On n’étudie pas Rétif de la Bretonne au lycée. Son œuvre, immense et protéiforme, n’a fait jusqu’à présent que de très furtives apparitions dans les anthologies à destination des élèves. À peine réussit-on à identifier quelques extraits de La Paysanne pervertie ou des Nuits de Paris dans la production éditoriale scolaire du dernier demi-siècle. On pense en particulier, parce qu’il constitue de ce point de vue une exception heureuse, au manuel (déjà ancien) de littérature du XVIIIe siècle publié par les éditions Hachette en 1986, sous la direction de Xavier Darcos et Bernard Tartayre[1]. Il est vrai qu’à l’époque les éditeurs n’avaient pas encore renoncé à de vastes projets éditoriaux destinés à poursuivre et moderniser l’œuvre de Lagarde et Michard ou de Chassang et Senninger, et mettaient à disposition des élèves d’ambitieuses séries offrant une heureuse abondance de textes, où un auteur tel que Rétif pouvait parfois être représenté.

Les nouveaux programmes du lycée permettent-ils de proposer une lecture de Rétif plus ambitieuse que la simple et hasardeuse collection d’extraits choisis[2] ?

Il semble que la spécialité Humanités Littérature Philosophie (HLP) permette de tenter une approche de la Lettre d’un singe.

En effet cette spécialité, dont la particularité est de proposer un enseignement croisé de littérature et de philosophie, présente deux entrées susceptibles de permettre à Rétif de faire une apparition en classe de première.

Le programme officiel du semestre 1 aborde la question des « pouvoirs de la parole, de l’Antiquité à l’Âge classique ». Dans la mesure où la Lettre de Rétif (ou du singe César de Malacca) est avant tout un discours destiné à convaincre et persuader, il est évident qu’il entre dans cette catégorie des « pouvoirs de la parole ». Seule est susceptible de constituer un problème, dans ce cas, l’appartenance du texte au XVIIIe siècle finissant. Sans doute pourrait-il alors être proposé comme simple prolongement d’étude.

En revanche, le semestre 2 devrait permettre à cette lecture de s’insérer dans l’objet d’étude « Les représentations du monde » (Renaissance, Âge classique, Lumières), à l’intérieur duquel le sous-thème « L’homme et l’animal » semble particulièrement approprié. De plus Restif (sic) de la Bretonne figure dans la bibliographie indicative fournie par le ministère de l’Éducation nationale, avec La Découverte australe (1781), dont il n’existe pas encore, hélas, d’édition facilement accessible.

 On choisit pour cette présentation le texte procuré par les Éditions Mille et une Nuits, annoté et postfacé par Renan Larue. Son prix modique ainsi que sa disponibilité le rendent doublement accessible à un public lycéen. Rappelons toutefois que l’on peut encore se référer au fac-simile publié par les éditions Slatkine en 1979[3].

 Proposer La Lettre d’un singe aux élèves de première exige dans un premier temps que soit posé et résolu un problème que souligne à juste titre Renan Larue, peut-être de manière un peu excessive cependant, dans sa postface. Il écrit en effet : 

le motif de la naissance monstrueuse de César, par exemple, ne jaillit pas totalement de l’imagination de l’auteur, si débordante soit-elle par ailleurs. L’hypothèse d’unions sexuelles entre des singes et des femmes, asiatiques, africaines ou américaines, est même l’un des plus courants et des plus navrants symptômes du racisme des Lumières. Voltaire est loin d’être le seul, en effet, à ne pas trouver “étrange que dans quelques pays il y ait des singes qui obtiennent les bonnes grâces des dames”. Ce fantasme, assez commun au XVIIIe siècle, rend même particulièrement pénible la lecture de certains passages de La Lettre d’un singe [4].

La citation de Voltaire provient du chapitre XVI de Candide[5]. L’édition critique signale que le thème est abordé également par Boyer d’Argens dans les Lettres juives et par Benoît de Maillet dans le Telliamed. Elle témoigne d’une appréhension du monde reposant sur des présupposés qui ne sont plus les nôtres, l’histoire et la science, ainsi que l’histoire des sciences, et de la philosophie, ayant connu un grand développement depuis l’époque de Rétif de la Bretonne. Le dix-huitième siècle s’est en effet intéressé à l’hybridation, voire au monstrueux comme en témoignent des travaux récents[6].

Un ouvrage tel que le Dictionnaire universel d’histoire naturelle[7] de Valmont de Bomare revient très souvent, dans l’article « Singe »[8], à la fois sur la ressemblance entre l’homme et le singe, sur la lascivité que l’on observe chez l’animal, mais aussi sur une certaine proximité avec ceux que l’on qualifie de « nègres », à l’époque, jusque dans la littérature la plus progressiste et émancipatrice. Notons toutefois que le Dictionnaire de l’Académie (éd. 1798) confère un sens bien spécifique au mot « nègre » : « c’est le nom qu’on donne en général à tous les esclaves noirs employés aux travaux des colonies » alors que « Noir » est défini de la manière suivante : « Nègre. Il se dit par opposition à Blanc ».

Concernant la lascivité du singe, Valmont de Bomare signale que le babouin « est insolemment lubrique, et affecte, dit M. de Buffon, de se montrer dans cet état, de se toucher et de se satisfaire seul aux yeux de tout le monde »[9].

Il convient donc, auprès des élèves, de situer l’œuvre dans son contexte idéologique et scientifique, et de ne pas juger un texte du dix-huitième siècle à l’aune de nos représentations contemporaines, mais de lui conserver sa part d’irréductible étrangeté.

D’autre part, et pour couper court à toute accusation, il convient également de souligner que Rétif se livre dans la Lettre d’un singe à une vigoureuse dénonciation de l’esclavage, rejoignant ainsi Montesquieu dans un célèbre passage de L’Esprit des Lois, souvent étudié dans les classes, ou encore Henri-Joseph Dulaurens dans L’Arretin[10]. Écoutons le singe César :

J’ai dit que l’homme était méchant, et qu’il l’était singulièrement contre lui-même : on le voit par toutes ses lois, où il ne fait que s’épiloguer, et où il semble craindre de ne se rendre jamais assez malheureux. Mais pour se convaincre de cette vérité, il faudrait voir comme il traite les nègres, dont il descend originairement selon toutes les apparences. C’est une cruauté qui passe l’imagination, et dont il n’use envers aucun d’entre nous[11].

 Il reste à préciser, pour les élèves, la nature du texte.

 Dans la préface de La Découverte australe, Rétif écrit que la Lettre d’un singe « est une Juvénale, mais présentée sous un jour absolument neuf »[12], un peu plus loin, le texte est qualifié de « diatribe » :

 Il ne me reste plus, honorable lecteur, qu’à vous demander votre juste bienveillance pour mon César de Malaca (sic), dont la diatribe se trouve à la fin du troisième volume. César n’aimait pas nos abus sans doute, parce qu’il les voyait en laid ; et faute de lumières apparemment, il en faisait le crime de nos lois, au lieu de les attribuer à notre malice[13].

 Le genre de la Juvénale, créé par Rétif en référence au poète latin du même nom, auteur de satires, a été étudié récemment lors d’un colloque dont les actes ont été publié dans le numéro 52 des Études rétiviennes, paru en décembre 2020[14]La Lettre d’un singe y fait l’objet de développements conséquents. Laurent Loty rappelle en particulier que c’est dans cette publication que Rétif emploie vraisemblablement pour la première fois le terme de Juvénale[15].

Diatribe, juvénale, indignation… En donnant la parole à « un quart d’homme », pour reprendre le mot de Cacambo dans Candide, Rétif fait entendre une voix véritablement étrangère. Après les Lettres persanesjuivescabalistiques ou encore iroquoises, que l’on a pu lire durant le siècle, Rétif, en 1781, permet à cet autre absolu qu’est l’animal de s’exprimer dans une bien étrange fiction.

 Celle-ci commence par une naissance  

Le singe dont il est ici question, est un métis, petit-fils d’une femme de Malacca et d’un babouin dont elle avait été surprise. Cette femme étant accouchée d’un homme-singe, ce monstre lui avait fait horreur. [ayant été confié à un Hollandais celui-ci l’avait mis en présence d’une guenon dont il avait fait l’acquisition] Le singe-homme, frappé de cette nouvelle figure, s’étant copulé avec elle dans la nouveauté, il était provenu de leur commerce le singe, auteur de la lettre qu’on va lire[16].

 Rapidement, le récit évolue vers un très court traité d’éducation, le singe César ayant été confié à Emde Salocin Fiter, anagramme transparent de l’auteur, lequel lui « apprit à penser, à lire et à écrire afin de faire de [lui] un présent à la plus respectable des femmes » qui, elle-même, mit « tous ses soins à perfectionner [son] éducation [et] n’eut de repos qu’après [lui] avoir communiqué une partie de ses lumières »[17].

De degré en degré, le singe César perfectionne son entendement, et se trouve bientôt en mesure de s’adresser à ses semblables afin de leur tracer le portrait de cet animal dégénéré qu’est l’homme :

Dès que j’ai eu saisi le fil des idées, mes progrès ont été plus rapides ; il m’a semblé que tout changeait de nature pour moi : je ressemblais à un animal qui s’éveille, car l’éveil de l’entendement, qui s’est fait en moi, ressemble beaucoup à celui des sens[18].

 À partir de là il est possible, après avoir établi la généalogie monstrueuse, au sens premier, de César de Malacca, après avoir montré de quelle manière son entendement a été perfectionné, d’aborder auprès des élèves la représentation qu’il nous donne de lui-même dans la gravure que l’on trouve à la page 19 du troisième volume de l’édition Slatkine. Rétif la juge suffisamment importante pour l’accompagner d’un ample commentaire :

 César de Malacca, singe-babouin-métis de la grande espèce, ayant un habit, point de culottes, et très peu d’un poil blanc et cotonné. Il est assis devant une table où il écrit sa Lettre. Sa plume est dans sa bouche, une de ses mains sur son front. Il paraît dans une méditation profonde. On voit sur la table une feuille à moitié remplie. À la fenêtre est un perroquet qui le regarde et lui parle, à ses pieds un chien qui l’aboie et sous sa chaise un chat qui, avec sa patte, tâche de jouer avec ce qu’il peut attraper. Les tableaux qui garnissent le fond représentent les principaux singes[19]. 

[1] C’est à Rétif que revient dans cette publication l’honneur de conclure le siècle. Les éditeurs lui consacrent pas moins de quatre pages. On y trouve un extrait de La Paysanne pervertie (lettre CXLI) ainsi que quatre épisodes des Nuits de Paris : « Le tonnerre nocturne », « La Chiffonnière », « La morte vivante », le récit de la mort de l’intendant Bertier le 22 juillet 1789 (op.cit., p. 392-395).

[2] Bulletin officiel de l’Éducation nationale, BO spécial n°1 du 22 janvier 2019.

 

 

 

 

 

 

 

 

[3] La Découverte australe par un homme volant, Slatkine Reprints, collection ressources, fac-simile de l’édition de Leipzig, 1781, 2 vol. La Lettre d’un singe, intitulée Lettre d’un singe aux animaux de son espèce (Slatkine reprints, p. 1 [625]) prend ensuite celui de Lettre d’un singe aux êtres de son espèce (éd.cit., p. 19], repris par les éditions Mille et une nuits.

[4] Lettre d’un singe aux êtres de son espèce, postface, éd.cit., p. 89.

[5] Op. cit., Voltaire Foundation, 1980, p. 177.

[6] Mathieu Brunet, L’Appel du monstrueux, pensées et poétiques du désordre en France au XVIIIe siècle, Peeters, Louvain, 2008.

[7] Op. cit., À Lyon, chez Jean-Marie Bruyset Père & Fils, MDCCLXXVI (édition consultée).

[8] Éd. cit., Tome Huitième, p. 288-313.

 

 

 

[9] Éd. cit., Tome Huitième, p. 296.

 

 

 

 

 

[10] H.-J. Dulaurens, L’Arretin (1763), « Les Nègres », p. 133-140, Hermann, Paris, 2016.

[11] Op. cit., p.38. S’ensuivent quelques pages (p. 37-40) d’une grande cruauté où le singe César exprime toute sa réprobation face à la méchanceté de l’homme.

[12] Op.cit, Slatkine Reprints, p. 9. Les références à La Découverte australe renverront à cette édition.

[13] Éd.cit., p. 18-19.

[14] « De la satire à la juvénale : formes et enjeux de l’indignation chez Rétif de la Bretonne », colloque les 25 et 26 septembre 2020.

[15] Études rétiviennes, n°52, décembre 2020, p. 196.

 

 

 

 

 

 

 


[16] Éd. cit., p. 8-9.

 

 

[17] Éd. cit., p. 15.

 

 

 

 

 

[18] Éd. cit., p. 15.

 

 

 

 

 

 

 


[19] Éd. cit., p. 12.

La gravure et le commentaire se répondent fidèlement, comme en miroir. Sans doute la fenêtre ouverte donne-t-elle sur le Palais-Royal, si l’on en croit le début de la Lettre elle-même. Ainsi, c’est du cœur même de l’espace le plus civilisé, du centre de Paris, dans ce lieu qu’évoque Diderot au début du Neveu de Rameau, et que Rétif fréquentait, haut lieu du libertinage et de la sociabilité, que César de Malacca, singe au patronyme impérial[20], s’adresse à ses frères animaux, singes bien sûr, mais aussi chiens et chats, ainsi que perroquets, particulièrement aptes à reproduire, sans le comprendre, le langage humain. Pour eux, il est objet de curiosité, d’étonnement. Pour lui-même peut-être objet d’effroi, dans la mesure où il a franchi une « barrière d’espèce » et se situe désormais dans une zone d’inconfort moral. Est-il « homme singe » ou « singe homme » ?

Quoi qu’il en soit, on pourra suggérer aux élèves que l’hybride représenté sur la gravure se hisse par l’écriture au statut symbolique d’auteur, et l’on pourra mettre cela en rapport avec l’effort constant qui fut celui de Rétif lui-même, très attaché à la dignité d’auteur. Le singe César, mi-vêtu, assis sur une chaise de prix, écrivant sur une table que l’on imagine de belle facture et raffinée, domine les jardins du Palais-Royal où les hommes se donnent en spectacle.

D’ailleurs une certaine forme de réversibilité fait que, si le singe César s’approche de la nature de l’homme, il n’est pas rare de voir l’homme adopter le comportement du singe. Cela se produit au spectacle, où, comme l’écrit César, lorsque les hommes manifestent leur satisfaction, « ils battent des mains, comme nos frères de Malacca tapent des pieds lorsque quelque chose leur fait plaisir » (p. 48).

 La séquence, avant de s’attacher à l’étude de morceaux choisis devrait chercher à déterminer sur quoi porte la juvénale, ou la diatribe, termes préalablement définis, sans doute en donnant à lire aux élèves quelques exemples de Juvénal lui-même.

Le singe commence en prenant de la hauteur. Il s’agit, dans un premier temps, de représenter la condition de l’homme : sa connaissance, son savoir, le rendent malheureux (p. 16-19). Ainsi la lettre est-elle présentée comme une lettre de consolation dans la mesure où, si les singes demeurent inférieurs à l’homme, ils n’en connaissent pas tous les tourments et peuvent être dits heureux.

La lettre se poursuit en évoquant de quelle façon les hommes agissent envers les animaux : la cruauté domine, mais celle-ci se retourne en réalité contre eux-mêmes (p. 19-23). Cette démence les a conduits à imaginer les différences sociales, les règles et les lois, les préjugés et la honte, la prohibition sexuelle (p. 23), tous sujets que le singe César se propose de développer dans un discours en forme :

 Je vais, chers Frères, reprendre chacun de ces points en particulier et les prouver[21].

 L’étude, auprès d’une classe, pourrait ainsi porter sur l’art de convaincre et de persuader, sur l’organisation du discours.

On commence ainsi par une critique de la religion, d’où il ressort que les philosophes, et nommément Voltaire enseignent une morale qui est « celle de Jésus » (p. 25), alors que les hommes d’Église en quelque sorte la prostituent (p. 24-25).

La critique de l’inégalité porte d’abord sur les richesses, et les abus qu’elles génèrent, puisque de la rupture de l’égalité découlent un nombre considérable de maux (p. 25-29).

La critique des lois révèle que l’homme est un être discord, en contradiction permanente, pris entre les commandements de sa religion et l’application de ses lois, d’où la remarque suivante :

 Ce qui m’embarrasse, c’est l’idée qu’ils se forment de leur Dieu ! Je crois en vérité, qu’ils sont tous bien plus philosophes qu’ils n’en font semblant[22].

 « Philosophe », un mot du siècle, est souvent pris, en mauvaise part, dans le sens « d’esprit fort », ou « d’athée »[23], comme l’indique d’ailleurs Renan Larue dans son édition. Le singe en vient à dénoncer l’hypocrisie liant les lois et la religion, qui, tantôt s’opposent, tantôt se conjuguent pour châtier un innocent que leur manque d’accord a conduit à mal agir en toute innocence. Les élèves seraient ainsi invités à éclaircir l’allusion à l’affaire du chevalier de la Barre dont César développe un exposé polémique (p. 31-32).

De là, la critique glisse sur le thème rousseauiste de la propriété (p. 32-36) et affirme l’existence d’un communisme animal, tandis que se déchaîne une réflexion polémique sur les délits et les peines.

Le singe aborde ensuite un certain nombre de crimes contre l’humanité : prohibition de l’amour libre, esclavage des Noirs et sévices gratuits à eux infligés (p. 36-42).

Le droit de propriété, dont l’esclavage constitue une variante mortifère, produit aussi la pauvreté, autre thème scandaleux développé par César (p. 42-44), thème auquel succède celui, répandu dans les fictions de l’époque, de la conscription (p. 44-45).

Mais ce qui compte également dans la satire, c’est le théâtre social, fait d’attitudes et de préjugés, de modes, de spectacles auxquels on assiste sans que l’on sache très bien si le spectacle se situe dans la salle ou sur la scène, de politesses, de devoirs (p. 45-52).

Pour finir son « tableau moral des hommes »[24], César en vient à dénoncer le crime capital contre la Nature, celui qui prétend imposer des chaînes à l’amour (p. 52-56). L’argumentation rejoint certaines idées exprimées dans Le Compère Mathieu, allant jusqu’à proposer une curieuse justification de ce qu’il faut bien nommer un viol (p. 52-53). Dans Le Compère Mathieu de Dulaurens, le personnage de Père Jean, sommé de s’expliquer sur le viol d’une cabaretière russe, qu’il vient de commettre, le justifie en arguant du pouvoir de la Nature[25] et de l’exemple des plus grands philosophes de l’Antiquité, à savoir les philosophes cyniques, qui, de manière souterraine, peuvent servir de substrat à l’argumentation du singe César.

Après avoir abordé le thème du vol et de ses châtiments, César, une dernière fois, recourt à l’esprit de Voltaire et de Candide pour rappeler qu’au pays des Algarves il courrait fort le risque d’être brûlé, et que le Christ lui-même « serait pris, mis à la sainte Inquisition et bien mitré, couvert d’un san-benito, brûlé tout vif, etc., à moins qu’il n’usât de toute sa puissance pour se soustraire au supplice »[26].

 Résumée ainsi, de façon quelque peu décousue, en suivant le fil de l’argumentation et de ses éventuels coq-à-l’âne, la Lettre d’un singe ne le cède en rien à la littérature libertaire de son temps. Il y a du Candide dans les indignations de César-singe, amis aussi du Compère Mathieu. On y entend des échos de la pensée de Gaudet d’Arras (présent aussi bien dans Le Paysan perverti que dans Monsieur Nicolas), mais aussi, déterminante, la présence d’un courant de pensée proche de la philosophie de cyniques, bien présente dans la philosophie clandestine du XVIIIe siècle.

Les élèves de première pourraient être invités à suivre les méandres de cette argumentation,  à en repérer précisément les cibles, à rechercher des « textes-échos » dans l’œuvre de Voltaire, en particulier dans Candide mais aussi dans le Dictionnaire philosophique, dans celle de Montesquieu, voire celle de Dulaurens, et pourraient même interroger, les moyens techniques modernes le permettant, l’œuvre de Buffon ou de Valmont de Bomare. Ils pourraient ainsi prendre conscience que la diatribe du singe s’enracine dans la pensée critique du siècle.

 Une séquence pédagogique ne se concevant pas sans l’étude de morceaux choisis, nous proposerions les deux suivants :

 TEXTE 1.

En effet, mes chers Confrères, les hommes disposent à leur gré de notre existence. Soit par art, soit par force, ils dominent sur toute l’Animalité. Au moyen de leurs langages, ils se communiquent les idées les plus abstraites, les plus compliquées ; ils se réunissent sans s’aimer. Mais par le motif qu’ils nomment raison, ils s’entraident. Ils font plus : leur raison les détermine quelquefois à employer leurs forces pour leurs oppresseurs, et tout cela est le fruit d’une combinaison d’idées qui est encore un dédale pour moi-même, mais qui cependant est raisonnable dans leurs vues. Par-là, l’Homme tient le sceptre et le tiendra toujours. Il est capable de conduire et d’ourdir contre nous et contre tous les autres animaux, des trames qu’il ne nous est pas possible découvrir ni d’éviter, puisque avec la même raison, les mêmes moyens, d’autres hommes sont dupes de finesses conçues, méditées au loin et exécutées avec un art que les dieux seuls (espèces d’êtres invisibles et tout-puissants dont j’entends parler ici) pourraient rendre nulles en découvrant tout l’admirable mécanisme que l’Homme a su y mettre.

Si donc vous aviez tous sa connaissance, avec votre impuissance actuelle, quelle douleur, quel désespoir de voir un autre être vous faire servir à ses plaisirs, à sa nourriture, vous regarder comme un fruit, comme une plante et se jouer de votre vie ! De quelle horreur ne serait pas pénétré le bœuf lorsqu’il entrerait dans une tuerie ! Quel désespoir pour tous les individus de la même espèce qui bondissent aujourd’hui dans les prairies, s’ils savaient que le couteau et l’assommoir les attendent chaque jour ! Ils sècheraient de douleur et l’espèce périrait. Quels gémissements ne pousserait pas le malheureux mouton en paissant le serpolet sur les montagnes ou l’herbe tendre des vallées, s’il pouvait prévoir que le boucher doit lui passer dans le col un fer meurtrier ! Et nous-mêmes, combien ne serions-nous pas humiliés et peinés de la haine que nous porte l’homme noir d’Afrique, du mal qu’il cherche à nous faire ? Des pièges qu’il nous tend ? Au contraire, les maux arrivant aux animaux dans leur état d’ignorance, ils ne sont pour eux qu’un instant. Ils sentent le coup, mais non l’attente du coup, plus cruelle que lui, mais non l’humiliation, le dépit, la honte, la haine. La seule passion douloureuse qui les agite quelquefois est une peur vague.

 

Extrait p. 20-21.

 

TEXTE 2.

J’ai dit que l’espèce humaine a des pauvres, qui sont des scélérats, qu’elle pend et qu’elle roue. Elle en a d’autres qui ne sont que lâches ou infirmes. Depuis que ma raison est développée, je n’ai encore pu m’accoutumer à voir des pauvres parmi les hommes. Qu’est-ce qu’un pauvre ? C’est un être dénué, infiniment au-dessous des insectes et des oiseaux, des souris et des rats. C’est un être isolé qui n’a droit à rien sur la terre ; qui, privé de richesses sociales, n’a plus celles de la Nature qu’il a sacrifiées originairement pour posséder les premières. Voilà donc cet être dominateur, doué de raison ! Le voilà donc, ce fier animal qui, devenu plus vil que le dernier des animaux, n’a pas la liberté de pêcher sa nourriture dans la rivière qui abonde en poisson, de la chercher dans les forêts et les campagnes ! Le voilà, au milieu des biens dont regorgent ses pareils, qui languit de faim et de misère ! Il ne peut, il n’ose porter la main aux fruits des vignes ou des vergers, pour donner un peu de rafraîchissement à sa bouche altérée, à sa poitrine haletante ! Ce monstre cruel et vorace, le voilà qui languit ! Ce roi de la Nature, le voilà subordonné aux lièvres, aux lapins, aux perdrix, aux faisans. Qu’il y touche ! les verges, les fers chauds, les rames sont prêts pour venger les innocents animaux… Et croyez-vous, mes Frères, qu’il n’y ait que quelques hommes ainsi réduits ? Ah ! désabusez-vous ! c’est le grand nombre, c’est l’espèce qui est ainsi avilie, qui l’a toujours été ! L’Homme est lâche par sa nature autant qu’insolent, car c’est par ses semblables, ses égaux qu’il est ainsi dégradé. Ce n’est pas tout : il a des lois pour séquestrer et priver de l’air et de la liberté ce malheureux qui n’a rien ; on lui ôte même ce qui lui reste, la liberté !

 

Extrait p. 42-43.

 

Ces deux extraits se répondent : l’un montre la crainte dans laquelle devraient vivre les animaux soumis au pouvoir de l’homme. Heureusement, ils vivent dans l’insouciance, faute d’imaginer et de prévoir ce qui les attend. L’autre montre l’homme humilié, sous la figure du pauvre, à qui tout manque et qui se trouve par conséquent placé en état d’infériorité face aux animaux que les lois lui interdisent de chasser pour se nourrir.

Dans les deux cas, la lecture linéaire pourrait s’intéresser à la façon dont les textes mettent en œuvre ce que l’on pourrait qualifier d’art de la parole, art de l’orateur. De fait l’étude des textes permettrait de réactiver des connaissances acquises au cours du premier semestre, consacré à l’étude des pouvoirs de la parole.

L’emploi de l’ironie, les apostrophes, les hypotyposes induites par l’usage de nombreux présentatifs, les hyperboles associées à l’emploi de mots forts, finissent par donner corps à l’idée de diatribe, de Juvénale. Il s’agit bien de clamer une indignation, de montrer, du point de vue du singe que l’homme est un être absurde, détenteur d’une fausse majesté, d’un pouvoir vain.

 L’étude de la Lettre d’un singe requiert donc que soient dans un premier temps posés des questions de recevabilité du texte auprès des élèves. Pour ce faire il est sans doute nécessaire de situer précisément l’œuvre dans un contexte littéraire, philosophique, scientifique (les écrits de Buffon, de Valmont de Bomare) et sociaux.

L’étude peut commencer par une approche de la gravure représentant César à sa table d’écrivain. On pourra ainsi poser d’utiles questions relatives à l’existence d’un singe auteur.

Il semble utile de poser la question de la diatribe, ou de la juvénale, et d’établir une liste suffisamment précise des cibles visées par l’écriture pamphlétaire. À partir de là il est possible d’opérer de nombreux rapprochements avec de grands textes de l’époque des Lumières, traitant aussi bien de la question de l’esclavage, que de celle de la propriété, ou de la religion ainsi que de l’amour envisagé comme un don de la Nature.

Ainsi, après avoir lu en totalité les soixante pages de la Lettre d’un singe, les élèves d’une classe de première pourraient disposer d’un ensemble de connaissances diversifiées portant sur le XVIIIe siècle. Cela leur permettant par la suite d’accéder à d’autres textes de la même période. L’ouvrage de Rétif permet en effet d’aborder la veine pamphlétaire des Lumières, une certaine radicalité de la pensée. La Lettre d’un singe est indéniablement une œuvre de philosophie qui permet à l’enseignant de Lettres et à celui de Philosophie (dans le cadre de l’enseignement de la spécialité Humanités, Littérature, Philosophie) d’aborder aussi bien des questions de littérature et d’argumentation, que d’autres liées à la relation complexe qu’entretient l’homme avec l’animalité. On peut mettre en relation le texte de Rétif avec les écrits de Montaigne, dans l’Apologie de Raymond Sebond en particulier, et s’appuyer judicieusement sur l’ouvrage d’Elisabeth de Fontenay : Le Silence des bêtes, La philosophie à l’épreuve de l’animalité[27]. Curieusement, Rétif n’y est pas mentionné, peut-être parce que le singe César, contrairement aux animaux, n’a pas gardé le silence.

                                                                                                                   Didier Gambert

 

 

[20] Il n’est sans doute pas inutile de signaler que César qualifie de Néron l’enfant cruel dont parle un officier de retour des colonies. Voir p. 41.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[21] Éd. cit., p. 23.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[22] Éd. cit., p.30-31.

 

[23] Sur ce point voir Jin LU, Qu’est-ce qu’un philosophe, Éléments d’une enquête sur l’usage d’un mot au siècle des Lumières, Les Presses de l’Université Laval, 2005.

 

 

 

 

 

 

 

 

[24] Éd. cit., p.52.

 

 

 

[25] H.-J. Dulaurens, Le Compère Mathieu ou les Bigarrures de l’esprit humain (1766), Honoré Champion, Paris, 2012, p. 432.

 

[26] Éd. cit., p. 57-58.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[27] Op. cit., Fayard, 1998. L’enseignant se référera utilement à Des Animaux et des hommes, Librairie générale française, Le Livre de poche, 1994. Cette anthologie de textes rassemblés par Luc Ferry et Claudine Germé permet d’accéder aisément à de nombreuses références classiques, littéraires et philosophiques.