Poursuivant leur vaste entreprise de réédition des œuvres de Rétif de La Bretonne, les éditions Honoré Champion nous offrent, grâce à l’active complicité de Pierre Testud, une édition critique du Paysan-paysanne pervertis, la première depuis la parution de l’ouvrage, en 1787.

L’importance de cette somme romanesque fait assurément de cette publication un événement. Rétif considérait en effet Le Paysan et la paysanne pervertis, dont la genèse s’étend sur près de vingt ans, comme son chef-d’œuvre romanesque. Il ne s’était pas contenté, pour le composer, d’intercaler chronologiquement les lettres des deux romans qui lui avaient conféré sa réputation littéraire, Le Paysan perverti (1775) et La Paysanne pervertie (1783) : il avait complété, remanié, élagué la geste d’Edmond et Ursule, donnant ainsi naissance à une œuvre épistolaire polyphonique originale et ambitieuse qu’il comparait volontiers à La Nouvelle Héloïse ou à Clarisse Harlowe. De fait, à l’instar de ces monuments, Le Paysan et la paysanne pervertis se veut une œuvre totale et philosophique qui analyse, à travers la chute et la rédemption des deux paysans, l’impact des milieux sociaux sur le devenir des individus, soulignant le pouvoir corrupteur de la ville, mais aussi du clergé et d’un milieu rural incapable de préparer la jeunesse à affronter le monde. Cette interaction du moi et de la société est rendue sensible par un travail d’écriture qui prête à chaque personnage le style le plus révélateur de son rapport au monde, d’où la bigarrure d’un roman dans lequel Rétif estimait avoir enfin « trouvé sa manière », faisant alterner, comme le souligne Pierre Testud, « le langage archaïque du père de famille, le langage paysan, le parler argotique des joueurs de billard, ou encore celui de l’illettré Lagouache ». Les 462 lettres qui composent le recueil ouvrent une perspective sur toutes les classes sociales, sans omettre les sauvages des terres australes qu’Edmond découvre en compagnie du capitaine Cook ! Multipliant les aventures et les péripéties, mettant en scène des personnages fortement caractérisés, parmi lesquels émerge la figure remarquable du corrupteur Gaudet d’Arras, le cordelier spinoziste, Le Paysan et la paysanne pervertis s’impose comme un roman foisonnant et paroxystique, caractéristique de la veine sombre à la mode en ces dernières années de l’Ancien Régime.

L’édition Honoré Champion du Paysan-paysanne pervertis est richement illustrée puisqu’elle reproduit en intégralité les cent vingt figures de l’édition originale. Son orthographe et sa ponctuation modernisées en facilitent la lecture. Mais surtout, elle bénéficie d’un appareil critique très éclairant et d’une introduction d’une trentaine de pages dans laquelle Pierre Testud retrace la genèse du roman et en analyse les enjeux philosophiques et esthétiques. En un seul volume et à un prix accessible, cette édition permettra de redécouvrir un livre étonnant, « plein de choses et de chaleur » (Rétif), qui mérite toute sa place parmi les grands romans du XVIIIe siècle.

Rétif de La Bretonne, Le Paysan et la paysanne pervertis, édition établie, présentée et annotée par Pierre Testud, Paris, Honoré Champion, « Champion classiques », 2016, 1462 p., 39 €. ISBN : 978-2-7453-3560-9