrences montrent que Rétif a adopté tardivement ce mot, qu’il ne semble pas avoir employé ailleurs. Il est probable qu’on lui doit ce néologisme, qui n’eut aucun avenir. Aucun dictionnaire n’en fait mention, il n’a séduit aucun écrivain.
Il figure cependant dans le fantaisiste Dictionnaire des verbes qui manquent (2010), mais avec le sens de « chercher à tout prix un mari pour ne pas coiffer sainte Catherine ».
Pierre Testud
Mimographe
Littré
MIMOGRAPHE : nom masculin, Terme de littérature latine. Auteur de mimes.Étymologie : Lat. mimographus, de mimus, mime, et du grec graphein, écrire.
MIMOGRAPHIE Traité sur la mimique ou sur les mimes.
Rétif donne le titre de « La Mimographe » à un de ses ouvrages de réformateur et lui donne plus d’ampleur que dans la définition qu’on trouve dans le Littré puisqu’il veut parler plus largement du théâtre et des acteurs. Le mot ne figure pas dans les dictionnaires contemporains de Rétif ou antérieurs (Richelet, Furetière, Trévoux, Ac. 1762).
« Ce mot a deux acceptions différentes dans les Auteurs : il signifie ordinairement un Dramatiste ; mais il désigne encore l’auteur d’un Ouvrage sur les drames et sur les acteurs : c’est le sens qu’il prend ici. »
(Source La Mimographe, 1770, Avertissement, Slatkine, 1980, p. 7.)
Mimophile, Mimomane
Mimophile et mimomane : néologismes qui désignent les passionnés de théâtre et se rencontrent dans Le Paysan perverti sous la plume de Gaudet d’Arras : « La manière dont les mimophiles eux-mêmes reçoivent les acteurs et les actrices, la considération qu’ils leur marquent, ne ressemble pas à celle qu’ils ont pour les autres hommes […] ; elle est protectueuse : l’on veut qu’ils amusent, qu’ils divertissent » (Le Paysan perverti, éd. D. Baruch, UGE, 10/18, t. 2, 152e Lettre, p. 98).
Edmond, « le » paysan perverti, lui répond : « car, mon cher, pour nous autres jeunes gens qui sommes des mimophiles ou si tu veux des mimomanes, une actrice est un être de la nature à peu près que sont les fées pour les enfants » (idem, 153e Lettre, p. 102).
Mise
L’emploi substantivé de mise, au sens de manière de s’habiller est un néologisme apparu dans les dernières décennies du XVIIIe siècle et dont Rétif fit grand usage, particulièrement dans les Contemporaines.
Il s’attira bien des critiques. Notamment en 1785 : le Journal de Paris publia dans son numéro du 10 janvier la lettre d’un « gentilhomme de province à un de ses amis », dans laquelle l’auteur se plaignait de ce que son neveu truffait ses lettres de néologismes, dont le mot mise, « l’expression favorite d’un auteur de romans fort nombreux qui, pour dire qu’une femme est élégamment vêtue, dit qu’elle a une mise fort agréable. » Nougaret, dans son Tableau mouvant de Paris (1787), où il se moque des néologismes à la mode, citera cette lettre deux ans plus tard, en explicitant l’allusion : « Il s’agit en cet endroit de M. Rétif de la Bretonne. Il serait impossible de nombrer les néologismes, les tournures de phrases impropres et barbares dont fourmillent les volumineux écrit de cet auteur original, non seulement par son style extraordinaire, mais encore, ce qui est bien pire, par les obscénités qu’il se complaît à écrire, tout en assurant qu’il se propose de corriger les mœurs, et original surtout par les louanges qu’il se prodigue. » (I, p. 351-355).
Dès le 11 janvier 1785, Rétif avait répliqué au « gentilhomme de province ». On lit à cette date dans Mes Inscripcions : (n° 468) « Réponse au Journal de Paris sur le mot mise ». Elle est imprimée à la fin du volume 41 des Contemporaines, sous l’intitulé : « Réponse d’un orfèvre à la lettre précédente », avec la mention « refusée », signifiant qu’il ne faut pas chercher cette réponse dans le Journal de Paris. Ce soi-disant orfèvre est bien entendu Rétif lui-même.
Tout le début de cette réponse porte sur la défense du néologisme conséquent au sens de considérable, important. Rétif enchaîne : « Quant à l’expression mise, qu’on reproche à l’auteur des Contemporaines, je suis fâché de voir de la malveuillance dans la manière de votre gentilhomme périgourdin. Cette expression n’était pas à confondre avec aucune de celles qu’on relève. Le gentilhomme la détourne exprès à un sens qu’elle n’a pas. Il dit qu’il aimerait autant l’expression favorite d’un auteur de romans très nombreux qui, pour dire qu’une femme est élégamment vêtue, dit qu’elle a une mise fort agréable. Ce n’est pas cela. Jamais l’auteur des Contemporaines n’emploie son expression favorite aussi platement qu’elle l’est dans votre journal. Cet auteur a une manière de voir et de peindre qui est à lui ; jamais aucun de nos romanciers n’a autant insisté sur les moyens pratiques à employer par les femmes pour conserver le cœur de leur mari. »
Puis Rétif passe à la définition de mise : « [L’auteur] a souvent besoin d’un mot pour exprimer concisément la manière et la façon de se mettre. Il en a trouvé un dans la classe de la haute bourgeoisie ou de la noblesse de sa province, et il l’a employé. Mise ne signifie pas élégance ; il signifie manière d’arranger ses habits, sa parure ; il n’est le synonyme ni de parure, ni d’habillement ; il ne pourrait avoir pour équivalent que le vêtir, au substantif. Il faut y joindre un adjectif toutes les fois qu’il est question de déterminer de quelle manière la mise est agréable ; il dit une mise élégante, modeste, seyante, provocante, voluptueuse, et jamais, comme le gentilhomme, une mise fort agréable pour signifier qu’une femme est élégamment vêtue. Mise est le substantif d’un verbe en usage dans la bonne compagnie, où l’on dit se mettre, pour se vêtir de telle façon ; le mot est doux et siérait dans la bouche des femmes de la Cour [Rétif met ici en note : « Une demoiselle auteur me disait un jour que mise était un mot des gens du peuple. Je l’assurai qu’elle se trompait. En effet, le peuple n’a jamais songé à l’employer, non plus que le verbe se mettre. C’est la bourgeoisie qui dit cette femme se met bien ; les artisans disent c’est une femme élégante. » Cette demoiselle est Minette de Saint-Léger, jeune écrivaine avec laquelle Rétif fut en rapport de 1782 à 1784. Dans une note du Palais-royal (I, p. 11), Rétif écrira en 1790 : « Mlle Minette S……. n’aime pas cet agréable mot. Pourquoi ? Il est pittoresque et vaut dix mille fois mieux que le célèbre conséquent de nos cataugans et de nos farauds. »] ; il est français ; il est précis. Mais il a un défaut : c’est d’avoir été introduit par un auteur sans prôneurs, sans intrigue, sans appui parmi ses confrères, et qui s’en est fait des ennemis en les étonnant ! Les insensés ! Qui ne savent pas que le génie créateur de M. R* ira jusqu’à la postérité la plus reculée, tandis que ses vils détracteurs seront oubliés de leur vivant !… »
Mise ne se substitue donc pas à parure, qui est dans les premiers ouvrages de Rétif le seul mot employé dans le champ lexical de l’habillement (dans Le Pied de Fanchette notamment, en 1769). Parure désigne l’ensemble des éléments constitutifs de l’apparence vestimentaire (robes, étoffes, chaussures, bijoux, accessoires et coiffure), mais non l’art et la manière de combiner ces éléments. Parure renvoie à du concret, mise à une manière, à un style. Ce mot manquait à Rétif pour exprimer « concisément » (selon son terme) l’essence de la féminité en société.
Mise et parure coexistent dans les Contemporaines, œuvre dans laquelle leurs occurrences sont les plus nombreuses (282 pour parure et 103 pour mise). Parfois dans la même phrase : « Elle chercha dans son magasin de nippes des choses qui allassent à Cadette et lui trouva une robe de taffetas rose un peu passée, des bas de soie, et jusqu’à des chaussures d’une jeune marquise morte en couches. Cette parure n’était pas fraîche, mais elle n’en donnait à Cadette que l’air plus aventurière, et quelque chose de chiffonné très agréable aux vieux libertins. Ce fut sous cette mise que la Cornevin la conduisit chez Nicolet. » (« La Fille à bien garder », 95e Contemporaine). On voit que mise désigne un air, un quelque chose, un je ne sais quoi (« Sa mise a le charme que j’ai toujours désiré dans les femmes ; c’est un je ne sais quoi d’élégant, de seyant, de propre par excellence, de ravissant » (77e Contemporaine, « La Trentenaire »), qui ne se confond pas avec une robe, des bas ou des chaussures. La parure s’adresse aux yeux, la mise à la sensibilité.
Rétif place même la mise au-dessus de la beauté : « L’air et la mise font à Paris plus que la beauté », écrit-il dans « Les Femmes qui font la fortune de leurs maris » (171e Contemporaine). Elle fait la différence entre jolie et belle : une femme n’est belle que par sa mise. L’héroïne de la 157e Contemporaine « acquit, au bout de quelques mois, le nom de la belle tonnelière, que les Parisiens n’accordent ordinairement qu’à la mise et à la beauté réunies, mais plutôt encore à la mise qu’à la beauté. » Et ailleurs (165e Contemporaine) : « […] la mère de la jolie fourbisseuse (la brune portait celui de la belle fourbisseuse à cause de sa mise).
Dans l’œuvre de Rétif, la première occurrence de mise figure dans la 122e lettre du Paysan perverti, en 1775 : « Je l’ai trouvée sous une mise délicieuse ; on ne vit jamais rien d’aussi voluptueux, et sa gorge !… » Occurrence isolée. Ce n’est que dans la Paysanne (écrite de 1780 à 1782) que le mot s’impose davantage (8 occurrences), comme dans l’édition du Paysan de 1782 (où par exemple, dans la 8e lettre, « la parure de la ville » est corrigé en « la mise de la ville »), et surtout dans les Contemporaines, de 1780 à 1785 (en 1re édition), avec un pic dans les volumes 25 (11 occurrences) et 26 (8), qui datent de 1782. Cette année-là est aussi celle de la Paysanne et de la 3e édition du Paysan. À partir de 1783, le nombre tombe à 1 ou 2.
L’on remarque que dans la 2e édition des Contemporaines (à partir de 1784), Rétif remplace à six reprises le mot mise. En voici quatre exemples. Le texte de 1782 : « Notre amant, en m’abordant, loua ma mise », devient en 1784 : « […] loua la manière dont j’étais mise. » (109e Contemporaine, « La Mère grosse pour sa fille ») ; « son aînée a une mise particulière » (1782) devient en 1786 : « Son aînée a un goût particulier dans sa façon de se mettre » (127e Contemporaine, « Les III Belles Chaircuitières ») ; « Mon mari […] était excité par mes grâces naissantes et par le goût de ma mise » (1782) devient en 1788 : « […] par la manière voluptueuse dont je savais m’habiller. » (168e Contemporaine, « Les Femmes qui rendent heureux leurs maris »). De même dans la 161e Contemporaine (« Les IV Petites Ouvrières »), il substitue en 1788 parure à mise (« […]dans les maisons comme il faut, où la parure un peu distinguée était nécessaire pour être bien reçue » remplace : « […] où la mise était nécessaire pour être bien reçue ») ; mais il garde mise un peu plus loin, ajoutant une note dans laquelle il prend une fois de plus la défense du mot : « En dépit de la sotte critique de l’abonné du Journal de Paris, du 10 janv. 1785, celle de Mlle Minette, etc., ce mot est ici agréable, expressif, concis : je l’emploierai donc, sans entêtement, mais par raison. La mise est la manière, la façon de se mettre, de se vêtir, de se parer. »
Rétif semble s’être avisé qu’il ne fallait pas abuser du mot. La polémique était pourtant ancienne : les critiques de Minette Saint-Léger dataient des années 1782-1784, la lettre publiée dans le Journal de Paris, de 1785. Rétif était-il resté sensible à ces reproches ? Après 1785 (fin des Contemporaines en première édition), les occurrences du mot deviennent plus rares : 3 dans Les Françaises (1786), 1 dans La Femme infidèle (1786), 5 dans Les Parisiennes (1787), 3 dans Les Nuits de Paris (1788 pour les XIV premières parties). Dans les huit premières Époques de Monsieur Nicolas (rédigées de 1783 à 1785), le mot n’apparaît pas. Après la Révolution, il devient rare : 3 occurrences dans Le Palais-royal (1790), 4 dans le 1er volume de L’Année des dames nationales (1791-1794), aucune dans le 2e (le recensement est encore à faire pour les volumes suivants). En 1796, dans la 9e Époque de Monsieur Nicolas, le mot a perdu de sa spécificité et se confond avec parure : « La mise de 1791 était délicieuse, surtout pour l’adolescence : un fourreau dégageant une taille fine, svelte, joncée ; une longue jupe cachant la turpitude des pieds plats, ou n’en laissant voir que la pointe agréable ; une coiffure capricieuse, c’est-à-dire volontaire, et non sujette. » (II, p. 437). Dans Les Posthumes (1802) et les Nouvelles Contemporaines (1802) il n’y a aucune occurrence.
Ces constats laissent penser que Rétif s’est détaché de mise dans les dernières années du siècle, peut-être parce que l’expressivité du néologisme s’était émoussée. Il est remarquable que Mercier ne lui fasse aucune place dans sa Néologie (1801), alors que l’ouvrage accueille largement les néologismes de Rétif ; notons du reste que le mot est également absent du Tableau de Paris (1782-1788). Déjà en 1795, il ne figurait pas dans le Nouveau Dictionnaire français contenant les expressions de nouvelle création du peuple français de Léonard Snetlagte.
Mais il est présent en 1800 dans leDictionnaire Universel de la langue française, avec le latin. Manuel de grammaire, d’orthographe et de néologie, publié par Pierre Claude Victor Boiste, où il est défini brièvement comme « manière de se mettre », sans être signalé comme un néologisme ; or Boiste puise explicitement dans Rétif plusieurs néologismes, augmentant même le nombre de ses emprunts au fil des nombreuses rééditions de l’ouvrage (de 4 en 1800 à 18 en 1812). Le mot paraît de plus en plus souvent adopté : il figure dans l’ouvrage d’Henrion, Encore un Tableau de Paris (1800, p. 152) et dans l’Almanach des Modes de 1817 (p. 31).
Mais les dictionnaires postérieurs à 1800 continuent, malgré la référence de Boiste, à ignorer mise. Tels en 1820, le Dictionnaire de la langue française de Jean-Charles Laveaux, ou en 1827 le Nouveau vocabulaire français, de Wailly. Dans ses Mémoires (écrits vers 1820), Mme de Genlis le condamne en y voyant une innovation du « langage révolutionnaire » (Mémoires, t. V, p. 235). On a là sans doute la raison des réticences académiques.
Il faut attendre les années 1830 pour une reconnaissance définitive. Le mot est dans le Dictionnaire général de la langue française de François Raymond en 1832 (« manière de s’habiller ») et dans le Manuel de la pureté du langage, de Félix Biscarrat en 1835, avec ce commentaire : « Mise. Ces expressions, une mise recherchée, sa mise est élégante, condamnées par les grammairiens, n’en sont pas moins reçues. C’est aux dictionnaires d’enregistrer cette nouvelle acception. » De fait, cette même année, le Dictionnaire de l’Académie officialise le mot.
De quand datait son apparition ? Le Dictionnaire historique de la langue française, d’Alain Rey (2016) donne 1781, sans autre précision ; cette date semble bien liée à la publication des Contemporaines. L’absence de mise dans un dictionnaire de 1770, qui affiche pourtant son intérêt pour le néologisme (Dictionnaire des richesses de la langue française et du néologisme qui s’y est introduit, de Pons-Augustin Alletz), suggère que sa présence dans Le Paysan perverti en 1775 est une nouveauté. Peut-on pour autant considérer Rétif comme son créateur ? Il est impossible de l’affirmer, mais l’hypothèse n’est pas invraisemblable quand on connaît le goût de Rétif pour la création lexicale. Les écrivains contemporains, tels Laclos, Baculard d’Arnaud, Louvet de Couvray, n’ont pas employé mise. Rétif semble en avoir eu l’exclusivité. Il est à remarquer qu’en 1831, Noël et Carpentier, dans leur Philologie française, ou Dictionnaire étymologique, critique, historique, anecdotique, littéraire, à propos de mise, font allusion à la polémique de 1785 : « Mise. Manière de s’habiller. C’était un néologisme en 1785. On a reproché à un auteur de nombreux romans de répéter souvent qu’une femme a une mise agréable pour dire qu’elle est élégamment vêtue. Cette locution n’est plus un néologisme. »
Presque un demi-siècle plus tard, le mot restait donc associé à Rétif.
Pierre Testud
Bibliographie
Pons-Augustin Alletz, Dictionnaire des richesses de la langue française et du néologisme qui s’y est introduit, 1770.
Journal de Paris, 10 et 11 janvier 1785.
Léonard Snetlagte, Nouveau Dictionnaire français contenant les expressions de nouvelle création du peuple français, 1795.
Pierre Claude Victor Boiste, Dictionnaire Universel de la langue française, avec le latin. Manuel de grammaire, d’orthographe et de néologie, 1800.
Jean-Charles Laveaux, Dictionnaire de la langue française, 1820.
Wailly, Nouveau vocabulaire français,1827.
Noël et Carpentier, dans leur Philologie française, ou Dictionnaire étymologique, critique, historique, anecdotique, littéraire, 1831.
François Raymond, Dictionnaire général de la langue française, 1832.
Félix Biscarrat, Manuel de la pureté du langage, 1835.
Dictionnaire de l’Académie, 1835.
Alain Rey Dictionnaire historique de la langue française, 2016.
Misomime
Misomime : s. néologisme rétivien pour désigner les ennemis des spectacles.
Exemple : « Et cependant les Misomimes tiennent toujours le même langage ; leur zèle amer ne cherche qu’à détruire » (La Mimographe, éd. M. de Rougemont, Paris/Genève, Slatkine reprints, coll. Ressources, 1980, p. 214).
Modèlemens
Modèlemens : néol. de Rétif qu’il présente comme la deuxième « face »de l’actricisme*, et qu’il définit ainsi : « J’appelle modèlemens les enseignements que l’auteur insère dans sa pièce pour en déterminer la pantomime, les silences, le vif, le tendre, en un mot la manière d’être dans les différentes situations du drame, tout le jeu muet, et le mode du jeu parlé » (La Mimographe, éd. M. de Rougemont, Paris/Genève, Slatkine reprints, 1980, p. 128).
Les modèlemens correspondent à ce que nous appellerions les didascalies ou indications scéniques dans une pièce de théâtre.
* Voir ce mot.
Niaiser
LITTRÉ
NIAISER v. n. S’amuser à des choses niaises.
Il est fâcheux de s’arrêter à ces bagatelles [sophismes sur l’indivisibilité], mais il y a des temps de niaiser, PASCAL. Esp. géom. I.
Avant qu’il ait niaisé tout son soûl dans un fauteuil et à sa toilette, BARON, L’Homme à bonnes fortunes. I, 5. Il se conjugue avec l’auxiliaire avoir.
HISTORIQUE. XVIe s. Si philosopher, c’est doubter, comme ils disent, à plus forte raison niaiser et fantastiquer comme je foys, doit estre doubter, MONTAIGNE. II, 23.
Dans son Journal, à la date du 1er octobre 1789, Rétif note :
« matin, niaisé à mes jardins »
(c’est par l’expression « mes jardins » que Rétif désigne les pots posés sur le rebord de sa fenêtre).
Journal (1785-1789), édité par Pierre Testud, Editions Manucius, Littéra, 2006, p. 713.
Nocturne
(Adjectif, du latin nocturnus, « de la nuit », « qui agit la nuit, dans les ténèbres », dérivé de nox, noctis. Attesté depuis 1250). L’adjectif nocturne n’a rien d’un néologisme, mais il bénéficie, dans les dernières années de l’Ancien Régime, de l’intérêt suscité par les Nuits d’Young (Night Thoughts on Life), dont la traduction par Letourneur paraît en 1769. C’est en effet à cette époque qu’apparaissent des néologismes de la même famille, comme « noctambule ». « On a dit d’Young, relève ainsi Mercier dans sa Néologie (1801), « Noctambule pressé que le soleil se couche » ; ce qui n’empêche pas que ce poète religieux ne soit consolant et sublime ».
Dans l’œuvre rétivienne, l’adjectif nocturne est essentiellement présent dans les Nuits de Paris, sous-titrées Le Spectateur nocturne (1788-1794). Le titre dont se pare l’ « indagateur », avec ses variantes, correspond en effet à l’occurrence la plus fréquente du terme :
Cette Jeune-infortunée me demanda, si je n’étais pas le Chat-huant ? La question me fit rire. – Je suis le Spectateur nocturne. – Hâ oui, oui, l’Oiseau-nocturne ; voilà comme on m’a dit (…). (Tome VI, 123e Nuit)
Également présent dans le titre de l’avant-dernière partie des Nuits, « la Semaine nocturne » (1790), l’adjectif vaut surtout comme un étendard grâce auquel Rétif manifeste une volonté de rupture avec l’esthétique classique mais aussi avec un certain discours rationnel hérité des Lumières, dont le Tableau de Paris (1781) de Louis-Sébastien Mercier pérennise la tradition synoptique.
Le choix du nocturne affiche une esthétique qui témoigne du succès croissant de la palette « sombre » à la fin du XVIIIe siècle. L’influence d’Young y est corroborée par celle des Recherches philosophiques sur l’origine des idées que nous avons du beau et du sublime d’Edmund Burke, traduites en 1765, et dont témoigne de toute évidence le célèbre incipit des Nuits. Le goût pour l’horreur se voit ainsi revendiqué dans la série comme la source d’un plaisir trouble que le Spectateur exploite dans ses « tableaux nocturnes » et dont il explore la source dans les Nuits 113, 114 et 118, consacrées aux « frayeurs nocturnes » des enfants. L’amitié du « Hibou » et de la petite fille, scellée par une communion dans la fascination pour les contes terrifiants et la compassion dans l’effroi, y exprime la foi que Rétif place dans la capacité du récit à recréer, par la terreur et la pitié, une communauté humaine, y compris aux heures les plus sombres de la Révolution.
Cette confiance dans les pouvoirs de l’imagination et des passions explique sans doute le parti-pris subjectif que recouvre le choix du nocturne dans l’appréhension de l’espace urbain puis de l’Histoire révolutionnaire. Délibérément, Rétif choisit de rapporter, à la faveur de ses « visites nocturnes », « courses nocturnes » et autres « excursions nocturnes », un autre point de vue, moins évident et moins attendu. Mais, comme l’a bien montré Philippe Barr, le projet de dévoiler, avec le Paris nocturne, la ville secrète « dont aucun guide n’a encore parlé » (Philippe Barr, 159) s’inscrit également dans un programme inspiré par le modèle des Mille et une Nuits. Dans la préface de la série, le Spectateur nocturne revendique la sélection de 366 « Nuits » dans le cours de « vingt années » : « aventures nocturnes » (Tome XI, 286e Nuit), « quipro-quo nocturnes » (Tome XI, 303e Nuit) témoignent de cette volonté de captiver l’imagination du lecteur, quitte à jouer sur deux tableaux, comme dans « le Lutin nocturne » (Tome XI, 102e Nuit) où le « prétendu Revenant » d’Antonius Leeman ne parvient pas à en imposer à un « Spectateur » goguenard.
Le divertissement, dans les Nuits de Paris, se veut en effet subordonné à un projet moral et politique qui passe par la dénonciation des « iniquités nocturnes » (Tome I, Première Nuit). La dimension satirique de la série est mise en exergue par les frontispices des différents volumes, qui annoncent parfois les Caprices (1799) de Goya. La neuvième partie s’orne ainsi d’une gravure montrant « Le Spectateur-nocturne voyant, au Billard-des-gueux, la Nature-humaine dans toute sa difformité » tandis que le frontispice de la dixième partie le représente « voyant un Vaurien couper à trois Jeunes personnes leurs robes blanches, à la faveur des ténèbres ». Le regard pénétrant du Hibou nous introduit ainsi au cœur du vice caché dans les replis de la capitale, confirmant la synonymie signalée par le Dictionnaire de l’Académie de 1762 entre ce qui est nocturne et ce qui est illicite, notamment lorsque l’adjectif qualifie un rassemblement : « fêtes nocturnes » (Tome I, 13e Nuit), « représentations nocturnes des Bas-farceurs » proposées par Nicolet lors de la Foire Saint-Laurent (Tome VI, 122e Nuit) ou « Assemblées nocturnes » (Tome IX, 225e Nuit ; Tome X, 238e Nuit) que favorisent les bals, sont également condamnées comme « nuisibles aux mœurs, favoris[a]nt une dissipation dangereuse, et caus[a]nt chaque année la perte de plus d’une Imprudente » (Ibid.). L’« effervescence nocturne » (Tome XIV, Postscript) du peuple apparaît plus redoutable encore au « Spectateur-nocturne de la Marquise de M*** » (Tome XI, 301e Nuit) que la « fureur brutale des Orgiaques-nocturnes » (Tome VII, 167e Nuit) ou les abus du pouvoir politique (« exécution nocturne », Tome VII, 158e Nuit ; « emprisonnement nocturne », Tome VIII, 1765 ; et autres « opérations nocturnes de la Police », Tome VIII, p. 193e Nuit). C’est sans doute ce qui explique l’accentuation, dans La Semaine nocturne et XX Nuits de Paris, des sèmes les plus dysphoriques attachés à la composante nocturne de la série.
Bibliographie
– Philippe Barr, Rétif de La Bretonne spectateur nocturne. Une esthétique de la pauvreté, Amsterdam-New-York, Rodopi, 2012.
– Françoise Le Borgne, « Entre le sombre et le noir. Les Nuits révolutionnaires de Restif de La Bretonne », dans Philippe Bourdin (dir.), Les Nuits de la Révolution française, Clermont-Ferrand, 2013, p. 257-369.
Françoise Le Borgne
Nonvérité, Nonvrai
Nonvérité : s. f. néologisme qui s’applique au théâtre. C’est la nature même de l’espace théâtral de ne pas être ce qu’il représente ; et c’est à l’auteur de parvenir à nous y faire croire.
« D’un autre côté, l’illusion est détruite, dès que le spectateur sent s’élever cette pensée, qu’on ne s’échapperait pas ainsi, sans être vu, d’un salon ou telle autre pièce d’un véritable appartement : ce défaut ne résulte pas de la maladresse des acteurs, ou seulement de la mauvaise disposition du théâtre, il vient de l’auteur : il est surtout sensible dans les drames des auteurs-comédiens, qui paraissent ne se défier jamais assez de la nonvérité de la scène » (La Mimographe, éd. M. de Rougemont, Paris/Genève, Slatkine reprints, 1980, p. 109).
La nonvérité, comme le nonvrai se distinguent donc du mensonge ou de la fausseté et de toutes ces catégories morales qui justifiaient les attaques de l’Église contre le théâtre. Ils ont néanmoins pour antonymes vrai et vérité que Rétif estime plus ou moins nécessaires selon les genres ; ainsi, le drame, qui devrait reconstituer le monde réel, doit-il s’appuyer sur des « objets d’imitation non seulement honnêtes (ce qui est indispensable) mais dans qui l’on voye un degré de vérité, qui les rende intéressants […]. Sans la vérité, point de drame : une tragédie lyrique peut être nonvraie ; lorsque ses acteurs font oublier le fond par les accessoires, qu’ils sacrifient, comme les Italiens, la vérité à la beauté du chant, qu’ils s’amusent, dans la passion, à perler des cadences, on ferme les yeux sur tout cela ; mais une pièce de déclamation doit avoir la vérité des mœurs, soit passées, soit actuelles […]. Que l’auteur ne donne donc jamais à nos acteurs que des imitemens* naturels, honnêtes et utiles tout-à-la fois, s’il veut produire, avec l’illusion, le plaisir solide qui résulte de l’instruction, jointe à l’utilité retirée » (ibid., p. 181-182).
* Voir ce mot.
Nuager
NUAGER : néol. v. tr. Assombrir.
« Il est venu m’embrasser, avec un front nuagé, de cet air embarrassément fier, qui semble dire aux gens : je boude, de peur d’être grondé » (La Mimographe, éd. M. de Rougemont, Slatkine reprints, 1980, p. 40).
« Ces pièces, je veux le croire, ne satyrisent pas la vertu, mais elles en nuagent l’éclat, elles la font redouter » (idem, p. 324).
Oborier
Le mot se trouve dans Les Nuits de Paris : « Tandis que cette idée m’occupait, et que je sentais mes larmes oborier (comme disaient les Latins) […] » (347e Nuit, éd. Champion, 2019, t. IV, p. 1640). Ce néologisme est en effet directement formé sur le latin oboriri, signifiant se lever, apparaître.
Autre occurrence dans la 379e Nuit : « On se mit ensuite à table. Je mangeai peu ; j’avais le cœur gonflé ; mes larmes oboriaient malgré moi, c’est-à-dire qu’elles humectaient ma paupière sans couler. » (t. IV, p. 1873). C’est ce passage que Mercier cite dans sa Néologie. On remarquera que Rétif ici ne se contente plus de renvoyer à l’étymologie, mais juge nécessaire de donner la signification de ce verbe étrange.
Il avait de quoi surprendre en effet et il fut épinglé dès la publication de la Néologie : « Ingrats que nous sommes ! écrit le journaliste du Mercure de France rendant compte de l’ouvrage en 1801. Nous ne savions pas que nous devions le mot oborier au citoyen Rétif ». En 1845, Francis Wey, dans ses Remarques sur la langue française au 19e siècle (1845), place oborier dans sa liste des « néologismes du XVIIIe siècle signés de noms célèbres » qui « montreront jusqu’à quel point les objets de mode, quand la mode est passée et qu’ils ont vieilli, sont ridicules et grimaçants » (p. 176).
Rétif n’a employé ce verbe que dans les deux passages cités. Sans doute venait-il de le découvrir dans un texte latin et le délaissa-t-il ensuite, estimant qu’il était trop pédant. Oborier ne figure dans aucun dictionnaire et n’a été repris apparemment par aucun écrivain.
Pierre Testud
Opéradiens, Opéradiennes
Opéradiens, opéradiennes : néol. acteurs et actrices de l’Opéra.
Dans le cadre de sa réforme du théâtre, Rétif envisage un statut particulier pour les acteurs de l’Opéra : « L’on cultivera de même des sujets pour l’Opéra ; mais ils ne seront pris que dans les conditions qui ne peuvent être admises au rang d’acteurs-citoyens ; ils auront des appointements ; le théâtre sera leur état ; et pour le reste, les Opéradiens suivront les règles de conduite prescrites pour les acteurs-citoyens par les articles suivants » (La Mimographe, éd. M. de Rougemont Paris/Genève, Slatkine reprints, 1980, p. 189-190).
« J’ai pensé que c’est la rareté des voix convenables qui vous a portée à rendre les Opéradiens acteurs de profession : l’anaphonèse, ou l’exercice du chant, leur est d’ailleurs absolument nécessaire » (ibid., p. 328).
Dans les derniers volumes des Contemporaines, consacrés aux femmes des théâtres, le terme opéradiennes est un générique qui englobe les chanteuses, les danseuses et les figurantes qui se produisent à l’Opéra.
Original
Employé comme adjectif, le mot est, dans les dictionnaires, défini par la négative : « Qui n’est d’après aucun modèle. On appelle pensée originale, une pensée neuve, et qui n’a été prise d’aucun auteur » (Dictionnaire de l’Académie, 1762). Nouveau Pygmalion, Gaudet entend façonner Ursule pour en faire la femme la plus en vue de Paris. Il lui commande de « suivre les modes, quelque extravagantes qu’elles paraissent », mais en les adaptant. « C’est par ce moyen que vous serez toujours neuve, toujours piquante, toujours originale, c’est-à-dire jamais imitatrice servile » (La Paysanne pervertie, lettre 98, p. 327). Le conseil du libertin s’applique aussi à la création littéraire rétivienne. À l’affut des modes littéraires, mais soucieux de se distinguer par l’innovation formelle, Rétif revendique, dans un discours péritextuel ostensiblement racoleur, la radicale nouveauté de ses ouvrages. Ainsi des « tableaux nocturnes » de Paris, présentés par l’éditeur comme « les plus curieux qui aient jamais existé ». (Les Nuits de Paris, préface, p. 619).
Un « morceau original » (Les Françaises, I, Les Filles, « La Fille d’esprit », p. 201) se distingue de la copie, toujours suspecte d’erreur ou de falsification. Il porte la marque de l’authenticité. Dans La Vie de mon Père, le grand-père Pierre Rétif se joue de ses voisins gentilshommes en fabriquant de faux parchemins attestant ses nobles origines. Le narrateur transcrit « ce morceau vraiment original » (La Vie de mon père, p. 136). L’adjectif, employé dans le sens d’authentique, doit se comprendre dans un sens ironique. Le narrateur se moque de la valeur unanimement accordée aux titres d’inféodation, d’ailleurs à l’époque souvent contrefaits, et raille la naïveté du public en la matière. Il donne a posteriori au lecteur une précieuse clé : le récit qu’on vient de lire n’est pas à prendre au pied de la lettre. C’est, ni plus ni moins que la « Généalogie des Restifs », un « morceau vraiment original ». L’adjectif problématise la question de la fiction littéraire jusque dans son expression autobiographique.
Employé comme substantif, original désigne la forme première d’un acte juridique, d’un tableau, d’un texte. Rétif recourt fréquemment à la tournure l’original de …, par exemple dans Les Contemporaines, où il est question de « l’original du tableau » (Les Contemporaines, 188e nouvelle, « La Gouverneuse »). Dans La Paysanne pervertie, Laure envoie à Ursule la copie d’une lettre de Lagouache. « Je garde l’original, pour le montrer à M. Gaudet » (La Paysanne pervertie, lettre 91, p. 298). La leçon se veut formellement exacte : elle conserve la « belle orthographe » de Lagouache, de type phonétique. C’est une copie d’après ou sur l’original. L’expression s’emploie de même pour la traduction. À propos de la traduction du Fin Matois, ou Histoire du Grand Taquin (d’après Quevedo), publiée en 1776, Rétif écrit : « Cette traduction fut faite en société avec M. d’Hermilly, censeur royal ; je corrigeai la traduction d’après l’original […] » (Mes Ouvrages, dans Monsieur Nicolas, II, p. 911) ; et dans la VIe Époque : « je consentis à l’imprimer à condition qu’il [d’Hermilly] me prêterait l’original et qu’il m’aiderait à rectifier tout ce que je n’entendais pas. Je puis dire que je refis toute cette traduction sur l’original » (Monsieur Nicolas, II, p. 247-248).
Le substantif, quand il désigne une personne, s’emploie en mauvaise part. « On dit par raillerie d’un homme qui est singulier en quelque chose de ridicule, que c’est un original, un vrai original, un franc original » (Dictionnaire de l’Académie, 1762). Rétif partage parfois cette acception négative. Dans La Mimographe, on lit, en écho à une critique formulée par Rousseau dans la Lettre à D’Alembert sur les spectacles, que dans la comédie « le jeu de l’acteur n’est propre qu’à rendre charmant un original vicieux » (p. 92). Mais en règle générale l’original prend sous la plume de Rétif un sens positif. Dans Les Nuits de Paris, il sert à désigner Du Hameauneuf, dont le modèle serait un certain « M. de Vllnv [Villeneuve] » (Monsieur Nicolas, IXe Epoque, II, p. 369), un avocat au Parlement que Rétif aurait rencontré chez Butel-Dumont ou chez La Reynière, et qui hante les cafés. Comment ne pas songer au Neveu de Rameau ?
Du Hameauneuf accompagne le Spectateur nocturne, surtout à partir du volume X des Nuits. Le narrateur évoque « la singularité de son caractère » (Les Nuits de Paris, 243e nuit, « La mendiante à l’enfant », p. 1259). « Un original se présente à ma vue, un vieux manteau rouge, un petit chapeau sur une frisure touffue ». (Les Nuits de Paris, 56e nuit, « Suite. L’escalier », p. 346). Il prêche la morale naturelle, invoque le modèle des Othomacos, tribu des rives de l’Orénoque, et défend l’idée du mariage. Il imagine un règlement pour conduire les jeunes gens et s’assurer de la régularité de leurs mœurs. La singularité du personnage se reflète dans la singularité de ses idées, et qu’illustrent les –graphes de Rétif.
Dans la 12e partie, il est à nouveau introduit sous la dénomination d’original. « On sait que c’était un original : il lui était passé par la tête de se survivre à lui-même, et de savoir comment tout s’arrangerait, après sa mort » (Les Nuits de Paris, 316e nuit, « Résurrection de… Le mort supposé », p. 1511). En se faisant passer pour mort, Du Hameauneuf se ménage un poste d’observation privilégié sur le monde qui l’entoure. L’attitude, symétriquement inverse de celle de Fonlhète dans Les Posthumes, fait écho au fantasme rétivien d’ubiquité, et à l’aspiration à se survivre par son œuvre, que la fiction éditoriale anticipe en présentant l’auteur comme déjà mort (dans Les Contemporaines notamment). Dans la suite du passage, il est désigné par l’appellatif « l’Original » : le déterminant défini et la majuscule font de la qualité une essence. La singularité n’est plus accidentelle : elle est essentielle. Elle perd alors toute connotation péjorative.
On ne devient original que par le jugement d’autrui. Le Spectateur nocturne est ainsi vu comme un original. « Vous me paraissez original ! », lui lâche le « polygyne », que le Hibou s’attachait à observer (Les Nuits de Paris, 82e nuit, p. 537). Ce même jugement atteint Rétif dès son vivant. On parle communément de « l’original Rétif », pour signifier non le génie créateur, mais l’extravagance et le mauvais goût (Le Borgne, p. 350). Cette mise au banc du monde des lettres affranchit Rétif de toute obligation à se conformer aux normes esthétiques et aux usages rhétoriques de son temps. Il gagne en indépendance ce qu’il perd en légitimité. Il en vient à revendiquer son statut d’auteur original, soucieux de vérité et d’authenticité, et assumant pleinement la part de fantaisie et l’inspiration populaire de sa création.
Nicolas Brucker
Bibliographie
Œuvres de Rétif
La Mimographe, ou Idées d’une honnête femme pour la réformation du théâtre national, 1770.
La Paysanne pervertie, ou les dangers de la ville, éd. B. Didier, Paris, GF-Flammarion, 1972.
La Vie de mon père, éd. D. Baruch, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 2002.
Les Contemporaines, éd. P. Testud, Paris, Honoré Champion, 2014-2018.
Les Françaises, ou XXXIV exemples choisis dans les mœurs actuelles, 1786.
Les Nuits de Paris, éd. P. Testud, Paris, Honoré Champion, 2019.
Monsieur Nicolas, éd. P. Testud, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989.
Études
Françoise Le Borgne, Rétif de la Bretonne et la crise des genres littéraires (1767-1797), Paris, Honoré Champion, 2011.
Roland Mortier, L’Originalité. Une nouvelle catégorie esthétique au siècle des Lumières, Genève, Droz, 1982.
Pierre Testud, Rétif de la Bretonne et la Création littéraire, Genève, Droz, 1977.
Papelard, papelarder
Le vieillard qui tente de séduire la petite laitière dans la 142e nouvelle des Contemporaines est désigné comme un papelard (éd. Champion, t. VI, 2017, p. 3340 et 3343), soit un faux dévot, un hypocrite, un cafard (autre terme employé dans la nouvelle à son sujet).
Le mot est ancien : en 1694, dans la 1re édition du Dictionnaire de l’Académie il était déjà qualifié de vieux, et il est daté du XIIe siècle dans la 9e et actuelle édition. À partir de la 4e édition, en 1762, familier remplace vieux, modification significative. D’après le graphique du Dictionnaire vivant de la langue française (DVLF), le mot était devenu plus usuel à partir du milieu du XVIIe siècle, et se fit plus rare après le début du XXe.
Ses occurrences, au fil des siècles, sont nombreuses. François Guizot, dans son Dictionnaire des synonymes de la langue française (1863), se trompe en affirmant que le mot, du style « badin et familier », n’est « guère employé que dans La Fontaine et les pièces légères de Voltaire » (p. 532). Il est en fait bien présent dans la littérature des XVIIIe et XIXe siècles, et parfois encore, dans une moindre mesure, dans celle du XXe. Il a son entrée dans tous les dictionnaires.
Papelarder (parler en hypocrite) est attesté depuis le XIIIe siècle (avec sa variante papelardir). Il est notamment présent dans le Roman de la rose (papelardant) et chez Rutebeuf. Mais le Dictionnaire de l’Académie ne le mentionne que dans son complément de 1842 et l’ignore ensuite, même dans sa dernière édition. Malgré son emploi fréquent, il ne figure que rarement dans les dictionnaires du XIXe siècle : on le trouve dans le dictionnaire de Napoléon Landais (1852), qui le qualifie de « vieux et même hors d’usage », de Bescherelle (1856) où il est dit « peu usité », de La Châtre (1865) et dans le Littré (1863), avec une citation de Rutebeuf. Il figure aussi dans l’ouvrage de Charles Pougens, Archéologie française, ou Vocabulaire de mots anciens tombés en désuétude (1825), avec quelques citations.
Rétif l’emploie une fois, dans Le Curé patriote, texte qui date de 1790, imprimé en partie dans la IIIe Partie du Palais-royal et en partie dans le volume I de L’Année des dames nationales en 1791. On peut le lire réunifié dans l’édition donnée en 1989 par « Le Castor astral » (1 vol. de 63 pages) et dans l’édition Manucius du Palais-royal en 2009. La phrase est la suivante : « Il la papelarda, lui dit qu’elle était belle encore » (respectivement aux pages 41 et 271). Papelarder quelqu’un, c’est s’adresser à lui en papelard, en le trompant par des propos flatteurs et hypocrites.
L’originalité de Rétif est dans l’emploi transitif du verbe. Selon Alain Rey (Dictionnaire historique de la langue française), cet emploi serait une innovation de Balzac. Il pense sans doute à ce passage des Contes drolatiques : « Impéria estoit la plus précieuse et fantasque fille du monde, oultre qu’elle passoyt pour la plus lucidifiquement belle, et celle qui mieulx s’entendoit à papelarder les cardinaulx, gualantiser les plus rudes soudards et oppresseurs de peuple » (La Belle Impéria, 1833) ; ou à celui-ci, dans Le Député d’Arcis (1850) : « Oh ! Il aura beau le papelarder,réponditPigoult,quisaisitlapenséecachéedanslecalembourdusubstitut,lamaindeCécilenedépendnidupèrenidelamère. »
Dans le domaine lexical aussi, avant Balzac, il y eut Rétif. On peut s’étonner qu’il ait si peu usé de ces mots, car nombre de ses personnages sont bien des papelards qui papelardent.
Pierre Testud
Parangon
« PARANGON n. m. emprunté (XIIIe s.) à l’italien paragone, antérieurement paragono (fin XIIIe s.) « pierre de touche », « modèle » (1516) et « comparaison » (déb. XVIe s.) » (Dictionnaire historique de la langue française, 1993).
Le terme PARANGON est qualifié par Furetière, en 1681, de « vieux mot qui désignait autrefois une chose excellente et hors de comparaison », mais en tant que « terme d’imprimerie. C’est la seconde grosseur des caractères d’imprimerie après le gros canon et le petit canon. » Le premier sens est encore attesté dans le Dictionnaire de l’Académie de 1762, mais sous une forme plus générique de « Modèle, patron, Parangon de beauté, de Chevalerie, il est vieux. », tandis que le second sens subsiste et se précise : « Terme d’imprimerie. Caractère d’imprimerie qui est entre la Palestine & le petit canon. Il y a le gros Parangon et le petit Parangon. »
L’usage du substantif pris au premier sens tend à s’affaiblir au XVIIIe siècle, puisqu’on lit en 1788 dans le Dictionnaire critique de J.-F. Féraud, qu’« on ne le dit plus que dans le burlesque, ou le satirique ». La notion d’excellence subsiste toutefois, jusque dans les éditions récentes du Dictionnaire de l’Académie, avec, souvent, cette nuance d’ironie, comme dans l’expression « parangon de vertu ». La particularité de la démarche de Rétif a été de transférer la première signification au sens 2, en attribuant, à un caractère typographique particulier, les vertus esthétiques et morales du premier sens, pour caractériser un personnage.
Le substantif devient en effet chez Rétif un nom propre attribué par l’auteur, dès 1775, au maître d’apprentissage du jeune Edmond dans le Paysan perverti. C’est dans ce roman que Madame Parangon apparaît dans l’œuvre de Rétif, en tant qu’épouse du peintre chez lequel le jeune Edmond va entrer en apprentissage. Là d’autre personnages (Manon Palestine, Mme Canon, M. Trismégiste) portent aussi des noms de caractères d’imprimerie. Alors que M. Parangon apparaît comme un personnage odieux et brutal, Mme Parangon est décrite comme un être sensible. Dans La Paysanne pervertie (1785) elle est aussi l’un des personnages principaux, en tant que confidente et correspondante d’Ursule, la sœur d’Edmond. Opposée au moine libertin Gaudet d’Arras, elle s’élève contre ses thèses. L’apparition de Colette Parangon dans ces romans nous mène sur la trace du développement de l’intime chez notre écrivain. Cette figure connaît en effet une amplification exceptionnelle dans Monsieur Nicolas, puisque Rétif situe alors la rencontre avec cette bonne fée dès son enfance, à Sacy, et qu’il s’attribue une bonne partie des relations d’Edmond avec elle.
Dans Monsieur Nicolas (1796) la biographie du personnage de fiction est en effet élargie, de sorte que la rencontre se fait dès l’enfance, dans le village de Sacy, sous le signe de l’innocence. Le premier trait de son amour pour cette femme résulte effectivement de sa pureté ; vierge, bien qu’elle soit mère de plusieurs enfants, mais victime d’une tentative de viol supposée de la part du narrateur, elle devient une référence morale qui joue un rôle déterminant dans sa vie. Le rapport du patronyme avec l’imprimerie s’éclaircit, puisque Rétif décrit son apprentissage de typographe à Auxerre (1751-1755) en gardant les noms issus du roman d’Edmond. La veine autobiographique est particulièrement développée dans Le Drame de la Vie, contenant un homme tout entier (1792). Cette « véritable autobiographie dramatique » (Jean Goldzink, 1991) est constituée de dix drames et confère à cette femme une place constitutive pour l’identité du héros, puisqu’elle apparaît dans le premier « Acte des Ombres » et que la « Première pièce régulière » qui suit, est intitulée « Madame Parangon ou le pouvoir de la vertu. »
Etant donné sa beauté, sa sensibilité et sa situation sociale plus élevée, Mme Parangon incarne une image idéale de la femme et personnifie ce qu’exprime son patronyme dans Le Paysan perverti, à savoir d’être le modèle, l’archétype de toute projection amoureuse. Le lien avec l’intime résulte des particularités de l‘imagination rétivienne ; pour Pierre Testud ce personnage est même « Le premier exemple qui s’impose » (p. 134), si l’on veut observer comment la réalité devient chez Rétif « la source de plusieurs développements imaginaires » (p. 134). Ceci résulte du fait que « La donnée initiale est ici une donnée autobiographique, douée d’une forte valeur émotionnelle » (Ibid.). Mme Parangon incarne les rêves issus de l’adolescence de l’auteur, lorsqu’il était apprenti typographe chez l’imprimeur Fournier à Auxerre. Elle apparaît aussi de façon plus ou moins masquée dans d’autres romans dont Le Quadragénaire (1777) et La Malédiction paternelle (1780), mais elle inspire surtout de multiples variations, sous différentes identités dans les nouvelles, notamment dans Les Contemporaines (1779-1785 ; la 107e « La femme tardive ou la dernière aventure d’une femme de quarante ans ») et dans Les Provinciales (1795) la 99e « Dijonaise violée pour son amie, enfin reconnue » (vol. III, p. 725 à 730). Elle inspire plus furtivement d’autres épisodes faisant allusion à la biographie de l’auteur, comme dans Les Contemporaines par gradation (1785) « La Belle Imprimeuse ou la femme longtemps désirée », une nouvelle dans laquelle tous les personnages portent des noms de caractères typographiques, le vocabulaire de l’imprimerie étant détourné, sous une forme ludique, vers une fête des mots.
L’importance intime de Mme Parangon est liée au fait que son patronyme fictif s’inscrit dans le contexte de l’imprimerie. Ceci nous renvoie à la fois à la formation de Rétif et au dispositif langagier qu’il met en œuvre pour assigner une place particulière aux signes, en tant que traces de l’origine. En effet, l’autobiographie nous révèle la rivalité entre l’auteur et l’imprimeur Fournier. Or le substantif Parangon désigne des gros caractères d’imprimerie et c’est par un processus métonymique qu’il applique ce patronyme à l’imprimeur. Ce mouvement d’attribution est d’autant plus justifié que, durant cette période d’expansion du livre, l’un des frères de l’imprimeur d’Auxerre, Pierre-Simon Fournier, a contribué à Paris, à la rénovation de la typographie par son grand ouvrage, le Manuel typographique utile aux gens de lettres et à ceux qui exercent les différentes parties de l’imprimerie (1764-1766). Le contexte de l’imprimerie produit une surdétermination de la rencontre et, d’un point de vue psychanalytique, un phénomène de condensation à partir du vocabulaire typographique, puisque Marguerite Collet, épouse de l’imprimeur François Fournier, devient Colette Parangon.
Si pour Rétif « l’histoire réelle de Mme Parangon est un fonds inépuisable pour son imagination » (P. Testud, p. 140) c’est notamment à cause du lien intime qu’il établit au moyen de ce patronyme. Comme l’écrit Gisèle Berkman « tout se joue ici dans un transfert de traces, support d’une archéologie fabuleuse de soi. De la trace de pas au pied, du pied à la chaussure. » (G. Berkman, p. 406) car, « le « fétiche » rétivien est ce qui fait écrire, mais aussi ce qui, érigé en monument, acquiert une valeur de relique. » (p. 407) Ainsi s’explique que le scripteur de l’autobiographie trace, dans la chaussure de Mme Parangon, une déclaration d’amour qui s’imprimera sous ses pieds, mais aussi que cette femme reste un flambeau qui lui indique la voie. Les multiples variations, dans les récits où elle apparaît, permettent ainsi de vivifier sa mémoire, parce qu’elle a inspiré l’écrivain et a validé sa vocation, de sorte que ces épisodes fonctionnent, à la fois comme un gage de fidélité et comme un retour vers cette source. Ce sont même les caractères d’imprimerie qui donnent corps aux fictions qu’elle a insufflées. Ceci nous fournit une idée de la vertigineuse recherche imagée née de cette rencontre.
Claude Klein
Bibliographie :
Rétif de la Bretonne, Le Paysan et la Paysanne pervertis, éd. établie par Pierre Testud, Paris, Éditions Honoré coll. « L’Âge des Lumières », Champion 2016, deux vol. de 1462 pages continues.
Rétif de la Bretonne, Monsieur Nicolas ou le cœur humain dévoilé, éd. établie par Pierre Testud, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1989, deux vol.
Rétif de la Bretonne, Le Drame de la vie, contenant Un homme tout entier, Préface de Jean Goldzink, Paris, Imprimerie nationale, coll. « Le spectateur français », 1991, p. 7-34.
Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines, ou aventures de plus jolies femmes de l’âge présent, éd. critique établie par Pierre Testud, Honoré Champion, coll. « L’âge des Lumières », Paris 2014-2017, dix vol.
Gisèle Berkman, Filiation, origine, fantasme. Les voies de l’individuation dans Monsieur Nicolas ou le cœur humain dévoilé de Rétif de la Bretonne, Paris, H. Champion, 2006.
Claude Klein, « Madame Parangon, un modèle pour l’inscription de la lettre », Études rétiviennes, n°47, 2015, p. 77-80.
Pierre Testud, Rétif de la Bretonne et la création littéraire, Genève-Paris, Droz, 1977.
Patriarcal
L’adjectif patriarcal occupe une place privilégiée dans l’œuvre de Rétif de La Bretonne : l’emploi qu’il fait de ce terme à partir de La Vie de mon père (1778) contribue à en infléchir le sens et, ce qui est plus remarquable encore, à l’associer au monde paysan contemporain.
Dans son Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey nous rappelle que l’adjectif patriarcal apparaît au XVe siècle dans la langue française. Issu du latin patriarchalis, il qualifie ce qui concerne l’un des cinq sièges épiscopaux les plus importants de l’Église primitive, dont les dignitaires étaient appelés patriarches.
C’est vers le milieu du XVIIIe siècle, que l’adjectif patriarcal commence à être appliqué à ce qui se rapporte aux patriarches bibliques et à ce qui évoque la simplicité de leurs mœurs. Cette acception, utilisée dès 1755 par Voltaire (lui-même (auto-)qualifié de « patriarche » à partir de son installation à Ferney, en 1758), est encore ignorée du Dictionnaire de l’Académie de 1762 et du Dictionnaire critique de la langue française qui, en 1787, précise que patriarcal ne s’emploie qu’en relation avec le titre de dignité ecclésiastique.
Rétif, pour sa part, se réfère bien au sens biblique du terme : la référence du modèle patriarcal, qu’il promeut dans La Vie de mon père est explicitement celle des pères fondateurs du peuple juif et notamment d’Abraham, Isaac et Jacob. De fait, c’est en lisant la Bible « un peu gauloise » de son père, qu’Edme Rétif, le père de l’auteur, prend « le goût des vertus sublimes et patriarcales » (La Vie de mon père, Garnier frères, 1970, p. 29) et, s’étant, toute sa vie, montré digne de ces glorieux modèle, finit par s’identifier à eux. Ainsi, Rétif aborde le quatrième livre de La Vie de mon père, consacré à l’évocation de sa vie à la ferme de La Bretonne en compagnie de sa deuxième épouse, Barbe Ferlet, et de leurs enfants, en annonçant : « C’est ici en quelque sorte la vie patriarcale de mon père » (op. cit., p. 124).
Quels sont les caractères qui justifient cette assimilation d’Edme Rétif à ces patriarches qu’il vénère ? Si la piété d’Edme Rétif n’est pas douteuse, c’est surtout par sa vertu que le laboureur se signale. Son action est entièrement dévouée aux intérêts de la communauté villageoise, que ce soit dans le domaine agricole ou dans l’exercice de la justice. Sa vie familiale est également exemplaire : soumis à son père jusqu’au sacrifice, c’est un époux irréprochable et un excellent père. Son courage, son abnégation, son intelligence et sa bonté sont récompensés par la prospérité de sa ferme et une abondante descendance au centre de laquelle il trône, une fois son labeur quotidien achevé : « Tous les soirs à souper, qui était le seul repas où toute la famille pouvait être réunie, il se voyait comme un patriarche vénérable, à la tête d’une maison nombreuse ; car on était ordinairement vingt-deux à table, y compris les garçons de charrue et les vignerons, qui en hiver étaient batteurs, le bouvier, le berger et les deux servantes, dont l’une suivait les vignerons et l’autre avait le gouvernement des vaches et de la laiterie. Tout cela était assis à la même table : le père de famille au bout du côté du feu ; sa femme à côté de lui, à portée des plats à servir (car c’était elle seule qui se mêlait de la cuisine ; les servantes qui avaient travaillé tout le jour étaient assises et mangeaient tranquillement) ; ensuite les enfants de la maison, suivant leur âge, qui seul réglait leur rang ; puis le plus ancien des garçons de charrue et ses camarades ; ensuite les vignerons, après lesquels venaient le bouvier et le berger ; enfin les deux servantes formaient la clôture ; elles étaient au bout de la table, en face de leur maîtresse, à laquelle elles ne pouvaient dérober aucun de leurs mouvements » (op. cit., p. 130).
Sur son lit de mort, prenant acte de cette vie patriarcale, le curé annonce à Edme : « ce sera un cri de joie dans le ciel à votre entrée, et le saint patriarche Jacob, et tous les saints des premiers âges que vous avez révérés, vont vous présenter aux pieds du trône de CELUI QUI EST » (op. cit., 152).
Sophie Lefay a bien analysé les enjeux de cette appropriation par Rétif d’un imaginaire patriarcal qu’il avait pu découvrir à Bicêtre en lisant Les Mœurs des Israélites (1681) de Claude Fleury. L’assimilation d’Edme Rétif à un patriarche biblique fait rejaillir sur ses origines paysannes le prestige de la civilisation hébraïque, que Fleury jugeait supérieure à la civilisation gréco-romaine ; elle contribue à établir l’idée, implicite dans La Vie de mon père, d’une noblesse de la condition de laboureur, supérieure aux autres catégories sociales par son utilité et les vertus dont elle est le conservatoire.
La référence patriarcale permet donc de renverser l’échelle des valeurs usuelles en restituant au monde rural (et à Rétif de La Bretonne, qui s’en institue le chantre) sa véritable dignité. Garante d’authenticité et de vertu, elle oppose aux mirages de la ville un bonheur solide et durable. Pierre Restif, le grand-père de l’auteur, se justifie d’ailleurs d’avoir brisé les rêves parisiens de son fils Edme par cette seule allégation : « Je t’ai toujours aimé, ô mon fils unique, et je te veux l’état de bon père de famille de campagne, plutôt que de bourgeois des villes ; c’est une vie plus patriarcale… » (op. cit., p. 55)
Quoiqu’il ait, dans La Malédiction paternelle comme dans Monsieur Nicolas, souligné les limites de ce mythe patriarcal, Rétif de La Bretonne s’y réfère encore par la suite de façon valorisante, même si les occurrences de l’adjectif apparaissent finalement peu nombreuses dans le reste de son œuvre. Dans « Mon Calendrier », il évoque, à la date du 12 octobre 1767, une visite chez ses cousins de Joux et le regret qu’un « dîner patriarcal » (Monsieur Nicolas, Pléiade, 1989, t. II, p. 762) lui inspire d’un mariage rustique : « je regrettai bien de m’être lié avec une femme de la ville ! Il m’aurait fallu Joséphette pour être heureux ! Comme sa mère honorait son mari ! Comme Joséphette était douce, timide, complaisante, empressée ! » (Ibid.). Se dépouillant progressivement de ses connotations morales, la référence patriarcale finit par cristalliser une rêverie compensatoire qui transformerait l’auteur âgé en patriarche entouré d’une innombrable postérité… féminine. Ainsi Rétif se dépeint-il, dans la dernière « Époque » de Monsieur Nicolas, entouré de ses « filles » du Palais-Égalité : « Nous dînâmes. J’avais l’air d’un patriarche, au milieu de mes femmes et de mes enfants. » (op. cit., t. II, p. 438). On retrouvera ce rêve à l’origine de L’Enclos et les Oiseaux, le roman inédit et perdu que Rétif achève en 1796.
Dans Les Nuits de Paris (1788), Rétif de La Bretonne utilise l’adjectif « patriarcal » dans des contextes nouveaux : dans la « 114e Nuit », le spectateur nocturne salue « l’innocence et les mœurs patriarcales » (Les Nuits de Paris, Champion, 2019, t. II, p. 686) des familles de commerçants juifs ashkénazes rassemblées pour le sabbat dans le jardin de Soubise. En plein Paris, cette communauté réunie dans un parterre garni de légumes et d’arbres fruitiers, semble ressusciter la simplicité du peuple biblique : « La servante parlait à son maître et à sa maîtresse comme une sœur ou une fille, suivant son âge. Les enfants étaient respectueux et tendres. Les pères et les mères paraissaient ne respirer que pour eux. » (ibid.). Dans la « 160e Nuit », ce sont des protestants qui surprennent le Hibou par leur « ton patriarcal » (op. cit., p. 884), si inattendu chez « des Français, des Parisiens » (ibid.). Ces communautés religieuses, avant tout décrites comme de vastes familles soudées par des relations d’affection et d’estime mutuelles, ressuscitent fugacement le modèle de la ferme de La Bretonne, tout en laissant miroiter la possibilité de reconstituer au sein même de la ville les vertus rustiques que l’auteur a cessé de célébrer.
Françoise Le Borgne
Poliçon
Rétif a dans toute son œuvre adopté l’orthographe poliçon. Elle n’est pas une innovation. Poliçon se trouve chez Rousseau, Mme Riccoboni, le Prince de Ligne, Marivaux, Rochon de Chabannes et d’autres encore. Au XIXe siècle, Stendhal écrit le mot de cette façon (et son exégète Martineau le lui reproche comme une faute).
Si en 1680 Richelet dans son Dictionnaire (le premier à mentionner ce mot), ne donne que polisson, Furetière, en 1690, ne connaît que poliçon. Mais en 1694, la 1re édition du Dictionnaire de l’Académie ne retient que polisson. Au XVIIIe siècle, dans le Dictionnaire de Trévoux (1704), poliçon n’est qu’une entrée renvoyant à polisson ; de même dans le Dictionnaire critique de Féraud (1788) et dans la 5e édition du Dictionnaire de l’Académie, en 1798 (seule édition mentionnant cette orthographe). Tous les dictionnaires du XIXe siècle ignorent poliçon.
Histoire et étymologie
Dans son Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey donne comme origine à polisson « le verbe argotique polir, laver, nettoyer, c’est-à-dire écouler après avoir volé, spécialisation métaphorique (XVe s. Villon) de polir » ; notons que le langage actuel a l’équivalent dans l’expression blanchir de l’argent. Le substantif correspondant est polisse (A. Rey indique une occurrence en 1628), d’où est dérivé polisson. Un polisson serait donc d’abord un voleur. C’est bien le sens retenu par Furetière : « Poliçon s. m. Terme bas et populaire dont on se sert quelquefois pour nommer les petits gueux, les coupeurs de bourse sujets à passer par les mains des officiers de police. » Ce lien entre poliçon et police est à retenir pour comprendre pourquoi Rétif fut si fidèle à cette orthographe.
Les autres dictionnaires ne retiennent pas cette acception. Le Dictionnaire de l’Académie, dans sa 1re édition, en 1694, donne seulement : « Polisson. s. m. Terme d’injure qui se dit d’un petit garçon malpropre et fripon, qui s’amuse à jouer dans les rues, dans les places publiques. » Définition reprise dans les éditions suivantes et dans bien d’autres dictionnaires. Au XVIIIe siècle, elle s’étoffe et désigne un « homme qui se livre à des bouffonneries et des plaisanteries basses », d’où l’émergence du sens libertin, licencieux, puis d’ « homme ne méritant aucune considération ». Le « coupeur de bourses » de Furetière, passible de sanction policière, s’estompe derrière le fripon, le coquin, l’homme méprisable.
Le poliçon de Rétif
Dans le lexique de Rétif, poliçon n’apparaît, semble-t-il, qu’avec Le Paysan perverti ; ses occurrences (avec le substantif poliçonnerie) deviennent nombreuses dans les Contemporaines et les Nuits, puis se raréfient après 1794.
Rétif l’emploie dans toutes les acceptions mentionnées dans les dictionnaires, avec, sous la Révolution, un glissement vers une dramatisation du terme.
1) le poliçon comme enfant joueur, taquin : « Il était encore aussi poliçon qu’un écolier » (223e Contemporaine). — « Les pères […] commençaient à voir avec peine de grands garçons poliçonner comme des enfants » (Les Françaises, IV, p. 86). — « Elle attendit qu’il grandît, et au bout de quelques années, elle le trouva demi-nu, qui jouait avec trois ou quatre poliçons de son âge. » (Les Posthumes, I, p. 159)
2) le poliçon comme jeune homme charmant, sans fortune ni expérience de la vie : « Adieu, poulette. Mais un peu plus d’ouverture avec moi : un joli poliçon n’est pas fait pour me chasser de ton cœur. » (Le Paysan perverti, 26e lettre de Parangon à Manon, à propos d’Edmond). — « La voilà qui sacrifie tout, parce qu’on a fait trouver sous ses yeux un joli poliçon ! » (Paysanne, 72e lettre, de Laure à Gaudet, à propos d’Ursule). — « Un vieillard […] originaire de Sacy, d’où il était parti en poliçon » (Monsieur Nicolas éd. or., p. 990 ; dans l’édition de la Pléiade, I, 460, l’orthographe a été modernisée en polisson). — « L’orgueilleuse Quiriacète s’abaissait jusqu’au joli petit poliçon qui cessait à peine d’être saute-ruisseau » (Année des dames nationales, VI, p. 1754). Il est notable que dans Les Nuits de Paris, cette acception n’apparaisse pas : le poliçon, comme nous le verrons, n’est plus un innocent à la veille de la Révolution.
3) le poliçon comme enfant indiscipliné, impertinent : « On ne s’arrêtera pas à rapporter les traits ordinaires d’une mère subjuguée par un poliçon qui s’en prévaut. Mme de Brone, si cruelle pour sa fille, riait des désobéissances, des manques de respect, des affronts sanglants que lui faisait quelquefois son fils. » (65e Contemporaine). — « Je vous dirai seulement que ce qui me révoltait davantage, c’était d’être forcée de souffrir, sans m’en plaindre, les espiègleries (c’est ainsi que sa mère les appelait) d’un poliçon de fils, âgé de près de vingt ans, qui prenait avec moi les libertés les plus humiliantes pour une fille. » (Le Quadragénaire, II, p. 194-195). — « Il n’avait donc rien passé à son fils, qu’à la moindre faute il traitait de drôle, de poliçon. » (Les Parisiennes, IV, p. 162).
4) le poliçon comme trublion dans les lieux publics : « Je disais que les poliçons firent du trouble sous les petites galeries. Ils environnèrent les femmes, peut-être publiques; ils causèrent par là des engorgements qui allèrent jusqu’à enfoncer des boutiques. » (330e Nuit). Dans cette même page, Rétif parle de pétulance poliçonne et de trouble poliçon . Ce caractère turbulent se manifeste en particulier au théâtre : « Auras-tu le front aussi dur que d’Allainval pour supporter, sans mourir de honte ou d’indignation, ces brouhahas outrageants, qui ravalent l’acteur au-dessous du dernier poliçon en état de donner vingt sous pour le siffler ? » (Paysan, 152e lettre, de Gaudet à Edmond). — « Vous n’écoutâtes rien du Ier acte ; vous poliçonnâtes au second, et vous fîtes baisser la toile au commencement du troisième. » (317e).
5) le poliçon comme voleur : « Saintepallaie prit son plan d’après cette attitude : il se baissa, caché par un arbre : » Amour ! dit-il, permets ce larcin ! » et saisissant un des souliers par le talon, il parvint sans effort à lui faire quitter le joli pied qu’il ornait. Victoire fit un petit cri, croyant d’abord que c’était un poliçon qui lui jouait ce tour pour avoir une très belle boucle à pierre. » (32e Contemporaine). — « [Les recruteurs] écartaient les poliçons qui cherchaient à escamoter quelques poires ou quelques châtaignes. » (133e Contemporaine).
Le cas du poliçon, « de onze à douze ans », dans la 183e Nuit est plus grave : le stratagème du « plat poissé » lui permet de soutirer de l’argent à une fruitière ; Rétif le traite de « petit escroc » et de « petit filou ».
Mais généralement, il ne se confond pas avec le filou. Un passage de la 111e Nuit distingue les filous, les libertins et les poliçons : « On se rappelle le dernier feu de la Saint-Jean : ce fut la même chose à la place Louis XV. Les filous voulaient voler : ils foulaient ; les libertins avoir telles et telles femmes, et ils les firent périr en périssant avec elles. Les filous firent le plus de mal, et le commencèrent […] Les filous et les libertins voulaient bien de la presse et de la confusion, mais non faire ce qui arriva. Les poliçons au contraire, en voyant l’effet, le redoublaient, au risque de périr eux-mêmes. Ils augmentaient le mal en montant sur les corps entassés, en les foulant sans pitié. Sans eux, personne peut-être ne serait tombé… »
6) le poliçon comme libertin : « On la nommait il y a deux ans, la poliçonne, parce qu’étant petite et mince, elle se glissait entre les hommes et leur faisait des malices bien singulières, comme de déboutonner les culottes, etc. » (Année des dames nationales, III, p. 921). Dans la phrase suivante, la succession des termes invite à donner ce sens à poliçonne : « Car autant Amélie était corrompue, libre, poliçonne même, autant sœur Sainte-Théodore était pieuse, sensée, pudique, exemplaire. » (192e Contemporaine).
Cette acception est constante dans le mot poliçonnerie : « Il est vrai qu’il y a des misères au Boulevard ; des Il n’y a plus d’enfants ; des Fourberies d’un petit Arlequin ; des Éducations à la mode, etc., qui sont ou des poliçonneries, ou des niaiseries enfantées par un monsieur Nougaret. » (161e Contemporaine). — « Et le jugement d’un ouvrage d’esprit dégénère en poliçonnerie ! […] C’est un grand mal qu’il n’y ait plus de décence, et que toute la licence anglaise s’introduise dans nos amusements ! » (354e ) — « Et puis les indécences, les poliçonneries sont placées dans la bouche de ses paltoquets d’acteurs » (La Malédiction paternelle I, p. 249).
7) le poliçon comme voyou capable de violence : « Cependant Céleste, tiraillée par des poliçons (car il n’est pas d’êtres plus cruels que les garçons de douze à seize ans, malgré cette bonté native que J.-J. a si gratuitement départie à l’homme). Céleste parvint à sa porte ses habits déchirés, sa calèche et son mantelet arrachés » (82e Nuit). — « Je lui demandai la cause du cri qu’elle avait fait sur le Pont-neuf. » Un poliçon m’a coupé, avec un canif, des souliers tout neufs !… Comme c’est la seconde fois depuis un an, je m’en suis aperçue en me sentant toucher, je me suis écriée, et il s’est enfui. – C’est un nouveau genre de poliçonnerie (dit une jolie voisine) ; ils coupent avec un canif, et j’ai manqué d’en être estropiée, il y a six mois ! » » (339e Nuit).
Cruauté plus manifeste encore dans ce passage où le poliçon devient un fouetteur : « Tel est l’effet de la tolérance que l’on a depuis quelque temps pour les fouetteurs de filles du Palais-royal. De jeunes tigres s’accoutument à la cruauté en maltraitant ces jeunes infortunées : « Ce sont des filles publiques, de viles créatures », dira-t-on. Oui, mais de jeunes poliçons violent la décence publique et bientôt […] ils traiteront de même les matrones les plus respectables. » (Les Nouvelles Contemporaines, II, p. 144). C’est ici le temps où la Révolution donne au poliçon une audace et une impunité que Rétif dénoncera dans La Semaine nocturne (voir infra).
8) le poliçon comme homme méprisable. Tel est le cas de Nougaret, le rival honni : « réfléchir contre ce poliçon de Nougaret », note Rétif dans son Journal, n°1353). Augé, le gendre traité de monstre, est lui aussi un poliçon, sous le nom de Lemore, dans la nouvelle des Françaises intitulée « L’Épouse de joueur » : « Je fus obligé, pour défendre ma fille, de faire connaître son odieux accusateur. Il voulut alors profiter de son faux. Il nia le mémoire. Le magistrat dédaigna de punir un poliçon ignorant des règles, un faussaire. » (III, p. 157-158). Cordier l’imprimeur en est un aussi : « discussion avec ce poliçon de Cordier sur mes ouvrages » (Journal, n° 1354) ; de même Maisonneuve, le libraire (« querelle avec ce poliçon de Maisonneuve », ibid., n° 1344), ou le prote Caillion (« querelle avec le poliçon au sujet de mon orthographe », ibid., n° 1501)
Les journalistes hostiles sont également des poliçons : « L’injustice, la sottise, la cabale ont dicté l’extrait calomniateur qu’en a fait un poliçon, cru membre de l’Institut [il s’agit de Aubin-Louis Millin]» (Monsieur Nicolas, éd. or., p. 2834 ; éd. Pléiade, II, p. 255). Dans Immoralité des journalistes (ibid., éd. or. t. XV, p. 4448), le même est traité de poliçon pour son compte rendu de la Physique de Monsieur Nicolas, et d’ « homme nul » quelques lignes plus loin. — « L’auteur estimable de ces Nuits, qui a publié tant d’ouvrages utiles, dont un grand Prince fait exécuter Le Pornographe, est lâchement calomnié par deux poliçons qui se couvrent du voile de l’anonyme » (545e Nuit). — « Des infâmes, des scélérats, qui font un article de forcenés, aussi méchant que sot, contre un livre, un chef-d’œuvre… Vils poliçons ! » (332e Nuit).
Dans Le Plus fort des pamphlets, Rétif s’adresse ainsi au public : « Qu’êtes-vous aujourd’hui ? Un furieux ou un poliçon, un insensé ou un sot » (p. 15)
9) le poliçon finit par acquérir une dimension tragique pendant les journées révolutionnaires. Dès 1785, Rétif le rangeait dans la canaille qui l’insulte sur l’île Saint-Louis (voir par exemple le Journal, à la date des 6 et 7 novembre 1785, nos 553 et 554). Avec la Révolution, ces poliçons se déchaînent. Rétif voit en eux des fauteurs de trouble de premier plan. Ils sont les émeutiers qui saccagent la maison de Réveillon (Posthumes, IV p. 232), qui se distinguent par leur cruauté lors de la prise de la Bastille : « Mais ce qui m’émut davantage, ce fut un grand et fort soldat suisse, auquel on avait couvert la tête d’un surchef de boucher, qui marchait tiraillé par un poliçon dont il supportait tout le poids. Et ce petit tigre, que je fus tenté d’assommer, ajoutait aux injures atroces, des coups de bâton sur les chevilles et les os des jambes… » (La Semaine nocturne, 4e Nuit). Le gouverneur de la Bastille, Delaunay, est lui aussi victime de cette canaille : « [Il] avait reçu d’un poliçon, sur sa tête chauve, un coup de canne qui lui fit répandre des larmes, et s’écrier : Je suis perdu ! » (ibidem). Dans Les Posthumes, Rétif écrira : « Les poliçons ont joué un grand rôle dans la Révolution » (IV, p. 232).
Pour exprimer toute leur cruauté, il associera atroce à poliçonnerie, forgeant ainsi le mot atropoliçonnerie (6e Nuit de La Semaine nocturne p. 2057) : « Je puis protester ici que les cris de mort n’étaient poussés, avec affectation, que par cinq à six personnes ; qu’environ trente poliçons en guenilles les répétaient, avec le rire de l’atropoliçonnerie ».
Ainsi, le poliçon, petit garnement espiègle et taquin, mais digne dès l’origine, par cette orthographe même, de « passer par les mains des officiers de police » (Furetière), devient un atropoliçon, un auxiliaire criminel de la Révolution,
Aujourd’hui, le mot n’est plus une injure. Confiné dans un langage plaisamment désuet, le polisson n’est plus qu’un coquin, farceur ou libertin selon le cas.
Pierre Testud
Pornographe
Littré
PORNOGRAPHIE 1° Traité sur la prostitution. Description des prostituées par rapport à l’hygiène publique.
PORNOGRAPHE 1° Celui qui a écrit sur la prostitution.Étymologie : Pornê, fille publique, et graphein, écrire.
Les mots pornographie et pornographe ont déjà au XVIIIe siècle le sens d’aujourd’hui (peinture ou texte obscène, et celui qui produit ces oeuvres), mais Rétif dans son titre l’emploie dans un sens plus technique, celui d’essai sur la prostitution et la manière de la réformer.
« Je te vois sourire ; le nom demi barbare de PORNOGRAPHE erre sur tes lèvres. Va, mon cher, il ne m’effraie pas. Pourquoi serait-il honteux de parler des abus qu’on entreprend de réformer ? »
(Source Le Pornographe, 1769, Troisième lettre, éd. Rondeau, 1994, p. 21.)
(Substantif masculin, emprunt, 1769, au grec tardif pornographos, « auteur d’écrits sur la prostitution et les prostituées », composé de –graphos, « graphe, écriture », et de pornê, « prostituée », dérivé de pernênai, « vendre des marchandises, des esclaves » et signifiant donc initialement « femme vendue », « femme-marchandise »). Le mot est attesté pour la première fois dans le titre d’une œuvre de Rétif de La Bretonne, Le Pornographe (1769), avec son sens étymologique, lit-on dans Le Dictionnaire historique d’Alain Rey (1992). Ce sens premier est sorti d’usage et pornographe se dit d’un auteur spécialiste d’écrits obscènes (1842) et s’emploie aussi comme adjectif d’après le Dictionnaire de l’Académie Française (8e édition, 1932-35).
Rétif se vante dans Monsieur Nicolas d’avoir introduit ce nouveau mot dans la langue française qu’il espérait alors réformer.
Dans Le Pornographe, ou Idées d’un honnête homme sur un projet de règlement pour les prostituées, propre à prévenir les malheurs qu’occasionne le publicisme des femmes avec des notes historiques et justificatives, d’Alzan qualifie lui-même ce mot de demi barbare : « Je te vois sourire ; le nom demi barbare de PORNOGRAPHE erre sur tes lèvres » (Le Pornographe, Monaco, éd. Rondeau, 1979, p. 21). Rétif était conscient que ce mot était contraire au goût et à l’usage de l’époque bien qu’il soit le premier à l’avoir introduit en langue française, c’est pour cette raison qu’il a ajouté le deuxième titre qui vient expliquer le premier pour éviter les malentendus et les fausses explications. Cependant, Jacques Cellard pense que « pornographe » de Rétif désigne un auteur dont les écrits présentent avec réalisme les choses du sexe dans le seul but de provoquer le désir. Il ajoute qu’en ce sens, le XVIIIe siècle n’utilise que les termes de libertin et de libertinage et que nous aurions tort de voir un artifice publicitaire dans le titre choisi par Rétif.
Toutefois, les différentes utilisations de Rétif du mot « pornographe » que nous avons pu relever dans quelques-unes de ses œuvres renvoient toutes au projet de réforme pour les prostituées et non à l’auteur qui traite de la prostitution pour exciter ou parler des choses obscènes. Ainsi dans La Paysanne pervertie, Gaudet écrit : « ce ne serait que demi-mal, si on réalisait le projet que m’a montré l’autre jour un bonhomme, qu’au premier aspect je pris pour un sot. Mais la lecture de son manuscrit me détrompa. Il est intitulé Le Pornographe, ou La prostitution réformée, il y donne des moyens de rendre les prostituées moins pernicieuses pour les mœurs, sans danger pour la santé » (La Paysanne pervertie, Paris, Garnier-Flammarion, p. 347). Dans Monsieur Nicolas, on lit encore : « Je faisais alors la seconde édition de mon Pornographe, et je voyais beaucoup de filles pour connaître à fond cet état vil » (Monsieur Nicolas, t. II, p. 759) et « Si les princes veulent mettre la moitié de leurs sujets sous les armes et les forcer au célibat, ils le peuvent, pourvu qu’ils aient la plus grande attention à conserver les femmes, à empêcher la prostitution, ou à la régler comme le propose le Pornographe. » (Monsieur Nicolas, t. I, p. 932). Dans Le Thesmographe, Rétif ajoute « Jetez un coup d’œil sur ce projet, et surtout faites exécuter celui du Pornographe plus nécessaire que jamais, depuis l’ouverture du Bazard du Palais-royal » (Le Thesmographe, seconde partie, 1789, p. 586). L’utilisation de ce mot par Louis-Sébastien Mercier, va dans ce même sens. En effet, le considérant comme projet, il appelle les administrateurs à le lire : « Administrateurs, lisez sérieusement Le Pornographe de Restif de La Bretonne » (Le Tableau de Paris, édition présentée par Michel Delon, Paris le jour, Paris la nuit, Paris, Robert Laffont, Bouquin, 1990, p. 223).
De la même racine, nous relevons aussi chez Rétif le mot grec « pornognomonie » qui signifie « la règle des lieux de débauche ». D’Alzan recourt à ce mot dans son Pornographe pour parler de la maladie vénérienne causée par la prostitution et la nécessité d’instaurer des lieux pour la pratique de ce métier, en l’occurrence les Parthénions qui par leurs nouveaux règlements seront « le chef-d’œuvre de la sagesse humaine ».
Son dérivé « pornographie » (n. f. 1842) se dit d’une représentation (par écrits, dessins, photos…) de choses obscènes (1842, d’une peinture). Par extension, il désigne la représentation directe et concrète de la sexualité, de manière délibérée, en littérature, dans les spectacles. Le mot conserve, malgré la chute des tabous et les autorisations administratives, un caractère de transgression qui l’oppose à érotisme, érotique, licencieux et le rapproche d’obscène.
Dans ses différents ouvrages et plus particulièrement dans ses Idées Singulières, une série de projets de réforme dont Le Pornographe constitue le premier volume, Rétif apparaît comme un hardi néologue. L’invention de la néologie (nous optons pour néologie plutôt que néologisme qui a une connotation péjorative signalée dans le Dictionnaire de 1762 de l’Académie : « la néologie est un art, le néologisme est un abus ») prend un tour systématique dans cette série d’ouvrages porteurs de nouvelles idées. La néologie est le corps des projets des Idées Singulières : toute nouvelle articulation, tout nouveau mot donne une nouvelle idée forcément réformatrice. Ainsi et contrairement à quelques romanciers de la dernière décennie du XVIIIe siècle amateurs de néologismes évoquant le plaisir et l’excitation sexuelle, dont le chevalier Andréa de Nerciat est l’auteur exemplaire (voir Les Aphrodites, 1793, et Le Diable au corps, 1802), Rétif, en vrai écrivain des Lumières, et alors même que son œuvre romanesque témoigne de tant d’attirance pour le désir et la sexualité, a choisi ici la perspective réformatrice plutôt que le libertinage linguistique. Son emploi du mot pornographe, mentionné ci-dessus, illustre bien cette idée.
Ilhem Belkahla
Profligateur
« Acteurs du Théâtre-Français, que votre fonction est honorable, quand vous donnez des pièces de ce genre ! Vous êtes les profligateurs du vice ! » (339e Nuit de Paris, éd. Champion, t. III, p. 1596).
Le mot est la transposition du latin profligator, dérivé du verbe profligare, abattre, terrasser. Il est ancien, attesté chez Rabelais et dans de nombreux textes du XVIe siècle. Avec sa consonance savante, profligateur est un mot qui en impose.
Mercier ne manque pas de le recueillir dans sa Néologie, avec cette phrase non signée : « Écrivains de toutes les classes, soyez constamment les profligateurs du vice ! » Mot d’ordre que Rétif aurait pu prendre à son compte. Si l’on en croit la note placée au verso de la page de titre (« tous les articles non signés sont du citoyen Mercier »), elle est attribuable à Mercier lui-même, quoique Jean-Claude Bonnet, dans son Introduction à son édition de la Néologie juge cette indication « souvent inexacte » (p. XXV).
Profligateur se retrouve plusieurs fois sous la plume de Rétif : dans la 369e Nuit (« Je vois dans Joseph-Auguste le législateur, le réformateur, le profligateur de la superstition », éd. cit., t. IV, p. 1821) ; dans L’Année des dames nationales (« M. Roullot […] brigadier de la maréchaussée […] profligateur des brigands », 33e Nationale, vol. I, p. 260) ; dans la 166e (« Il écrivit au cardinal profligateur du jansénisme », vol. IV, p. 1271) ; dans Monsieur Nicolas (« Lenoir […] se trouvait dans cette affaite l’acolyte du profligateur du Parlement Maupeou », II, p. 424, dans la IXe Époque , écrite en 1796).
Mais Rétif, qui assigne volontiers à sa tâche d’écrivain le combat contre le vice, n’emploie finalement ce mot qu’avec parcimonie : il est notamment absent du Paysan-Paysanne pervertis, du Quadragénaire, de La Malédiction paternelle, des Contemporaines, de La Femme infidèle, du Palais-royal, de La Dernière Aventure d’un homme de 45 ans. Il est rare aussi dans les dictionnaires : les dictionnaires de l’ancien français ne le mentionnent pas (ceux de Lacurne de Sainte-Palaye ou de Godefroy notamment). Le Dictionnaire de l’Académie l’ignore dans toutes ses éditions, sauf dans le complément de 1842 ; il en est de même dans la plupart des dictionnaires du XIXe siècle, sauf dans le Dictionnaire de Bescherelle où il est défini par « celui qui punit, qui châtie », et dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, qui reprend Bescherelle et ajoute « vieilli » et « inusité ».
Notons que le Dictionnaire des francophones, créé en 2020, « dictionnaire collaboratif numérique pour rendre compte des richesses du français dans l’espace francophone », le mentionne, accompagné de la phrase de Mercier, et le définit par combattant, destructeur et le qualifiant de « rare » et de « vieilli ».
C’est dans des ouvrages de zoologie ou d’entomologie qu’il est aujourd’hui le plus employé, à propos d’un mammifère carnassier d’Afrique destructeur de reptiles et d’hyménoptères ravageurs d’insectes. Mais nous ne sommes plus dans la littérature.
Pierre Testud
Routiné
TRÉVOUX
ROUTINER. v. act. Apprendre par routine, par une pratique continuelle. Usu discere, capere, percipere. A force de routiner une langue, on l’apprend à la fin. Il est bas, & on ne le trouve encore nulle part.
« 105. Suite des Tuileries », Les Nuits de Paris, in Paris le jour, Paris la nuit, Robert Laffont, Bouquins, 1990, p. 817.
« Je marchais lentement, enveloppé dans mon manteau, négligeant toutes les agaceries vulgaires de ces filles des bois, routinées à leur vilain métier. »
Romanesque
Attesté une fois au XVIe siècle, cet adjectif devient à la mode au siècle suivant sous l’influence de l’italien romanesco. « Il qualifie ce qui est merveilleux comme les aventures de roman, une personne exaltée et le genre de sentiments qu’elle a (1628) » (Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française). Ce romanesque, caractéristique des grands romans héroïques et galants du XVIIe siècle, se voit progressivement disqualifié comme en atteste, en 1690, le Dictionnaire universel de Furetière, qui le présente péjorativement comme « extraordinaire et peu vraisemblable ».
Les nombreuses occurrences du mot dans l’œuvre de Rétif, témoignent du rapport ambivalent que celui-ci entretient avec cette tradition romanesque « baroque », discréditée au siècle des Lumières pour son invraisemblance alors même qu’elle se pérennise à travers de grandes sommes telles que Cleveland (1731-1739) de l’abbé Prévost ou Le Paysan et la paysanne pervertis (1787) de Rétif lui-même.
Sur le terrain esthétique, le romanesque est condamné par Rétif comme incompatible avec son projet de peindre la réalité des mœurs contemporaines et de dévoiler le cœur humain dans son intégralité. Dans les commentaires des Contemporaines (1780-1785) insérés dans les Nuits de Paris (1788-1794), l’auteur loue ainsi à plusieurs reprises la véracité de ses nouvelles, source d’un intérêt bien supérieur à celui de fictions romanesques (t. 7, 350e et 357e Nuits) et l’on connaît sa fameuse adresse au lecteur, reprise dans Monsieur Nicolas (1797) :
Je suis un livre vivant, ô mon lecteur, lisez-moi, souffrez mes longueurs, mes calmes, mes journaux, mes inégalités ; songez, pour vous y encourager, que vous voyez la nature, la vérité destituée de tous les ornements romanesques du mensonge ! (La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans [1783], Champion, 2007, p. 65).
Mais le romanesque, officiellement méprisé, est remis à l’honneur dans la caractérisation des héros rétiviens car l’exaltation ainsi désignée est l’apanage de la passion amoureuse et de la jeunesse comme le montre l’exemple de Dorfeuil, qui, dans « l’âge romanesque » (Les Nuits de Paris, t. 3, 84e Nuit), « était parti d’Europe dans le double dessein de s’enrichir et de trouver un asile, dans un coin du globe, où il pût vivre heureux avec sa vertueuse amante. Ses vues étaient alors absolument romanesques, et telles que les ont toujours les amants, lorsqu’ils quittent une maîtresse adorée au plus fort de l’ivresse » (Les Nuits de Paris, t. 2, 82e Nuit). Cet état d’esprit est celui que Rétif qualifie par ailleurs de « romantique » (voir ce mot) et qui donne le ton de sa propre jeunesse. Or ce « cœur romanesque » (t. 7, 380e Nuit) et cette « imagination romanesque », entretenue par la lecture des romans de Madame Villedieu (Monsieur Nicolas, Pléiade, 1989, t. I, p. 322), s’avèrent étroitement liés à sa vocation d’écrivain. L’auteur des Nuits de Paris rapporte ainsi une prédiction de Madame Parangon, proférée le 12 mars 1753, le lendemain de la mort de Madelon Baron : « Si votre esprit, avec sa tournure romanesque et la sensibilité de votre cœur, était jamais assez cultivé pour que vous écrivissiez, vous auriez des lecteurs enthousiastes ! » (t. 4, 139e Nuit).
Condamné pour son caractère artificiel et gratuit, le romanesque apparaît donc malgré tout comme une source d’inspiration féconde parce qu’il mobilise les ressorts les plus puissants du cœur et de l’imagination et anoblit les événements du quotidien, comme le souligne l’enchaînement des propositions que se formule le jeune auteur Ducotore après sa rencontre avec Célimène Grandval, fille d’un grand acteur de province, au Café du Parnasse dans « La Femme d’Auteur » :
Voilà une singulière rencontre !… Oui, elle est romanesque !… Très romanesque, c’est-à-dire intéressante ! (Les Contemporaines, vol. 39, 246e).
En dépit de ses dénégations, Rétif met abondamment à profit cette formule, non seulement dans ses romans mais dans l’ensemble de son œuvre, y compris autobiographique puisque le romanesque est le prisme à travers lequel il vit et décrit du même geste les péripéties de son existence.
Françoise Le Borgne et Pierre Testud
Bibliographie
– Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution (1967), Paris, Armand Colin, 2000, 523 p.
– Françoise Le Borgne, Rétif de La Bretonne et la crise des genres littéraires (1767-1797), Paris, Champion, 2011, 553 p.
– Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1992, éd. enrichie, 1995, 1998, nouvelle éd. 2010, éd. augmentée, 2016.
– Pierre Testud, introduction, chronologie, note bibliographique, notes, notices, index et tables de Nicolas Rétif de La Bretonne, Monsieur Nicolas (1797), Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1989, 2 vol.
– Pierre Testud, Rétif de La Bretonne et la Création littéraire, Genève, Droz, 1977, 729 p.
Romantique
Vraisemblablement issu du latin moderne romanticus (XVe siècle) ou forgé directement sur l’ancien français romant, romaunt (roman), cet adjectif apparaît dans la langue française au XVIIe siècle, via un emprunt à l’anglais romantic, comme synonyme de romanesque.
Les occurrences de l’adjectif « romantique » sont limitées dans l’œuvre de Rétif : on en dénombre une dizaine, toutes postérieures à 1784-1785 et, donc, à la parution des Rêveries du promeneur solitaire (1782) de Rousseau, qui avait remis le terme à l’honneur avec sa description des rives du lac de Bienne, « plus sauvages et romantiques que celles du lac de Genève, parce que les rochers et les bois y bordent l’eau de plus près » (« Cinquième promenade », Œuvres complètes, Pléiade, 1959, t. I, p. 1041). Rétif, pour sa part, n’utilise pas le terme dans cette acception paysagère, déjà définie par le marquis de Girardin dans De la Composition des paysages (1777) comme l’expression d’un pittoresque qui plaît aux yeux et à l’âme. Dans un tout autre contexte, la compréhension rétivienne du terme renvoie néanmoins à cet imaginaire chevaleresque qui le dispute à la référence arcadienne dans la réhabilitation du terme, comme le rappelle Mercier dans sa Néologie (1801) :
La Suisse abonde en points de vue Romantiques : je les ai bien savourés. Une forêt Romantique (celle de Fontainebleau) ; un vieux château Romantique (celui de Marcoussis). Je salue tout ce qui est Romantique avec une sorte d’enthousiasme. (« Romantique », Néologie, Belin, 2009, p. 388-389)
La connotation très positive donnée à cette référence chevaleresque idéalisée annonce le sens que Schlegel attribuera en 1804 à l’adjectif (romantisch) comme « propre aux œuvres littéraires inspirées de la chevalerie et du christianisme médiéval » (Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française) sens qui sera popularisé en France par Madame de Staël puis Victor Hugo (préface des Odes et Ballades) avec le succès que l’on sait.
L’adjectif romantique exprime une aspiration très profonde chez Rétif : l’affirmation d’une distinction qui passe par le refus de la vulgarité du quotidien au profit d’une réalité sublimée par un imaginaire littéraire chevaleresque. Est pour lui romantique l’épanchement de la rêverie littéraire – celle qui a marqué ses années de jeunesse – dans la réalité ; épanchement qui féconde cette réalité banale et la rend inspirante pour l’écrivain. L’auteur de Monsieur Nicolas évoque ainsi, dans la « Neuvième époque », devant la comtesse d’Argenson, ses « intrigues romantiques » (Monsieur Nicolas (1797), Pléiade, 1989, t. II, p. 417) telles qu’il les dévoilera dans « Mon Calendrier » avec leur cohorte d’amours impossibles, de filles retrouvées, d’effusions sentimentales et de moments délicieux.
Mais c’est la « Quatrième époque » de Monsieur Nicolas, celle des idylles auxerroises, qui s’avère la plus romantique, parce que Nicolas y découvre simultanément la littérature héroïque et l’amour. Ce thème propice à la dérision, traité avec brio par Marivaux, Rétif l’aborde avec délicatesse, tant la qualité romantique de ces premières amours lui est chère. Il se dépeint ainsi jeune homme, vantant à Manon Prudhot le « charme romantique » de ses lectures pour préserver le plaisir d’une conversation qui dérive dangereusement vers les marais du réalisme bourgeois (Monsieur Nicolas, t. I, p. 386-387) et, surtout, entrant de plain pied dans l’absolu à la faveur de sa première passion. Au matin du 8 décembre 1752, il gèle et Nicolas, qui est resté lire Le Cid au coin du feu, est surpris par Madame Parangon, qui rentre de vêpres particulièrement élégante mais transie. L’apprenti l’installe dans un fauteuil, tombe à ses genoux, la déchausse pour lui permettre de réchauffer ses pieds et engage avec elle une conversation où, tout en parlant de Rodrigue et Chimène, il lui avoue son amour. « Ce jour, écrit Rétif, fut un des plus beaux de ma vie, le plus heureux, le plus romantique peut-être » (Monsieur Nicolas, t. I, p. 485). Cette entrevue privilégiée avec Madame Parangon, en effet, s’inscrit dans la parfaite continuité de la rêverie chevaleresque suscitée par la pièce de Corneille ; elle contribue à une forme de révélation de soi qui permet à Nicolas d’actualiser, au cœur même de la maison bourgeoise de son maître, l’imaginaire héroïque et galant du Grand Siècle. Cet imaginaire romantique, qu’entretiennent également les romans de Madame de Villedieu et Les Illustres Françaises (1713) de Robert Challe (Monsieur Nicolas, t. II, p. 66), possède un pouvoir d’enchantement que confirment le goût de Rétif pour l’expression « charme romantique » (Monsieur Nicolas, t. II, p. 66 et p. 188 ; Les Nuits de Paris, t. 5, 209e) ainsi que l’association des termes « romantique », « plaisir » (Monsieur Nicolas, t. I, p. 387), « délicieu[x] » (Monsieur Nicolas, t. II, p. 188 ) et « regretté […] » (Monsieur Nicolas, t. II, p. 328).
Dans Les Posthumes (1802), Rétif inverse le processus : la « Merveilleuse histoire de Jean-Jacob, duc Multipliandre » laisse libre cours aux fantasmes et aux souvenirs magnifiés de l’auteur, qui se déploient dans un univers de fantaisie enchantée jugée « plus extraordinaire, quoique plus dans la vraisemblance romantique, que les Mille et une Nuits » (« éclaircissements », Les Posthumes, Duchêne, 1802, t. I, p. 6). Cette vraisemblance romantique désigne de manière fugace le singulier romanesque (voir ce mot) d’une œuvre qui, tout en se délectant de l’affabulation et du merveilleux, affirme son origine personnelle, gage d’intérêt et de moralité puisque « la vraie morale consiste à travailler au bonheur des Hommes » (« Préface », Les Posthumes, t. I, np). Cet ancrage passionnel du récit, qui le rend susceptible d’éveiller l’émotion et la réflexion du lecteur, fait ainsi converger romantique et romanesque.
Françoise Le Borgne et Pierre Testud
Bibliographie
– Louis-Sébastien Mercier, « Romantique », Néologie (1801), Paris, Belin, 2009, p. 388-389.
– Marcel Raymond, Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire (1782), dans Œuvres complètes, Paris, 1959, t. I, note 3 de la p. 1040, p. 1793-1795.
– Alain Rey, « Romantique », Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1995, t. II, p. 1827-1828.
– Pierre Testud, Nicolas Rétif de La Bretonne, Monsieur Nicolas (1797), Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1989, t. I, note 3 de la p. 387.
Sancier
Dictionnaire de l’ancien français, Greimas
Sancier : v. (fin XIIe s. ; lat. pop. sanitiare, de sanatus, guéri). 1. Guérir, soulager, calmer. 2. Protéger. 3. Rassasier, assouvir. 4. Dompter. 5. v. réfl. En avoir assez, se contenter. 6. Céder, s’arrêter, cesser.
Rétif donne la signification et l’étymologie de ce vieux mot : « De sancire, signifie mieux qu’authentiquer et légitimer ; nous avons déjà sanction, saint, et leurs composés, qui dérivent de ce verbe latin » (La Mimographe, M. de Rougemont, Paris/Genève, Slatkine reprints, 1980, p. 308).
Dans sa critique de L’École des maris de Molière, il l’emploie dans le sens d’approuver, de sanctionner : « Ariste, de son côté, débite quelques traits honorables pour les femmes ; mais on ne tarde pas à lui faire dessiner et sancier la conduite d’une franche coquette que personne n’aimerait avoir pour femme ou pour fille » (ibid., 308).
Sel
(Du latin sal, vers 1150, sel ou substance salée, et vers 1560, tout corps soluble dans l’eau ; chez Rétif, néologisme de sens, entre physique et métaphysique). Fils d’un « pays de grande gabelle », la Bourgogne, où le prix du sel était très élevé, Rétif savait quelque chose de la valeur du sel comme condiment ou conservateur. Mais en écrivain autodidacte, fils de ses lectures encyclopédiques, Rétif fait un usage très original de ce que nous nommons le chlorure de sodium. Il s’appuie sur un savoir syncrétique pré-moderne (précédant la chimie moderne de la Méthode de nomenclature chimique de Guyton de Morveau, Lavoisier, Bertholet, et de Fourcroy, Paris, Cuchet, 1787) afin de présenter le sel comme une substance minérale soluble dans l’eau, « crystallisable », comme on écrivait à l’époque, et surtout savoureuse. C’est ainsi qu’il s’adresse en nouveau Rousseau à son nouvel Émile, dans son essai pédagogique des années 1770 : le sel est présenté comme une propriété de la « deuxième substance » de la nature, l’électricité (Nouvel Émile ou Éducation pratique, Paris, J.P. Costard, 1771, t. 2, p. 473). Celle-ci est en effet inhérente au feu ; et l’on pense à l’époque que le sel en est un composant actif. Rétif bricole ainsi un savoir moderne, celui de l’électricité, qu’il puise chez l’Abbé Nollet (Leçons de physique expérimentale, publiées à partir de 1743) avec des savoirs pré-modernes qui mêlent physique, philosophie et mystique, comme c’était le cas chez le physicien William Davisson (1593-1669), dont les Éléments de la philosophie de l’art du feu (1644) ont très durablement fasciné Rétif. C’est à l’intersection instable de ces savoirs que s’élabore sa théorie du sel. La consubstantialité du sel avec le feu — Rétif parle de « feu terrifié » (p. 474) — sa nature subtile et active sont des traits qui persisteront à travers toutes ses œuvres. Enfin, il faut noter qu’en 1771, le sel occupe encore une place subordonnée dans la théorie rétivienne des éléments, car l’électricité est seconde par rapport à la substance dont tout découle ou « s’écoule » (Davisson), l’intellectualité. La cosmogonie rétivienne se caractérise par son animisme ou son intellectualité : c’est une propriété essentielle de « l’Être-principe » ou Dieu. Mais elle ne maintiendra pas toujours une stricte séparation entre intellectualité et matière (qu’elle soit électrique, ignée ou salée).
En 1779, dans le Nouvel Abeilard ([Suisse,] Aux Libraires associés, 1779, vol. 2, p. 153), Rétif explicite cette parenté du sel avec le feu, en développant une analogie entre l’action « phlogistique » des sels sur notre planète et « le feu du soleil » : il s’agit d’un processus physico-chimique universel. Bizarrement, selon la pente auto-didactique de son « intellectualité », Rétif trouve dans une lettre du critique La Harpe une confirmation bien peu autorisée de ses spéculations : cette démarche, épistémologiquement anarchiste, est typique de l’engagement de Rétif contre les Académies – qui sauront le lui faire payer de leur cinglant mépris. Il faut aussi concevoir le sel comme un outil de résistance contre la professionnalisation du savoir scientifique.
C’est en 1788, au moment de la publication des Nuits de Paris, que Rétif donne la première formulation complète de sa théorie métaphysique du sel. Substance universelle, il est défini comme un « fluide vital » (Nuits de Paris, t. 1, « XXXIIe Nuit », Londres-Paris, 1788, p. 283) chaud, volatil et infiniment divers. Combiné avec l’éther, il donne la lumière ; avec l’air, la chaleur. Notons que Rétif délègue la présentation de cette théorie à des prêtres égyptiens, affirmant par là la continuité, si caractéristique chez lui, entre théorie physique, métaphysique et religion païenne de la vie et de la nature. L’influence du spinozisme des Lumières est patente dans l’équation entre Dieu (ici Thot), Vie et Nature. Mais il faut souligner que Rétif tient à se démarquer de « l’immoralité folle des athées » (« XIe Juvénale », 1797, dans Monsieur Nicolas, Paris, Gallimard, 1989, t. 2, p. 1049), et défend l’existence d’un Être-principe et même une forme de religiosité solaire ou cosmique, analogue à celle des Egyptiens.
Dans la Philosophie de Monsieur Nicolas, sous-titrée Ma Physique (1796), Rétif reprend sa comparaison du sel avec le feu (Philosophie de Monsieur Nicolas, t. 1, Genève-Paris, Slatkine Reprints, 1988, p. 205), et finit même par les assimiler dans la production de la lumière et de la chaleur : « c’est par le feu-sel ou le sel-feu que la nature opère » (1, p. 206). Le sel et le processus de cristallisation jouent un rôle dans son hypothèse de l’émergence successive des espèces vivantes à partir de germes préexistants, hypothèse parallèle à la première théorie d’un transformisme généralisé, qu’il formule au même moment, au croisement de la chimie, de la biologie, de la géologie et des « cosmogénies ». Composant des soleils, le feu-sel anime aussi « l’atmosphère de Dieu » (1, p. 207). Petit à petit s’opère un discret processus de divinisation du sel, qui conduit Rétif dans le tome 2 de sa Physique à saliniser Dieu. Ce n’est encore qu’une énumération composite, et même un bric-à-brac métaphysique, qui agrège « sel, mouvement, force, intelligence et vie » (2, p. 241-242) dans la substance primitive, mais tel est bien semble-t-il le conatus spéculatif de Rétif.
Enfin libéré de toute contrainte épistémologique et porté par la dynamique merveilleuse de son roman, Rétif s’en donne à cœur joie dans Les Posthumes (1802). Il s’amuse à recomposer sur Vénus (Les Posthumes, t. III, Genève-Paris, Slatkine Reprints, 1988, p. 293) puis Argus un « système entier de la Nature » (IV, p. 7) qui porte à son terme le processus de divinisation entamé dans sa « Physique ». Défiant les moqueries qui avaient accompagné la publication de cet ouvrage, Rétif assume pleinement son paganisme mystique et salé : l’Être-principe devient lui-même « tout le sel volatil, actif par essence » (III, p. 293). On pourra bien accuser Rétif de raconter des « sornettes » : il s’agit des théories défendues par les Sors, les habitants de Vénus rencontrés par le héros du roman, Multipliandre. Plus loin, Rétif, en spinoziste gastronome, assaisonne la « Nature-Dieu » (IV, p. 13) de « sel volatil-actif-infini ». Les propriétés de Dieu, l’activité infinie en particulier, infusent désormais la matière sensible, tandis que la substance de Dieu combine intimement vie, intellectualité et matérialité. C’est ce qui rend si difficile la juste caractérisation de son ontologie, ni pleinement matérialiste comme chez Lucrèce ou Diderot, ni spiritualiste — mais irréductiblement originale en son bricolage. Cela explique sans doute la nécessité d’inventer des mots-valises : pas d’ontologie neuve sans néo-logie. « Sel volatil-actif-infini », « substance activo-volatile », Dieu est l’âme savoureuse de l’univers, la source de nos intelligences, la saveur de nos mets et de nos mots.
Bibliographie
– Bernadette Bensaude-Vincent, Isabelle Stengers, Histoire de la chimie, Paris, La Découverte, 2001.
– Joël Castonguay-Bélanger, Les écarts de l’imagination : pratiques et représentations de la science dans le roman au tournant des Lumières, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2008.
– Laurent Loty, « L’invention d’un transformisme généralisé (1781-1796) : l’imagination d’une temporalité naturelle entre « perfectionnement » et « révolution » », dans Temps, durée dans la littérature des Lumières et ses marges, études réunies par Jean M. Goulemot, Paris, Éditions Le Manuscrit, 2010, p. 33-72.
Patrick Samzun
Sérieuser
Rétif revendique la paternité de ce néologisme dans une note de La Prévention nationale, en 1784 : « Qu’on me passe ce mot nouveau, mais agréable autant qu’expressif ; il est de l’auteur ». Il vient d’écrire : « Le principal défaut de nos mœurs, le défaut qui leur est reproché avec plus de mépris par quelques nations respectables, l’espagnole, l’anglaise, l’allemande, etc., c’est la frivolité, la futilité, le ricanement, le persiflage (si ordinaire à nos auteurs quand ils veulent se critiquer). Or le gouvernement n’a guère d’autre moyen que le théâtre pour corriger ce défaut et sérieuser le caractère national » (vol. I, p. 184-185). Dans sa Néologie (1801), Mercier choisit ces lignes pour illustrer le mot.
La note de Rétif peut laisser croire qu’il s’agit en 1784 d’un premier emploi. Il n’en est rien, car dès 1770, dans La Mimographe, il écrivait : « Au lieu de sérieuser nos mœurs, on les frivolise de plus en plus. » (p. 173).
Rétif va rester fidèle à ce verbe, même s’il n’en use qu’avec parcimonie. On le retrouve en effet en 1772 dans Adèle de Comm** : « Je conçois, par la tournure de tes expressions, que tu me conseilles […], maintenant que mes occupations ne sont rien qu’un amusement continuel, de les sérieuser par des lectures solides. » (IIe Partie, p. 149). Ce texte est repris tel quel en 1780 dans la 85e Contemporaine, « La Fille confiante » (éd. Champion, t. IV, p. 1979). Puis la même année, le verbe est dans La Malédiction paternelle : « Le châtiment est une maladie momentanée, nécessaire pour sérieuser le caractère des enfants et le rendre solide » (« Avis de N** * * ** mourant à sa fille », éd. Champion, 2006, p. 486).
En 1786, Rétif l’emploie dans Les Françaises : « La crainte force à prendre les habitudes sociales ; elle sérieuse le caractère de la créature humaine, naturellement badine et folâtre comme le singe […] » (vol. III, p.73) ; puis en 1787 dans Les Parisiennes : « C’était donc au travail que Quintilie formait ses filles, afin de leur sérieuser le caractère et de les rendre solides » (vol . IV, p. 142).
Dans l’opuscule de 1790, Avis aux Confédérés, ce verbe revient encore : « Mais si l’on vous y donne un drame, écoutez avec respect ce genre de pièces propre à sérieuser la nation » (p. 5).
Enfin, dans une nouvelle restée manuscrite, intitulée « La Grogneuse », qui date de 1802 ou 1803, publiée par Cubières en 1811 dans l’Histoire des Compagnes de Maria, un mari dit à sa femme : « Ne pourriez-vous pas égayer un peu votre caractère, tandis que moi je m’efforcerai de sérieuser le mien ? » (t. II, p. 145)
Sérieuser demeure ainsi jusqu’au bout dans le lexique de Rétif. Mais cette fidélité n’a pas été systématique. Rétif préfère souvent écrire rendre sérieux. Ainsi trouve-t-on par exemple : « J’ai été content d’elle ; jamais on n’a dit en riant des choses aussi graves, et plus capables de rendre sérieux ceux qui les provoquaient » (79e lettre du Paysan, 107e du Paysan-Paysanne, éd. Champion, 2016, p. 413) ; « Nous vous avons vue vous surmonter vous-même, devenir sérieuse, réfléchie […] » (Le Quadragénaire, IIe Partie, p. 234) ; « ce qui la rend si sérieuse » (192e Contemporaine, « La Jolie Paysanne à Paris », éd. Champion, t. VIII, 2017, p. 4606) ; « J’occupai le même rang que du temps de Zéphire et de, Loiseau : ce qui me rendait sérieux, concentré » (Monsieur Nicolas, II, p. 110).
Sérieuser est rarement mentionné dans les dictionnaires et toujours défavorablement. Jean-François Féraud est le premier à le relever dans son Dictionnaire critique de la langue française, en 1787 : « Néologisme peu heureux. Rendre sérieux. “Ce sont des pièces telles que la sienne qu’il croit propres à sérieuser le caractère national” (Ann. Litt.). Le mot est de M. R…. D.L.B. et le journaliste s’en moque, tout en l’employant ». Il s’agit de La Prévention nationale et d’un article de L’Année littéraire de 1784, t. VII, lettre XIX, article reproduit par Rétif à la fin du vol. 41 des Contemporaines.
En 1831, François Noël et L.J.M. Carpentier, dans leur Dictionnaire étymologique, critique, historique, etc., citent les lignes de L’Année littéraire et démarquent Féraud : « Ce néologisme peu heureux est de Rétif et le journaliste s’en moque tout en l’employant. »
Le Complément au Dictionnaire de l’Académie, en 1842, fait de même et note que le rédacteur de L’Année littéraire se moque « à la fois des drames de Rétif de la Bretonne et du néologisme de cet auteur ».
Sérieuser se trouve encore dans le Dictionnaire national ou Dictionnaire universel de la langue française de Bescherelle en 1850, mais il n’ ajoute rien au texte de Féraud.
Les historiens de la langue, tels François Gohin, dans Transformations de la langue française pendant la 2e moitié du XVIIIe siècle (1903) mentionnent le verbe en faisant référence à Mercier et Rétif.
Les écrivains n’ont pas adopté ce verbe. Rétif en a été le créateur et le seul utilisateur. Tout au plus peut-on citer, à titre anecdotique, cette note du traducteur de la nouvelle de Stephan Zweig, Le Joueur d’échecs, butant sur le néologisme de Zweig ernsten, à partir de ernst, sérieux : « Nous le suivons en forgeant en français sérieuser » (Livre de Poche, 2013, note 5).
Rétif avait dès 1770 senti la nécessité de ce verbe, qui dans bien des cas lui parut, par sa nouveauté, s’imposer mieux que rendre sérieux. Le combat contre la frivolité, ce fléau de la société, à ses yeux, avait besoin d’un mot nouveau. À travers les citations relevées, l’on voit que ce combat devait être la tâche du théâtre et de l’éducation.
Pierre Testud
Sombreté
Mercier dans sa Néologie cite cette phrase de La Mimographe (de façon approximative, selon son habitude) : « Le spectacle est un amusement permis de droit divin et de droit humain ; il se trouve partout dans la nature. Le plus beau de tous est le ciel lui-même. La majestueuse étendue des mers, la variété des sites et des campagnes, la sombreté des forêts, l’éclat des montagnes de neige, l’émail des prairies, nous en offrent de moins beaux à la vérité, mais plus à notre portée » (p. 87).
Il y a tout lieu de penser qu’il s’agit d’un hapax ; il est en tout cas absent notamment du Paysan-Paysanne pervertis, des Contemporaines, de Monsieur Nicolas, des Nuits de Paris, œuvres dans lesquelles en revanche le mot obscurité est abondamment utilisé.
En mai 1770, le journaliste de L’Année littéraire déplore sombreté, fruit d’un « néologisme barbare » et d’une manie de la néologie qui « défigure ce qu’il y a d’utile dans La Mimographe », (lettre XV, p. 345).
À vrai dire, le mot n’est pas une création. Il figure par exemple en 1598 dans la traduction de l’histoire du docteur Faust par Pierre Victor Palma-Cayet : « En cette sombreté de l’air nous autres esprits et diables nous habitons » (p. 67 de l’édition de 1667). On le trouve aussi dans Le Parfait joaillier ou Histoire des pierreries, de Boece de Boot, en 1644 : « à proportion que le malheur est plus grand ou plus petit, il prend une plus grande noirceur et sombreté » (livre II, chap. XIV, p. 183), et en 1659 dans Miroir de l’Univers, du sieur Gaudebout. (« sombreté de la nuit », p. 73).
Les dictionnaires de l’ancien français, de Godefroy et de Lacurne de Sainte-Palaye ignorent sombreté, mais celui de Godefroy relève sombreuseté.
Guy Robert, dans ses Mots et dictionnaires (1798-1878), mentionne sombreté en citant Mercier et note que le mot « manque dans les autres dictionnaires consultés » (t. IX, 1974). Il est en effet absent des dictionnaires usuels, comme dans celui de l’Académie.
Banni des dictionnaires, sombreté a cependant conservé une existence littéraire, car il comble une lacune de la langue française : il manque en effet un substantif formé sur sombre. Comme le font remarquer Alise Lehmann et Françoise Martin-Berthet, dans leur Lexicologie (2018), « une pièce est claire ou sombre, mais on peut parler de sa clarté et non de sa sombreté. » (Partie 2. Morphologie lexicale).
C’est le doublet sombreur (substantif féminin) qui a toutefois la préférence des écrivains : on le trouve sous la plume de Benjamin Constant, Huysmans, Maupassant, Flaubert, Barbey d’Aurevilly, entre autres (voir des exemples dans le Centre National des Ressources textuelles et lexicales (CNRTL) qui qualifie le mot de « vieilli » et « littéraire », ou dans le Wiktionnaire).
Pourquoi cet hapax dans l’œuvre de Rétif ? Pourquoi dans cette page de La Mimographe, écrite en 1769, Rétif recourt-il à un mot qu’il n’emploiera plus jamais ensuite ? Sans doute parce qu’il a jugé que cet archaïsme convenait mieux au caractère didactique du passage, en donnant quelque solennité à ce discours sur la légitimité des spectacles. Il débutait alors et pensait que la rareté d’un mot imposait l’autorité d’un auteur.
Pierre Testud
Sot
(Une personne qui a peu de jugement, peu d’intelligence, attesté depuis le XIIe siècle.) Faisant partie du vocabulaire à la mode depuis Molière, le substantif, comme l’adjectif, sont assez présents dans l’œuvre rétivienne. Cependant, c’est dans Le Ménage parisien (1773), étiqueté « roman-farce » par son auteur, que le mot acquiert une dimension plurielle. Cette désignation bricolée présente l’avantage de souligner l’aspect « transgénérique » de cette œuvre à part dans la production rétivienne. Si Le Ménage tient du roman grâce au « récit », il rappelle la farce par son esprit loufoque, le rire qu’il suscite et surtout par son personnage : Sotentout, le sot. Le Ménage parisien est en effet placé, dès l’épître dédicatoire, sous le patronage du fameux vers de Boileau : « Un Sot trouve toujours un plus Sot qui l’admire »
Parmi les dérivés employés par Rétif selon son orthographe personnalisée, on trouve : sotise, sotissime, Sotentout (nom propre). On note également des néologismes : sotentout/sotentoute, sotivache/sotiveau, sotificatif. Parmi les synonymes de « sot », toujours dans le texte, on relève : benêt, bonace, balourd, beaunois, imbécile, niais, nigaud, balourd, fol, cocu, pédant, etc.
Comme le laisse deviner le nom propre dérivé « Sotentout », le mot « sot » est fortement polysémique dans Le Ménage parisien. Dans un contexte érotique, il désigne un « puceau » et, par extension, un jeune homme sans expérience, farouche, incapable de répondre aux sollicitations plus ou moins directes des dames. Selon les mœurs parisiennes, il est l’antonyme de « galant ». Nous retrouvons le même emploi du mot dans Monsieur Nicolas : « N’allez pas faire le sot, préconise une femme de petites mœurs à Monsieur Nicolas, son mari est usé, et elle a bon appétit », parlant de son amie Brûlée à qui elle s’apprête à envoyer le jeune homme.
Dans un contexte matrimonial, « sot » est synonyme de « cocu ». Rétif reprend dans ce sens le concept genré : un mari sot est un mari cocu là où une épouse cocue n’est qu’une femme « avisée », « apprise ». Rusée (par essence), l’épouse trompée laisse faire pour le bien de sa famille ou pour mieux s’occuper de ses amants, souvent garants de la prospérité du ménage.
Dans un contexte littéraire, « sot » est synonyme de « pédant », de « fat », antonyme du non moins fantaisiste « esprité », « filosofe ». Un « sot » est donc un mauvais auteur, un « écrivailleur », un « littérateur ». Selon le chapitre « Suppléments » consacré à la généalogie de Sotentout, la « sotise » serait, nous dit-on, l’attribut de tous les auteurs qui ont collaboré avec la famille Sotentout depuis Zoïle jusqu’à Nougaret. En dehors de quelques noms comme Racine, Rousseau ou Mme Riccoboni, tous les auteurs anciens ou modernes ont pu, à des degrés différents, se mêler à la famille des sots et bénéficier d’appuis « sotificatifs ».
Cependant, en dehors de ces acceptions ponctuelles, Rétif joue sur l’ambivalence du « sot », véhicule d’une vision du monde complètement biaisée. Le personnage du « sot » avait déjà une histoire et un rôle consacrés par la littérature européenne du Moyen Âge. La farce lui a assigné une fonction relativement précise : représenter le monde à l’envers en renversant les hiérarchies de tous genres. Aussi est-il défini par sa nature ambivalente : sa sottise n’est que son armure pour affronter le monde.
Il n’en va pas de même dans Le Ménage parisien dans le sens où Sotentout, le sot, ne représente pas l’envers du monde, mais simplement, sa caricature. Aussi, en quelque sorte, Sotentout est loin d’être un anti-modèle, le modèle étant simplement inexistant. Rétif expliquera plus tard qu’il était trop aveuglé par le désir de se venger d’Agnès Lebègue, son ex-épouse (Déliée dans le récit) pour mener à terme un projet aussi ambitieux : « j’avais sous les yeux une catin, modèle de mon héroïne », écrit-il. Le couple représenté par Déliée et Sotentout ne serait qu’une caricature à peine amplifiée du couple qu’il formait avec Agnès Lebègue si l’on croit les pages de Monsieur Nicolas consacrées aux premières années de leur vie de couple.
Du reste, Sotentout a tous les attributs du personnage du sot de la farce. Il est aussi laid que grotesque, « bancal », infirme et informe. Futur auteur, il est né rue des Singes. Partout dans le texte, sa physionomie bestiale est génératrice de fou rire. Des scènes majeures d’intronisation/détrônement le consacrent même comme le « roi des sots » : son union avec Mlle Déliée est scellée lors d’une fête aux composantes carnavalesques, célébrée sur fond de charivari et officialisée par un contrat de mariage loufoque. Parallèlement, son ascension littéraire accomplie, il est affublé d’une « couronne de feuilles d’artichaut » sous les applaudissements.
Davantage qu’un anti-modèle, Sotentou serait ainsi un repoussoir, une figure monstrueuse, dépositaire des frustrations et des angoisses du mari trompé et malmené et de l’homme de lettres rejeté par ses confrères.
Sotentout n’est cependant pas le seul sot du Ménage. Le narrateur, qui se présente comme l’auteur du récit, revendique : « j’ai […] raison de dédier mon Livre aux SOTS, & de me ranger dans la classe de ceux qui le sont le plus, par leur Productions et par leurs Femmes ». Mais ici, au delà de la constante vindicative et autoflagellatoire, il faut saisir toute l’ambiguïté de cette identification et lui restituer un sens et une logique constamment déconstruits. Avec Le Ménage parisien, nous sommes témoins pour la première et l’unique fois dans l’œuvre rétivienne, de toute la complexité qui régit le rapport de Rétif aux mots et à la littérature. Par certains de ses aspects, ce récit est un exercice de style, une sorte d’entraînement sur le verbe et sur « l’élasticité » des mots. L’auteur semble y éprouver son pouvoir sur les faits, à travers son rôle de « modérateur du fil » et son pouvoir sur les mots, à travers sa nouvelle orthographe d’abord (système exposé dès l’épître dédicatoire), mais surtout à travers cette logorrhée jubilatoire à l’origine du rire franc du Ménage. Jeu « Gratuit » ou mise au point d’un exutoire d’une extrême urgence ? Ce sont là les termes de l’ambivalence du « sot ».
Asma Guezmir
Bibliographie
– Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1975.
– Asma Guezmir, « Le mariage dans Le Ménage parisien : une relation parodique ? », Études rétiviennes, 44, Actes du Colloque de Clermont-Ferrand (7-8 juin 2012), « Le drame conjugal dans l’œuvre de Rétif de la Bretonne : désastre intime et enjeux politiques », décembre 2012, p. 97-107.
Taillecime, Taille-âme
TAILLECIME/TAILLE-ÂME
TAILLECIME : néologisme rétivien ; s.m. ; se trouve dans Les Nuits révolutionnaires : « Après avoir passé l’arcade de l’Hôtel-de-ville, je rencontre des cannibales ; l’un, je l’ai vu, réalisait un horrible mot, prononcé depuis, il portait au bout d’un taillecime les viscères sanglants d’une Victime de la Fureur, et cet horrible bouquet ne faisait frémir personne » (Les Nuits de Paris, Genève-Paris, Slatkine reprints, 1987, tome 8, Sept Nuits de Paris,14 juillet, p. 68).
TAILLECIME n’est répertorié dans aucun dictionnaire. C’est un substantif crée sous le choc des premiers événements révolutionnaires, inspiré par la nécessité de trouver un nom pour un objet dont la fonction avait été détournée ; un mot pour dire la commotion et l’horreur de la violence.
TAILLECIME désigne un objet qui s’apparente à une arme d’hast, comme la pique, ou encore à un outil, comme la serpe montée sur un long manche, utilisée pour l’élagage. C’est un mot qui parle et qui fait image. Le taillecime coupe le sommet, la tête ; il décapite. Est-ce là l’ « horrible mot » mis en pratique ce 14 juillet 1789 ? La métaphore se double d’une valeur idéologique par l’emploi du verbe « tailler » : taillecime et non coupecime qui aurait eu le même sens, mais aurait privé l’expression d’un lien supplémentaire avec le champ de la révolte populaire ; la taille était un impôt par tête ; supprimer les puissants, ceux qui dominent, c’était s’en prendre à l’impôt inique. Mais si l’outil du jardinier devient une arme, s’il a changé de destination quand Rétif le voit dans la rue, il conserve tout de même une trace de son origine champêtre : sa lame de fer, ou son croissant, permettent d’accrocher et de laisser pendre au-dessus des passants le paquet hideux des entrailles rouges d’une victime, rassemblées comme un « bouquet ». Taillecime dit le changement d’état des hommes et des choses observés dans la rue : la révolution fait d’un outil une arme, du jardinier un guerrier, du monde du travail un organe d’activité imprévisible ; il fallait taillecime pour dire l’horreur de l’incertitude quand l’ordre du monde bascule dans la violence.
Ainsi le mot taillecime s’intègre-t-il dans les pages des Nuits révolutionnaires, riche de toutes ses connotations populaires et agricoles, et tellement à sa place que pour le lecteur, il se fond sans peine dans les cortèges de piques et de faux. Mais jamais les planches de L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert n’avaient reproduit son image.
Le TAILLE-ÂME que l’on rencontre à la place de taillecime dans certaines éditions des Nuits de Paris est probablement une coquille d’imprimeur. Il détient sa part de vérité lui aussi, tant la violence déchaînée par la prise de la Bastille provoquera de coupe dans les âmes de la capitale (Voir notamment N.-E. Rétif de la Bretonne, Les Nuits de Paris ou le Spectateur nocturne, éd. Henri Bachelin, Paris, 1960, Cinquième nuit — ou 385e— Le 17 juillet).
Tartare
TREVOUX
TARTARE : s.m. Nom qu’on donne aux valets qui servent les troupes de la Maison du roi en campagne. Un tartare a quelquefois plusieurs maîtres qui n’en sont pas mieux servis. Sa principale fonction est de panser les chevaux.
« Caterine – Hé ! Voilà M. Tourangeot, qui a servi avec mon frère !… C’est-à-dire que mon frère était soldat, et M. Tourangeot tartare » (Le Drame de la vie, Acte IV des Ombres, sc. 13, p.56).
Tempéramentueux
« Je fus sans doute conçu dans un embrassement chaud qui me donna la base de mon caractère […] Pour achever d’embraser mon sang et mon caractère, j’eus pour nourrice la femme la plus tempéramenteuse du canton » (Monsieur Nicolas, éd. Pléiade, I, p. 20). C’est par cette citation que Mercier illustre le mot dans sa Néologie (1801).
La première occurrence semble se trouver dans L’École des pères, ouvrage publié en 1776 : « Les enfants de parents trop amoureux seront tendres, tempéramenteux » (vol. III, p. 117). L’adjectif est évidemment formé sur tempérament pris dans son sens d’appétit sexuel.
Il est le plus souvent employé au féminin : « Il paraît que cette fille était tempéramenteuse à l’excès » (Monsieur Nicolas, I, p. 55) ; « Au retour de chez Sophie, accablé des faveurs d’une fille tempéramenteuse » (ibid., I, p. 1118) ; « C’était une bonne fille, mais trop tempéramenteuse » (ibid., II, p. 719, dans Mon Calendrier à propos de Sara Kramer).
Autre occurrence dans Les Posthumes : « La première, appelée Nesag [Agnès], était belle, très tempéramenteuse, se mettant avec un goût exquis et surtout se chaussant avec une grâce infinie » (vol. II, p. 120).
Il semble que ce mot soit absent du reste de l’œuvre. Comme souvent, Rétif n’utilise pas systématiquement ses innovations lexicales. Dans de nombreux cas, il délaisse tempéramenteux (-se) pour une formulation usuelle. Ainsi dans la note Q du Pornographe, en sa 3e édition, 1776, donc la même année que L’École des pères, il écrit : « Mme d’Aupi, femme de qualité, mais douée d’un tempérament de feu […] ». Ou bien encore : « une épouse à tempérament » (95e Contemporaine, La Fille à bien garder ou avis aux parents qui ont des filles précoces, éd. Champion, t. IV, p. 2314) ; dans l’analyse de cette nouvelle Rétif écrit : les filles à tempérament [en italique dans le texte] (Contemporaines, vol. 16 in fine) ; « Elle était portée à l’amour par tempérament (102e, « La Maîtresse tirée au sort », éd. cit., t. IV, p. 2489) ; « La Baronne ou la femme à tempérament », 196e, éd. cit., t. VIII, p. 4744) ; « Gaudet d’Arras [était] doué d’un tempérament ardent au plaisir » (le Paysan-Paysanne pervertis, 246e éd. Champion, p. 812) ; « Rose avait un tempérament de feu » (Monsieur Nicolas, I, p. 78).
Tout se passe comme si Rétif désirait éviter de banaliser tempéramenteux (-se) et d’enlever ainsi sa force et son effet de surprise à son néologisme.
Ferdinand Gohin dans Les Transformations de la langue française pendant la 2e moitié du XVIIIe siècle (1903), attribue à Rétif la paternité de ce néologisme, se référant à la Néologie de Mercier. Jean Desmeuzes le range parmi les « néologismes absolus » de Rétif (« Néologismes, mots rares et vocabulaire régional dans la langue de Rétif de la Bretonne », Études rétiviennes n° 10, sept. 1989, p. 98).
Il est ignoré du Dictionnaire de l’Académie et des dictionnaires (où n’est attesté que tempéramental, « relatif à la constitution physiologique d’un individu », mot du vocabulaire de la médecine), sauf dans le wiktionnaire, où il est défini par qui est doté d’un solide tempérament et dont la première occurrence est bien située dans L’École des pères, avec la référence exacte.
Il n’a pas cependant disparu, ayant gardé quelque saveur auprès de certains écrivains. On note ainsi, dans Les Diaboliques de Barbey d’Aurevilly : « Leur beauté était régulière, tempéramenteuse, purement ou impurement physique, et leur élégance soldatesque » (« À un dîner d’athées », 1874) ; dans Le Parapluie de l’escouade d’Alphonse Allais : « Très tempéramenteuse, Madame Flanchard avait depuis longtemps contracté l’habitude d’alléger les lourdes chaînes de l’hymen avec les bouées roses de l’adultère » (« Cruelle énigme », 1893) ; dans Le Bar de l’escadrille de François Nourissier : « Puisque je suis, paraît-il, la plus tempéramenteuse du troupeau littéraire (le mot est du cher Restif […]) » (1997) ; dans Le Fantôme de la rue Royale, de Jean François Parot, au demeurant grand lecteur de Rétif : « La nouvelle sultane [Mme de Barry] était d’une autre trempe que la Pompadour, belle, jeune, et plus tempéramenteuse que la marquise », 2001).
Pierre Testud
Théâtre éphébique
Théâtre éphébique : néologisme par lequel Rétif désigne le théâtre de l’Ambigu-Comique et celui des Bamboches, qui produisent des enfants acteurs (La Mimographe, éd. M. de Rougemont, Paris/Genève, Slatkine reprints, 1980).
L’éphèbe, en grec, désignait un garçon âgé de 15 à 20 ans. Dans le théâtre antique d’Athènes, l’éphébicon était l’emplacement réservé à l’éphébie, qui fut d’abord une institution de service militaire, puis plus tard une sorte d’université réservée aux jeunes hommes de l’élite fortunée. Rétif étend le sens du dérivé éphébique aux enfants des deux sexes, mais ces spectacles joués par des enfants ne sont pas pour autant destinés à la jeunesse. Les pièces jouées à l’Ambigu-Comique sont même, selon Rétif, trop osées pour les jeunes gens qui les interprètent.
Tituber
L’histoire de ce verbe, aujourd’hui usuel, est celle d’une mort et d’une résurrection.
Le mot est ancien (tiré du latin titubare) et se trouve attesté dans la langue du XVIe siècle (par exemple chez Montaigne). Il figure dans les dictionnaires de l’ancien et du moyen français, tel que celui de Lacurne de Sainte-Palaye (mais il est absent du dictionnaire de Godefroy). Il disparaît de l’usage au XVIIe siècle, et jusque dans les premières décennies du XIXe. Les dictionnaires du XVIIIe siècle l’ignorent, tels le Manuel lexique de l’abbé Prévôt (1755), ou le Dictionnaire critique de la langue française de l’abbé Féraud (1787).
En 1821, Marie Charles Joseph de Pougens le fait figurer dans son Archéologie française, ou Vocabulaire de mots anciens tombés en désuétude, avec le substantif titubation (qui n’était jusque-là qu’un terme d’astronomie, comme dans le Dictionnaire de la langue française de Jean-Charles Laveaux en 1820), mais en 1827 encore, Wailly l’ignore dans son Nouveau vocabulaire français.
Dans son Dictionnaire universel de la langue française (1828), Pierre Boiste le mentionne en se référant à Rétif : « chanceler ; se dit d’un ivrogne (Rétif) ». À partir de cette date, le mot est généralement adopté par les lexicographes, dont Bescherelle en 1843 (Dictionnaire usuel de tous les verbes français). Cependant, l’Académie ne l’admet qu’en 1878, dans la 7e édition de son dictionnaire.
Rétif l’emploie dans deux textes, tous deux écrits en 1785 :
— « On se jeta sur le dessert et sur le muscat. Tout disparut. La cloche sonna ; les pères et les frères se levèrent en titubant et se rendirent à la grand-messe, qui fut vigoureusement chantée » (Monsieur Nicolas, I, p. 415). C’est ce passage que Mercier cite dans sa Néologie (1801).
— « Ils y coururent en effet, un peu titubant » (Les Parisiennes, vol. III, p. 56).
On peut estimer que c’est Rétif, relayé par Mercier, qui a redonné vie à ce mot.
Pierre Testud
Truppelu
Dictionnaire du moyen français (1330-1500).
TREPELU et des variantes dont TURPELU et TRUPELU : A. Gueux, sale, misérable. B. Misérable, sot.
De la famille de pilus.
EXEMPLE chez Rabelais : “En disnant bailla les comissions, et feut par son edict constitué le seigneur Trepelu* sus l’avant-garde » (Œuvres complètes, Gargantua, éd. Garnier, ch. XXVI, p. 104).
* Trepelu : loqueteux.
EXEMPLE chez Rétif : « Toutes deux nées dans l’aisance, nous nous sommes vues réduites par le sort à épouser des truppelus. »
(Restif de la Bretonne, La Femme infidèle, éd. D. Baruch, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2002, p. 309).
Turgir (se)
On lit dans la 110e Nationale, « Rouvraine saintement engrossée par un fourbe » : « Agape entra modestement, sans lever les yeux et dit : “Me voici, que voulez-vous, mon cher père, suivant la chair ?” Cette expression ridicule fit se turgir de gloire son imbécile de père, que tout Rouvray écoutait comme un oracle. » (L’Année des dames nationales, vol. III, p. 797). Mercier choisit ce passage pour illustrer le mot dans sa Néologie.
Autres occurrences dans Monsieur Nicolas : « Je fus enchanté que cette fille ne me laissât pas entaché de la honte d’un refus ! Je me turgis d’orgueil » (éd. Pléiade, I, p. 1079) et dans Le Palais-royal : « Chaque fat favorisé la veille par une laveuse de vaisselle était turgi de bonheur et de gloire » (IIe Partie, Les Sunamites, éd. Manucius, 2009, p. 151).
Turgir, issu du latin turgere, être enflé, boursouflé, est attesté au XVIe siècle (selon Alain Rey, dans son Dictionnaire historique de la langue française), mais il ne figure cependant pas dans les dictionnaires de l’ancien et moyen français. Il est abandonné au XVIIe siècle et son emploi au XVIIIe apparaît totalement incongru. Le journaliste Jean Marie Clément, rendant compte dans son Tableau annuel de la littérature, en 1801, de la Néologie, épingle ce verbe, avec d’autres, comme étant un « jargon obscur et pédantesque » (p. 129) et « mis au rebut comme infecté de barbarie et de pédantisme » (p.130).
Il est ignoré des dictionnaires, sauf du Nouveau Dictionnaire de la langue française de F. Marguery, en 1818 (qui donne simplement enfler), et aujourd’hui du Dictionnaire des francophones (être dans un état de turgescence). Il n’a pas non plus séduit les écrivains. Octave Uzanne, à la fin du siècle, paraît être une exception, explicable sans doute par sa familiarité avec l’œuvre de Rétif ; on trouve turgir dans Le Paroissien du célibataire (1890) : « Les seuls vrais amants qui sentent leurs âmes planer de concert, leurs pensées correspondre, leurs désirs naître et grandir ensemble, leurs faiblesses s’irriter des mêmes chocs, leurs nerfs se turgir pour d’analogues motifs, pourront admettre notre théorie décorative » (p. 226) et dans les Contes de la 20e année (1896) : « La fatuité est le masque rouge de la pâle impuissance ; elle se turgit en apparence pour dissimuler son manque de turgescence » (p. 284).
Dans un passage de Monsieur Nicolas, Rétif emploie turgide : « Je m’en retournai, en réfléchissant à la singularité de mon aventure, imprévue comme les deux dernières, et dans ma turgide ivresse, je bénissais le hasard […] » (éd. cit., I, p. 976). Cet adjectif, contrairement au verbe, est bien attesté dans les dictionnaires, où il est défini par enflé, boursouflé. Notons tout de même son absence dans le Dictionnaire de l’Académie et sa réduction à un sens médical dans le Littré : gonflé d’humeur. Les écrivains du XIXe siècle en ont volontiers usé. Son emploi a décliné à partir du milieu du XIXe siècle, concurrencé par turgescent, qui l’a aujourd’hui supplanté.
On peut estimer que ces mots, turgir, turgide, dans les rares exemples repérés, correspondent à une intention railleuse. Ils sont d’un autre âge, décalés, perçus comme pédants et emphatiques. À la place de turgide, Rétif use habituellement de gonflé ; les exemples sont nombreux dans Monsieur Nicolas, où l’on relève notamment : « J’étais gonflé de bonheur, d’orgueil et de joie » (I, p. 1012), « gonflé de gloire et de bonheur » (I, p. 1016), « gonflé d’orgueil et de vanité » (II, p. 288). Même dans ce dernier exemple, où l’autodérision est sensible, Rétif ne recourt pas à turgide.
Pierre Testud
Tympaniser
Originellement, tympaniser, c’est divulguer au son du tambour (tympanum en latin signifie tambour) et au sens figuré, décrier publiquement quelqu’un.
Ce verbe est bien attesté dans la langue du XVIIe siècle, notamment chez Molière et La Fontaine, et dans celle du XVIIIe, chez Voltaire et Rousseau entre autres. Il est considéré comme familier. On lit dans les Nouvelles remarques de M. de Vaugelas sur la langue française, ouvrage posthume (1690) : « C’est publier et divulguer une chose comme si on le faisait au son du tambour […] Comme nous ne disons plus tympaniser au propre, nous nous en servons au figuré et en une signification désavantageuse […] C’est un mot de raillerie qui ne doit jamais être employé en une matière sérieuse » (p. 749).
Féraud, en 1787, dans son Dictionnaire critique de la langue française, précisait que le mot « n’est d’usage que dans le style familier » et que si l’Académie « n’en restreint point l’usage, c’est oubli ». Il figurait dans la première édition, en 1694, sans la mention familier. Cet oubli sera réparé à partir de l’édition de 1835 ; dans celle de 1935, il vieillit se substitue à familier.
Ni archaïsme, ni néologisme donc (du reste Mercier ne le recueille pas dans sa Néologie), il peut tout de même figurer parmi les « Mots de Rétif » parce qu’il est chez lui réservé à la satire de l’épouse, Agnès Lebègue : « J’ignorais et la conduite actuelle d’Agnès et comment elle venait d’être tympanisée l’été dernier » (Monsieur Nicolas, éd. Pléiade, II, p. 79). Dans La Femme infidèle : « J’ai été tympanisée cruellement ! », dit-elle (20e lettre) ; « Prenez garde surtout à ne pas faire d’amant ! Vous seriez déshonorée, tympanisée ; tout le monde vous jetterait la pierre et vous ne pourriez avoir d’élèves » (159e lettre). C’est seulement dans L’Année des dames nationales (le conflit avec l’épouse est alors devenu de l’histoire ancienne) que le mot concerne une autre femme : « Mais la généreuse Marie-Madeleine […] fut quelque temps sans savoir qu’elle était tympanisée » (vol. 1, p. 256).
Ces quatre occurrences semblent être les seules. Mais par ailleurs le verbe n’est pas tombé en désuétude. Les dictionnaires du XIXe siècle (Bescherelle, Poitevin, Littré, Larousse, etc.) le mentionnent ; à partir du milieu du siècle apparaît un autre sens : casser les oreilles de quelqu’un, sens qui subsiste seul dans les dictionnaires actuels. Alain Rey, dans son Dictionnaire historique de la langue française signale que « tous les emplois sont devenus archaïques et rares ».
À noter cette occurrence curieuse dans la 46e Nuit de Paris : « Je mis à mon oreille un cornet de fer blanc tympané » (éd. cit., t. I, « La Femme mentor », p. 286). Cet adjectif n’est pas attesté ; il faut sans doute entendre : adapté au tympan, autrement dit acoustique (l’invention du cornet acoustique est datée de 1757).
Pierre Testud
Vaguesse
Vaguesse : s. f., néol., charme mélancolique.
« L’art de l’acteur rend la laideur du vice plus impressionnante, plus terrible ; il donne à la vertu les couleurs séduisantes qui la font aimer ; souvent l’auteur malhabile n’a fait qu’ébaucher le tableau ; une actrice aimable l’achève : elle y joint le pathétique, la dégradation, la vaguesse et le coloris » (La Mimographe, éd. M. de Rougemont, Paris/Genève, Slatkine reprints, 1980, p. 47).
Vaporeuse
(Substantif féminin. Du latin vaporosus, « plein de vapeur », dérivé de vapor. L’adjectif est substantivé à partir de la fin du XVIIe siècle pour désigner quelqu’un qui souffre de vapeurs, c’est-à-dire d’exhalaisons supposées s’élever du sang jusqu’au cerveau ; Rétif pourrait être l’un des premiers à utiliser le substantif au féminin). « On appelle Vapeurs, au pluriel, lit-on dans le Dictionnaire de l’Académie (1762), une certaine maladie, dont l’effet ordinaire est de rendre mélancolique, quelquefois même de faire pleurer, & qui resserre le cœur, & embarrasse la tête ». La substantivation de l’adjectif vaporeux est attestée dès cette édition au masculin ; elle est plus tardive au féminin (attestée dans un dictionnaire en 1800). Tout en s’inscrivant dans une actualité lexicale dont témoignent d’autres dérivations originales telles que vaporer (cité dans la Néologie de Mercier au sens d’« Avoir des vapeurs, affecter des vapeurs »), l’emploi rétivien du terme, dans le premier volume des Nuits de Paris, publié en 1788, est intéressant par sa propension à désigner une femme, la marquise de M***, désignée comme « la Vaporeuse ».
Cette vaporeuse apparaît conforme au « type » défini par les traités médicaux de l’époque, par son sexe (si les vapeurs sont communes aux deux sexes, comme le souligne Joseph Raulin, médecin ordinaire de Louis XV, dans son Traité des affections vaporeuses du sexe (1758), les femmes y sont particulièrement sujettes par leur constitution et leur éducation) et, surtout, sa condition sociale privilégiée. En effet, « les vapeurs attaquent sur-tout les gens oisifs de corps, qui se fatiguent peu par le travail manuel, mais qui pensent & rêvent beaucoup », rappelle l’article « Vapeurs » de l’Encyclopédie. Le témoignage d’Alexandrine de M***, rapporté dans la troisième « Nuit », donne la mesure de la gravité de cette maladie : devenue « mélancolique » à la puberté, déçue par les hommes, elle est mariée à 18 ans mais ne parvient à se réaliser ni dans le mariage, ni dans la vie mondaine : « Je fus dégoûtée d’être aimée, d’être admirée, d’être amusée ; je dirais même d’être estimée ; Je me sentis insensible au mépris comme à la louange ; rien ne m’affectait plus » (Les Nuits de Paris, édition présentée et établie par Daniel Baruch, Paris le jour, Paris la nuit, Paris, Robert Laffont, Bouquin, 1990, p. 626). La Vaporeuse tombe progressivement dans une apathie complète, un affaissement de toutes ses facultés morales qui la condamne à « végéter ».
La cure que met en scène – et que constitue – Les Nuits de Paris, correspond également aux préconisations de l’époque : la guérison des vaporeux passe en effet par une hygiène de vie rigoureuse et une réforme morale à laquelle contribue puissamment la pratique de la charité. « Pour un homme riche, explique ainsi Jacques Splin, le « Fou raisonnable » d’une comédie éponyme de Joseph Patrat (1781), le plaisir le plus vif, le plus pur, & celui qu’on peut goûter à tout âge, c’est la bienfaisance ». Devenue l’interlocutrice privilégiée du narrateur des Nuits, le Spectateur-nocturne, et son alliée objective dans le sauvetage des victimes de la corruption parisienne, qu’elle accueille dans son entourage, Alexandrine de M*** cesse dès la troisième Nuit d’être « la Vaporeuse » pour devenir « la Marquise », dont le décès sera déploré dans la 377e Nuit.
Allégorie possible de la police, pour laquelle Rétif aurait, d’après Daniel Baruch, été espion de 1759 aux années 1780, la Marquise se lie, dès la deuxième Nuit, au Spectateur-nocturne à la faveur d’une scène fabuleuse, placée sous le signe de la rencontre et de la complémentarité des contraires : immobile à la fenêtre de son hôtel de la rue Payenne, dont la façade est baignée par la lumière de la lune, la « femme riche » qu’est la Vaporeuse, engage un improbable dialogue avec l’« homme pauvre » qui déambule dans les rues obscures de la capitale. L’opposition radicale des protagonistes se donne à lire comme un potentiel quasi électrique. À la faveur de l’état critique qu’ils connaissent tous deux (le « Hibou » est lui aussi plongé dans la mélancolie car il porte le deuil de Victoire), le tempérament humide et vaporeux de la marquise mis en contact avec le tempérament « de fer et de feu » (p. 625) du Spectateur-nocturne déclenche un prodigieux flux de paroles et d’énergie bienfaisante qui circule de l’un à l’autre et se répand à travers la ville.
Comme l’a bien noté Philippe Barr, cette dynamique « met en fiction la propriété curative de la littérature » (p. 139) et sa capacité à concourir au progrès moral en intéressant l’élite au devenir du plus grand nombre. Elle exprime la revendication de Rétif à faire valoir son statut de médiateur entre les états et à produire entre eux le lien indispensable à la pérennité de l’ordre social. La mort de la marquise de M*** et le déclenchement de la Révolution, dont témoignent les trois dernières parties des Nuits de Paris (1789, 1790, 1794) sonnent la fin d’un tel espoir.
Bibliographie
Sabine Arnaud, L’Invention de l’hystérie au temps des Lumières (1670-1820), Paris, éditions de l’EHESS, 2014.
Philippe Barr, Rétif de La Bretonne spectateur nocturne. Une esthétique de la pauvreté, Amsterdam-New-York, Rodopi, 2012.
Françoise Le Borgne
Végéter
ACADÉMIE 1762
VÉGÉTER. v. n. Terme didactique. Croître, pousser par un principe intérieur & par le moyen de racines. Les plantes végettent toujours jusqu’à ce qu’elles meurent.
On dit d’un homme qui n’a presque plus de raisonnement ni de sentiment, qu’il ne fait plus que végéter.
LITTRÉ
VÉGÉTER 1° En parlant des arbres et des plantes, se nourrir et croître.
2° Fig. Vivre dans l’inaction ou dans une situation gênée.
Ne faire plus que végéter, n’avoir presque plus l’usage de ses facultés intellectuelles. Il est bien âgé, il ne fait que végéter.
3° Fig. Vivre sans intérêt, sans mouvement, sans émotions. Je ne tiens plus à rien ; il ne me reste plus qu’à végéter, Mme DU DEFFANT. Lettres à Horace Walpole, t. II, p. 174. On ne vit qu’à Paris et l’on végète ailleurs, GRESSET, Le Méchant, III, 9. Si on a des passions vives, on s’égare ; si l’on n’en a point, on végète, GENLIS, Veillées du château p. 80.
Rétif emploie à plusieurs reprises ce terme, parfois associé au mot AUTOMATE. Dans Monsieur Nicolas, il caractérise souvent par l’utilisation du verbe « végéter » une époque où son activité émotionnelle est nulle, plus encore que son activité intellectuelle. C’est bien là un des signes forts de l’influence de la philosophie sensualiste dans la représentation que les hommes du XVIIIe siècle ont de leur être : l’activité de la sensibilité prime sur toutes les autres facultés humaines. En plagiant Descartes, on pourrait leur faire écrire : « Je sens, donc je suis ». On aboutit donc chez Rétif à une valorisation extrême des passions comme seule trace tangible de la vivacité de l’être.
« Le soir, à l’heure du souper, j’étais dans l’ivresse… (Ah ! quel sort digne d’envie !… Ne me plaignez pas, automates qui n’avez jamais rien senti ! ne vous avisez pas de me plaindre, parce que j’ai ensuite été malheureux et coupable ! parce que je languis infortuné, à soixante ans, privé de tout, sans espoir, sans consolation ! parce que tout mon bonheur était faux ! Il est vrai en ce moment, quoiqu’il ne doive pas s’accomplir… Ah ! j’aime cent mille fois mieux l’avoir senti, et l’avoir perdu, que d’avoir végété comme vous ! Automates, ne me plaignez pas ! Vous blasphémeriez le bonheur !…) » MN I, 638
« Je trouve ici dans mes cahiers, au commencement de 1762 : « Je n’ai rien à dire de ces années de mort… » (en parlant de deux qui venaient de s’écouler). En effet, j’étais courbé sous le poids de la misère, également malheureux par le caractère d’Agnès Lebègue, qui était la dissipation, et par le mien, qui était l’économie. Je végétais dans l’Imprimerie royale, travaillant faiblement, faute de forces, ayant la face hâve, l’air malpropre ; avili, méprisé, mis par Duperron bien au-dessous des animaux d’agrément… je ne trouvais de plaisir qu’à la lecture. » MN II, 116
(à l’annonce de la mort de Mme Parangon)
« Plus je m’attendrissais, plus je pleurais, et plus le danger pour ma vie paraissais diminuer ; mais le vide horrible de mon coeur augmentait à chaque instant d’une manière effrayante !… Je n’avais plus d’âme, plus d’appui. Celle dont je désirais l’estime, dont je redoutais le mépris plus que la mort, dont j’adorais la personne, dont j’aspirais la présence, comme celle de sa mère, comme un tendre époux celle d’une épouse chérie, comme un agneau la brebis qui l’allaite, elle n’était plus !… Et avec elle disparaissaient toutes les espérances qui m’avait enorgueilli… J’étais désormais un homme nul, condamné à végéter toute ma vie compagnon imprimeur… » MN I, 947
« Je ne songeais pas à être auteur. Cette idée me vint à l’occasion de l’aventure la moins suivie, et la plus importante de ma vie, celle qui montre, peut-être mieux que toutes les autres, à quel point j’adorais les femmes. On sait que j’étais au sein de la misère, de l’avilissement, du découragement en travaillant à l’Imprimerie royale. J’avais perdu là toute ma vertu ; je ne sentais plus cette déification du sexe, environné que j’étais de femmes méchantes ou méprisables[…] Et c’est à ce moment que je vais me relever avec plus d’énergie que jamais […]. Oui, je le répète, c’est ici l’événement le plus étonnant et le plus extraordianaire de ma vie. j’étais mort à l’honneur, à la vertu, aux sentiments ; je végétais en brute : je vis la belle Rose Bourgeois, et j’eus une âme ! … cette âme sensible qui avait aimé, adoré, respecté Mme Parangon… Ne désespérons jamais des êtres actifs, fussent-ils vicieux ; ils ont de l’étoffe ; l’être nul et sans passions est le seul qui ne soit bon à rien. » MN II, 150
Voluptuosité
Dans la 33e « Vie voluptueuse », Rétif écrit : « J’embrassai Agsen [Agnès] avec transport en lui disant : « Mon adorable fille ! Je te devrai le bonheur ! […] Mais tu ouvres mon cœur à la douce espérance d’être heureux par toi sans inceste… Continue à me provoquer. Je satisferai mes voluptuosités avec ta nouvelle amie et vous ne serez qu’une pour moi !… » » (Revies, éd. Pierre Bourguet, p. 253).
Cette occurrence est semble-t-il unique dans l’œuvre de Rétif, et elle est tardive : 1802 ou 1803, trop tardive pour que le mot soit repéré par Mercier et figure dans sa Néologie (1801). On ne le trouve pas dans Les Contemporaines, Monsieur Nicolas, Le Paysan-Paysanne pervertis, Les Nuits de Paris, Le Palais-royal, La Malédiction paternelle, La Femme infidèle ou La Vie de mon père. Rétif emploie dans ces œuvres volupté, dans son sens le plus courant de plaisir, et aussi, beaucoup plus rarement, dans celui de caractère de ce qui est voluptueux (la volupté du théâtre, par exemple, dans une note de la 264e Contemporaine (éd. Champion, t. X, p. 6224) ou la volupté de la danse à propos de la Guimard (261e Contemporaine, ibid., p. 6164).
S’il recourt en 1802, à voluptuosité, c’est sans doute parce que les Revies, où s’exprime plus intensément son imaginaire, requièrent un mot plus fort que volupté, un mot à la consonance plus sensuelle, et signifiant désir de volupté.
Le mot est rare au XVIIIe siècle ; il est notamment ignoré par le dictionnaire de Trévoux (1771) et celui de Féraud (1787). Il est plus rare encore au pluriel. Il est cependant ancien, équivalent de volupté, concurremment avec les formes voluptuoseté et voluptueuseté. On le trouve au XVe siècle dans le Mistère du viel testament (« Lieu de voluptuosité,/ Lieu de plaisir, lieu de soulas [divertissement] »), en 1572 dans la traduction des Œuvres morales de Plutarque par Jacques Amyot. Dans son Dictionnaire de l’ancienne langue française du IXe au XVe siècle, Godefroy définit le mot (et sa variante voluptueuseté) par plaisir de la volupté, impudicité, de même que Lacurne de Sainte-Palaye dans son Dictionnaire historique de l’ancien langage français. Le Glossaire de du Cange (1678) donne seulement plaisir, volupté. De même en 1808, dans le Glossaire de la langue romane de Jean-Baptiste Bonaventure de Roquefort. Le mot est ignoré par toutes les éditions du Dictionnaire de l’Académie.
Le dictionnaire de Napoléon Landais dans ses dernières éditions (1849, 1851 et 1853) le mentionne, puis celui de Bescherelle en 1856 : s’est dit pour volupté. Littré, en 1873, définit le mot par caractère voluptueux des personnes ou des choses.
Le mot est absent des autres dictionnaires du XIXe siècle, mais il figure dans le Wiktionnaire, où il est simplement défini par caractère voluptueux.
Il séduit bon nombre d’écrivains modernes, sensibles à son expressivité. Ainsi Gabriel Tarde, à la fin du XIXe siècle, dans ses écrits sur la criminalité, choisit toujours voluptuosité pour dénoncer la dissolution des mœurs de son temps. À la même époque, le romancier André Theuriet en use volontiers : « Elle avait éveillé chez lui une sourde voluptuosité latente » (Charme dangereux, p. 185). Plus près de nous, le sculpteur Botero voit dans la « voluptuosité des formes » l’« exaltation de la vie à travers la sensualité » (cité par André Parinaud, dans ses Conversations avec des hommes remarquables sur l’art et les idées d’un siècle, 2006). Jean-Michel Bartnicki écrit dans Le Don d’aimer (2019) : « […] la voluptuosité de Louise qui, dans le plus simple appareil se colla à celui auquel elle sut redonner le goût de vivre. » Gabriel d’Arnac, dans Gemma, un roman cinématographique (2017), présentation du film Gemma Bovery : « Il projeta l’image ultime, celle qui cristallisait à elle seule toute la voluptuosité (ce si joli néologisme que j’avais lu employé dans une interview de Gemma) ».
On voit que le mot peut encore donner aujourd’hui, malgré son ancienneté, l’illusion de la modernité.
Pierre Testud
Appel à contribution
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Les Mots de Rétif
Appel à contributions pour un dictionnaire
Françoise Le Borgne, Laurent Loty et Patrick Samzun proposent, à la suite de la discussion entamée lors de l’Assemblée Générale du 24 mai 2014, de développer la dynamique du dictionnaire mis en ligne sur le site de la société Rétif de la Bretonne. Pour faire sentir la richesse et la singularité du vocabulaire employé ou créé par Rétif, ils proposent de l’intituler Les Mots de Rétif, laissant pour un autre projet l’analyse critique de notions portant sur son œuvre. Il s’agira donc pour l’essentiel d’un dictionnaire stylistique, même s’il est impossible de distinguer le style de la pensée dans l’usage rétivien de certains mots : pensons aux mots « communisme » ou « révolution ». L’invention et le succès (ou l’échec) d’un néologisme ou d’une acception nouvelle pourront être aussi l’occasion d’aborder une histoire de mot singulière dans sa dimension historiquement symptomatique. À chaque auteur de choisir librement sa perspective.
Le cahier des charges est le suivant :
– Une mise en œuvre sur plusieurs années, avec la perspective d’un passage au format papier, sous la forme d’un court livre d’environ 200 pages (si possible vers fin 2018 ou fin 2019).
– Entre-temps, la publication de quelques entrées dans une rubrique de la revue, intitulée « Les mots de Rétif ».
– D’où le nombre de mots à prévoir : 70 mots au total, pour 3 pages environ par mots.
– Cela donne une fourchette entre 4.000 et 10.000 signes, espaces comprises (entre 2 et 5 pages environ).
– Parmi les 38 entrées anciennes déjà en ligne, certaines pourront être reprises avec quelques adaptations au nouveau format.
Concernant les anciennes comme les nouvelles entrées, Françoise, Laurent et Patrick proposent le format suivant. Deux cas se présentent :
- A) mot ou expression d’usage contemporain (ex. « Idées singulières ») : date du ou des emplois rétiviens et sources (ne pas hésiter à citer plusieurs textes de Rétif), définition appuyée sur les dictionnaires de l’époque, sens dans l’œuvre de Rétif, réception si elle est significative.
- B) Néologie (de forme ou de sens) : date de la première occurrence et source ou sources, tentative de définition par la morphologie (déformation, dérivation, composition, emprunt, etc.) et le contexte, réception.
Les titres des ouvrages sont toujours suivis de la date de la première édition ; les éditions utilisées, par exemple pour les citations, sont données avec le lieu d’édition, le nom de l’éditeur, la date de l’édition, la page. Pour les textes de Rétif, merci d’utiliser autant que possible des éditions de référence (notamment les éditions critiques en Pléiade ou chez Champion, à défaut d’autres éditions critiques ou les rééditions chez Slatkine Reprints, à défaut encore les éditions originales ou les rééditons les plus correctes et accessibles). Merci de donner les références précises, y compris des éditions reproduites en ligne.
Pas de notes, mais des références entre parenthèses si nécessaire et, autant que possible, surtout quand les mots s’apparentent à des notions, une courte bibliographie des études (environ 1 à 5 titres).
Dans le cas des néologismes, Françoise, Laurent et Patrick proposent de conserver l’orthographe de Rétif.
Il conviendrait donc de reprendre selon ce format les articles déjà rédigés, en insistant parfois davantage, quand il ne s’agit pas de néologisme rétivien, sur la singularité stylistique de Rétif, les dictionnaires de l’époque devenant alors des moyens d’approcher le sens donné par Rétif aux mots dans son œuvre.
Il serait intéressant que les auteurs d’entrées suggèrent des renvois hypertexte vers d’autres entrées (pensons au renvoi entre « projet » et « glossographe » par exemple).
Pour mémoire, les 38 entrées en ligne au 25 octobre 2014 sont les suivantes : Actricisme, Affiquet, Anatomiser, Archi-baladin, Automate, Axiomimes, Bancalon, Brandonner, Canuche, Capuciner, Conniver, Coqueluchon, Dameret, Encataloguer et catalogue, Escobarder, Fourrager, Gazer, Habitudinaire, Idéalité, Imitemens, Jets-de-voix, Mimographe, Mimophile et mimomane, Misomime, Modèlemens, Niaiser, Nonvérité et nonvrai, Nuager, Opéradiens et Opéradiennes, Pornographe, Routiné, Sancier, Taillecime/Taille-âme, Tartare, Théâtre éphébique, Truppelu, Vaguesse, Végéter.
Laurent et Patrick suggèrent une première liste de nouveaux mots : Communisme, idées singulières, révolution, soleil, être-principe, projet, glossographe…
On peut trouver divers dictionnaires en ligne qui seront très utiles à la rédaction des entrées :
1) Pour les dictionnaires anciens :
– Le Dictionnaire du Moyen Français :
– Le Thresor de la langue françoyse (1606) de Jean Nicot :
http://artfl.atilf.fr/dictionnaires/TLF-NICOT/index.htm
– Le Dictionnaire de Trévoux (imprimé à Nancy en 1740 chez Pierre Antoine) :
http://www.cnrtl.fr/dictionnaires/anciens/trevoux/menu1.php
– Le Dictionnaire critique de la langue française de Jean-François Féraud (1787-1788) :
http://www.cnrtl.fr/dictionnaires/anciens/feraud/menu.php
– La 1e édition (1694) du Dictionnaire de l’Académie française :
http://artfl.atilf.fr/dictionnaires/ACADEMIE/PREMIERE/premiere.fr.html
– La 4e édition (1762) du Dictionnaire de l’Académie française :
http://atilf.atilf.fr/academie4.htm
– La 5e édition (1798) du Dictionnaire de l’Académie française :
http://artfl.atilf.fr/dictionnaires/ACADEMIE/CINQUIEME/cinquieme.fr.html
– La 6e édition (1835) du Dictionnaire de l’Académie française :
http://artfl.atilf.fr/dictionnaires/ACADEMIE/SIXIEME/sixieme.fr.html
– L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : https://encyclopedie.uchicago.edu/node/176
2) Pour les dictionnaires modernes :
– Le Trésor de la langue française en libre accès : http://atilf.atilf.fr/
– On peut accéder en ligne au Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey par les portails numériques des bibliothèques universitaires
Voici quelques bases de données en ligne :
– Frantext (réservée aux abonnés) : http://www.frantext.fr/
– Gallica : http://gallica.bnf.fr/
– Google Books : http://books.google.fr/
– Internet Archive : https://archive.org/
On lira avec intérêt :
– Jean Desmeuzes, « Néologismes, mots rares et vocabulaire régional dans la langue de Rétif de la Bretonne », Études rétiviennes, 7, décembre 1987, 31-46.
– Jean Desmeuzes, « Néologismes, mots rares et vocabulaire régional dans la langue de Rétif de la Bretonne » [suite], Études rétiviennes, 10, septembre 1989, 95-123.
– Jean Desmeuzes, « Notes sur les néologismes de Monsieur Nicolas » [texte retranscrit d’après manuscrit par Branko Aleksic], La Nouvelle Revue Française, dossier « Rétif revit », n° 579, 2006.
– Louis-Sébastien Mercier, Néologie (1801), texte établi, annoté et présenté par Jean-Claude Bonnet, Paris, Belin, 2009 [l’index des pages 549-554 recense les néologismes que Mercier emprunte à Rétif].
– Pierre Testud, index des notes de langue de l’édition de Monsieur Nicolas en Pléiade, retenant notamment les néologismes, les mots tombés en désuétude ou ceux dont le sens a changé (Paris, Gallimard, 1989, t. II, p. 1835-1842).
Françoise Le Borgne, Laurent Loty, Patrick Samzun