Portrait officiel de James Rives Childs (4 février 1949). Crédit : Harris & Ewing. Harry S. Truman Library & Museum.
Page de titre et frontispice. Le portrait de Restif (le plus ancien connu, vers 1776 ?), alors inédit, porte au verso les inscriptions suivantes, reprises par Rives Childs : « Portrait de Restif de la Bretonne. Offert à Charles Monselet par le gendre de Restif de la Bretonne (signé : Belin, libraire). Acheté août 1884 à Charles Monselet (signé : Belin). Acheté à Ch. Belin, libraire, 29, quai Voltaire, le 25 novembre 1897 (signé : Robin, arrière-neveu de Rétif). Hérité de mon père le 25-5-1913 (signé : H. Robin). » En 1949 il appartient à M. E. Rossignol.

James Rives Childs présente un tout autre profil que ses devanciers en bibliographie rétivienne. D’abord il est Américain et nullement professionnel des lettres puisque sa carrière est essentiellement diplomatique. Il est encore un éminent spécialiste de Casanova, et a pourtant fourni aux rétiviens l’instrument bibliographique qui sert encore de référence, alors qu’il a été publié en 1949 : Rives Childs, Restif de la Bretonne. Témoignages et Jugements. Bibliographie. Préface du professeur pasteur Vallery-Radot de l’Académie française. Aux dépens de l’auteur, en vente à la librairie Briffaut, Paris, 1949. Grand in-8°, 368 pages, portrait de Rétif en frontispice ; tiré à 772 exemplaires numérotés.[1]

Le diplomate

James (et non John[2]) Rives Childs est né le 6 février 1893 à Lynchburg (Virginie) et s’éteindra le 15 juillet 1987 à Richmond (Virginie toujours…). Entre temps il aura largement parcouru le monde au service notamment du Département d’État des États-Unis d’Amérique.

Ce diplomate, peut-être pas si conventionnel, est diplômé du Virginia Military Institute et de l’Université d’Harvard, et participe à la Première Guerre mondiale en France comme agent de renseignement et crypto-analyste. Il participe officiellement, à un poste de responsabilité, à l’American Relief Administration envoyée au début des années 1920 secourir l’Union soviétique en famine.

Il poursuivra ensuite, de 1923 à 1953, une carrière de diplomate principalement au Moyen Orient et en Afrique. Après des débuts à Jérusalem, Bucarest et Le Caire, il est notamment chargé d’affaires par intérim au Maroc (1941-1945), envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire en Arabie Saoudite (1946) puis au Yémen (1946-1950), ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire en Arabie Saoudite (1949-1950) puis en Éthiopie (1951-1953)[3]. Participant direct ou proche du monde du renseignement, son action est parfois diversement jugée mais toujours confirmée. Il semble par exemple avoir, depuis Tanger et en négociant avec l’Espagne franquiste, obtenu des visas pour quelques milliers de Juifs fuyant la Hongrie. Au Moyen Orient son attitude favorable aux mouvements arabes est néanmoins exempte d’antisémitisme[4].

À la fin de sa carrière diplomatique il vivra en France, à Nice, puis rejoindra la Virginie à la mort de son épouse, au début des années 1970.

Le chercheur : Rétif, Casanova, et autres…

 Comment passe-t-on du Moyen Orient et de l’Afrique à Casanova et Rétif ? Plus que par son unique opus rétivien, Rives Childs est connu par ses travaux casanovistes. Cinq ouvrages dont une biographie qui fait date (Casanova. A Biography Based on New Documents, Allen and Unwin, Londres, 1961. Traduit par Francis L. Mars et actualisé avec l’aide de l’auteur dès 1962 chez Jean-Jacques Pauvert : Casanova, et réédité en 1983). Et l’édition et l’animation, depuis Nice, de la rare revue Casanova Gleanings (1958-1980), lieu important de la recherche casanovienne.

Il fera également paraître une volumineuse étude historique et généalogique sur ses ancêtres, du Dorset à la Virginie (Reliques of the Rives (Ryves), 1929), divers ouvrages liés à ses fonctions diplomatiques, enfin des mémoires qui semblent surtout consacrés à sa carrière officielle (Let the credit go. The autobiography of J. Rives Childs. 1983).

Collectionneur curieux il entretint aussi de 1947 à 1965 une volumineuse correspondance avec Henry Miller (publiée en 1968). Rétif, Casanova, Miller… on peut imaginer des points de rencontre…

Il faut encore ajouter que ses archives personnelles (au moins une partie), qui semblent très importantes (Casanova inclus, et sans doute Rétif bien qu’il n’apparaisse pas dans la page descriptive), sont déposées et consultables à la Bibliothèque de l’Université de Virginie[5].

Restif de la Bretonne. Témoignages et Jugements. Bibliographie. (1949)

 Dans un court et dense Avant-propos (p. 9-13 ; depuis Djeddah, Arabie Saoudite, le 27 février 1948), Rives Childs donne de précieuses informations sur sa rencontre avec Rétif et la naissance de son projet.

« Ce fut aux environs de 1933 que pour la première fois me fut révélé le nom de Restif de la Bretonne. Si j’observais les dates commémoratives, ainsi que le faisait Restif, celle-là serait certes celle dont je désirerais le plus me souvenir. Quelques années plus tard, en 1936, je me trouvais à Annecy, en vacances, lorsque je fis l’acquisition de Monsieur Nicolas dans l’édition de Liseux. Cette trouvaille fut bientôt suivie par l’achat, en Angleterre, de quelques volumes dépareillés des Contemporaines et, en 1941, de l’édition Trianon des œuvres de Restif (…) L’idée de réunir une collection complète des œuvres de Restif pour mieux l’étudier se développa dans mon esprit, mais lorsque je me fus rendu compte que je me trouvais en présence de plus de cinquante titres représentant plus de deux cents volumes, je repoussai cette tentation. Finalement, j’y succombai.

Au début de 1946, j’eus la bonne fortune de passer quatre mois à Paris. C’est alors que, après avoir découvert le [sic] Mimographe dans une boutique de la rue de Seine, je me suis sérieusement consacré à ma tâche. Bientôt, cela devint une obsession, une idée fixe qui me poussait à des recherches de plus en plus intensives. Avec l’aide des libraires de Paris, Londres et New-York et en consacrant toutes mes heures de liberté à cette chasse aux moindres écrits de Restif, j’eus la satisfaction de voir mes efforts et ma patience récompensés lorsque, en octobre 1947, je découvris enfin, dans une librairie de Genève, la rarissime seizième partie des Nuits de Paris.

(…) En ce temps-là, j’étais tellement fasciné, ensorcelé par mes recherches qu’un projet plus ambitieux s’était, à mon insu, emparé de moi, un projet que probablement aucun des plus fervents admirateurs de Restif n’avait nourri avant moi. C’était de rassembler des exemplaires de toutes les éditions de l’œuvre restivienne dans toutes les langues dans lesquelles elle fut traduite. »

Il évoque ensuite l’extrême difficulté à trouver les traductions attestées en diverses langues européennes, et même toutes les éditions françaises. « J’estime, pour ma part, que la Fortune m’a particulièrement favorisé en me permettant de rassembler ma collection qui, dans son état présent, dépasse non seulement toutes les collections qui existent, mais également n’importe quelle collection rassemblée jusqu’ici. » Et en effet, il n’est guère d’œuvre décrite dans ses notices qui ne soit constatée « Collections : J. R. C. », parfois seul exemplaire repéré. Et certes, cette passion totalisante, jointe à des moyens financiers et surtout à une prospection à l’échelle du monde, lui ont permis de dépasser aisément les collections connues (il existe peut-être une autre collection particulière cachée…) jusqu’à lui.

Rendant hommage à ses prédécesseurs Monselet et Lacroix (« un monument élevé à la gloire de Restif et de son admirateur ») il constate néanmoins qu’ils n’ont pas résolu tous les problèmes bibliographiques. Il dédie aussi son ouvrage à des amis restiviens dont l’aide lui fut précieuse : MM. Clavreuil, Docteur Genty, Rouger, Rossetti.

La première partie (Témoignages et Jugements sur Restif de la Bretonne, p. 15-196) est précieuse. Elle rassemble des extraits, plus ou moins longs et toujours significatifs, de ce que l’on a pu écrire sur l’homme et l’œuvre de 1768 à 1949 : louanges, vives critiques, analyses, qui évoluent tout de même vers une certaine reconnaissance après l’oubli de la première moitié du XIXe siècle (près de 100 pages pour le XXe siècle).

Rives Childs s’emporte peut-être un peu, cependant, lorsqu’il écrit dans son avant-propos : « Je pense que cette évolution des critiques et du public peut être attribuée à ce fait que, de tous les écrivains du XVIIIe siècle, Restif de la Bretonne est le plus moderne par sa façon de penser et d’écrire. Il fut un précurseur : dès 1781, il décrivait un voyage aérien ; il anticipait également sur les mouvements socialistes et communistes, en montrant notamment le terrible pouvoir que la dictature exerce sur des masses ignorantes ; il prévoyait les théories de Pasteur, inaugurait l’école naturaliste, de sorte que l’on peut dire de lui que, plus que tout autre écrivain parmi ses contemporains, il fut le devancier de son siècle. (…) De son vivant, il apparut comme une curiosité piquante, mais, après sa mort et la réaction contre les idées mises en circulation par la Révolution française, le public fut heureux d’oublier cet infatigable innovateur qui possédait la troublante faculté d’obliger le peuple à penser. » Comme Lacroix avant lui il réfute cette idée reçue d’un auteur érotique voire pornographique, à l’exception de quelques œuvres des dernières années, rappelant qu’il fut presque toujours considéré comme un auteur « moral ».

« Par le savoir acquis par la lecture d’ouvrages étrangers qui complétaient ce que lui offrait la littérature de son pays, Restif s’est haussé au-dessus de ses contemporains, atteignant une sorte d’universalité et je ne connais personne qui lui soit comparable dans toute l’histoire de la littérature. Quelque grossier et inégal qu’il puisse paraître, il demeure un véritable colosse des lettres, un génie authentique.

(…) Plutôt que de décroître, l’importance de Restif – j’en ai la conviction – ne cessera de s’amplifier dans les années à venir et cet auteur prendra alors dans la littérature française sa place près de Montaigne, Rabelais, Balzac, Zola et Proust. Le jour même viendra où nous aurons une édition définitive et annotée de ses œuvres dont quelque riche protecteur des arts fera un monument durable et précieux à la gloire de Restif et à sa propre renommée. »

Et il espère, vers 2034, « une biographie exhaustive qui reste encore à écrire » ! L’édition scientifique des œuvres est aujourd’hui en cours, et ce site internet espère être une contribution à leur découverte et à celle de leur auteur…

La seconde partie (Bibliographie des ouvrages de Restif de la Bretonne, p. 197-349, suivie d’un index, p.351-368) développe 50 notices (plus deux relatives aux pamphlets et aux anthologies) incluant les Lettres inédites publiées à Nantes en 1883 et Mes Inscripcions éditées par Paul Cottin en 1889. S’il les évoque dans les textes il ne consacre pas comme Lacroix de notice aux projets non publiés (L’Enclos et les Oiseaux, Le Glossographe, etc.).

Les notices sont claires et développent moins un récit que celles de Lacroix. Les descriptions sont conformes aux normes bibliographiques actuelles (titres, pagination, fleurons, gravures, etc.) et font référence à des exemplaires consultés (bibliothèques et/ou collection de l’auteur). Les éditions successives sont signalées et décrites, y compris les éditions modernes jusqu’en 1948 et les traductions étrangères. Ainsi Le Paysan et la Paysanne pervertis affiche sept éditions (l’originale, et six entre 1888 et 1948). Les descriptions des gravures sont un peu plus complètes que chez Lacroix, incluant par exemple les légendes pour Les Contemporaines. Il ne reproduit que partiellement la clé de La Femme infidèle donnée par Lacroix d’après Les Contemporaines, mais tente une clé des personnages de L’Anti-Justine. Les notices bénéficient bien entendu des recherches antérieures, notamment de Mes Inscripcions que Lacroix ne pouvait pas connaître. Elles s’appuient toujours sur les écrits de Rétif mais le citent moins abondamment que Lacroix, dans une optique plus bibliographique. Trois quarts de siècle séparent ces deux ouvrages, mais les corrections apportées par Rives Childs sont rarement importantes, elles apportent un peu plus de précisions et élargissent l’horizon de la diffusion rétivienne.

Le Restif de la Bretonne de James Rives Childs est la dernière grande synthèse disponible, et elle reste très largement pertinente encore aujourd’hui. Comme celles qui l’ont précédée elle est l’œuvre, à bien des égards admirable, d’un amateur (qui plus est d’origine étrangère et non francophone ; mais, contrairement à son Casanova, l’ouvrage est écrit en français), d’un collectionneur passionné.

Depuis 1949, trois autres quarts de siècle ont passé – cette notice est écrite en 2024 – et l’approche de Rétif a bien évolué… Des biographies ont été éditées (citons Marc Chadourne, Ned Rival, Daniel Baruch). Beaucoup de textes sont devenus accessibles, mais pas tous et parfois tronqués (en collections de poche dès les années 1960, en éditions plus scientifiques aujourd’hui). Et la recherche rétivienne n’a jamais été aussi vivante, multipliant les thèses, les articles de revue (au sein notamment de la Société Rétif de la Bretonne et de ses Études rétiviennes), les colloques, en France et à l’étranger. La contrepartie est la dispersion des informations. Mais le vœu formulé par Rives Childs d’une nouvelle bibliographie descriptive semble illusoire, au moins pour une version papier. La description des œuvres est disponible sur ce site sous la plume très éclairée de Pierre Testud, une approche complémentaire selon les normes de la bibliographie matérielle nécessiterait un immense travail… Pour 2034, couplée à une nouvelle biographie ? James Rives Childs en serait heureux…

                                                                                                                                                         Jean Michel Andrault

Notes :

[1] À ce jour [juin 2024] ce livre n’est pas accessible en version numérique, il faut donc l’acquérir ou le consulter en bibliothèque.

[2] Il signe en général J., fréquemment interprété John alors que toutes les archives officielles américaines attestent James. Ce n’est pas la seule erreur… Par exemple, la seconde édition française [celle que nous possédons] de son Casanova, publiée en 1983 par Jean-Jacques Pauvert et les Éditions Garnier Frères, utilise John et le signale sur le rabat de couverture « mort en France il y a quelques années » ! en 1983 !

[3] Renseignements fournis par sa notice Wikipédia (en anglais), le site officiel du Department of State, United States of America, et sa nécrologie parue dans le Washington Post du 16 juillet 1987. Tous sites accessibles en ligne, juin 2024.

[4] Sur Tanger et toutes ces questions et controverses, voir : Gerard Loftus, ˝J. Rives Childs in Wartime Tangier˝, sur le site de l’American Foreign Service Association (afsa.org).

[5] Consulter sur le site https://ead.lib.virginia.edu/ : ˝A guide to the papers of J. Rives Childs 1904-1967. A collection in special collections˝.