Les Contemporaines : les débuts d’histoires

Ami lecteur, qui que vous soyez, chercheur averti, bon connaisseur de la littérature du XVIIIe siècle, ou au contraire consultant débutant sur notre site, voyageur égaré, tombé par hasard ou par erreur sur cette page, arrêtez votre regard, prenez le temps de lire le début de cette première nouvelle de Nicolas Rétif de la Bretonne : avez-vous envie de connaître la suite ? Vous en trouverez les références à la fin de l’extrait.

Nous vous proposerons chaque jour l’amorce d’une nouvelle histoire puisée dans l’un des 42 volumes des Contemporaines. Puissiez-vous ainsi commencer votre journée aussi heureusement que le sultan des Mille et Une Nuits envoûté par Schéhérazade, bien que, selon l’auteur, il s’agisse dans toute son œuvre, d’«une histoire particulière et bourgeoise calquée absolument d’après la nature. »

Quatrième nouvelle

LA SOUBRETTE PAR AMOUR

À Paris vivait un auteur qui avait produit d’assez agréables ouvrages. Il avait surtout l’art de rendre ses personnages intéressants, et lorsqu’on avait commencé à le lire, il était difficile de le quitter. Ses admiratrices les plus décidées étaient les femmes, par la raison, je pense, qu’il les peignait toujours en beau et que lorsqu’il leur supposait quelque faiblesse, il avait soin d’arranger les choses de façon que la faute retombait sur un audacieux qui avait employé la ruse, la perfidie… que sais-je ? la violence, etc. J’ai ouï-dire que les femmes aiment beaucoup les hommes qui ont avec elles des torts si marqués qu’il ne reste rien à leur imputer à elles-mêmes. Ainsi elles devaient chérir l’auteur qui leur présentait toujours dans ses ouvrages des tableaux où elles étaient toutes à la fois vertueuses et enivrées des douceurs de la volupté.

Cet homme de lettres se nommait de la Phare, et l’on m’a dit qu’il était d’une fort agréable figure. J’ai cherché son nom dans La France Littéraire pour connaître ses ouvrages et les lire, mais je ne l’y ai pas trouvé. Peut-être est-ce un oubli, ou plutôt on me l’aura déguisé.

Quoi qu’il en soit, les œuvres de M. de la Phare plurent singulièrement à une jeune et jolie veuve de la place des Victoires, d’environ seize ans (âge heureux où l’âme ne se repaît que de chimères couleur de roses !). Depuis six mois, elle était sortie du couvent pour épouser un septuagénaire ; il était mort au bout de quatre, et elle allait rentrer à son couvent à cause de sa jeunesse, lorsque le hasard voulut que sa femme de chambre laissât traîner deux productions de M. de la Phare ; des fadaises, m’a-t-on dit, mais pourtant attendrissantes. Si j’en savais les titres, j’en dirais mon avis au lecteur, car celui qui m’a raconté cette histoire est un cafard ; or ces gens-là traitent de fadaises tout ce qui ne cadre pas avec leurs idées bizarres. La jeune veuve, nommée Cloé, lut la plus fadaise des deux fadaises : elle en fut enchantée (et voilà comme, grâce à la différence de l’âge, des caractères et des goûts, tout passe). Son enthousiasme alla au point qu’elle n’eut de repos, ni jour ni nuit, qu’elle ne sût qui était l’auteur de l’ouvrage charmant où elle avait retrouvé son jeune cœur. Elle l’apprit enfin de celle qui lui en avait procuré la lecture. « Comment est-il ? — D’une fort aimable figure. — Je l’aurais juré. — Est-il jeune ? — Trente-cinq ans. — Est-il marié ? — Non. — Où demeure-t-il ? — Rue des Noyers. — Je voudrais seulement le voir. — Cela se peut. »

Or voici comment la jeune Cloé vit de la Phare…

p. 137-138

Suite… Gallica, vol. 1

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome I. Nouvelles 1-27

Huitième nouvelle

LA FILLE DE MARCHAND ET LE GARÇON DE BOUTIQUE

Un riche marchand de la rue du Roule, d’une probité encore célèbre, et père de trois jolies personnes, dont chacune devait avoir en mariage cinquante mille écus, s’était fait un plan de conduite fort sage. Ce négociant était un philosophe, mais de la philosophie du grand Frédéric, c’est-à-dire qu’il était ardent, industrieux, et qu’il se croyait obligé de former autour de lui une sphère d’activité qui donnât la vie et la subsistance à tout ce qui l’environnait. Avec ces principes, il fit très bien ses affaires quoiqu’il eût commencé avec un fonds presqu’entièrement d’emprunt. Aussi M. d’Aubussat était-il de province et ses parents ne l’avaient pas, dès l’enfance, abreuvé de la pernicieuse maxime des Parisiens, qu’il faut jouir. Au contraire, il en avait une autre qu’il répétait souvent, et qu’il disait tenir de son père, c’est que se reposer sur ce qu’on a accumulé par son travail, c’est dissiper.

Cet homme actif avait ordinairement chez lui, pour garçons de boutique, les fils de ses confrères les plus riches, que sa réputation engageait à lui confier pour les former et leur donner de l’activité. M. d’Aubussat s’y prêtait volontiers et tâchait de ne rien négliger. Il avait un double motif : le premier sans doute était de répondre à la confiance des parents ; mais le second regardait sa famille : c’était de se choisir des gendres dont il fût sûr. Car ce père-là, véritable antipode des pères ordinaires, prétendait qu’on ne doit exister que pour ses enfants, dès qu’une fois on leur a donné la vie. Il assurait que les enfants, pour être respectueux, soumis, pleins d’ardeur pour le travail, n’avaient absolument besoin que de cette conviction, et qu’elle seule donnait toutes les vertus. Je crois qu’il pouvait avoir raison.

De tous les jeunes gens de Paris qu’il eut dans sa maison, il n’en trouva pas un qui lui convînt parfaitement, quoique sa fille aînée fût moins difficile. Mais la seconde, qui était d’un mérite infini, pensait comme son père, et ce fut pour elle qu’il réserva tous ses soins. Enfin, il lui arriva un jeune homme de province nommé de Courbuisson, dont je vais esquisser la figure et le caractère…

p.221-222

Suite…Gallica, vol. 2

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome I. Nouvelles 1-27

Dixième nouvelle
[Extrait n°1]

LES VINGT ÉPOUSES DES VINGT ASSOCIÉS

NOUVEAU MOYEN DE BANNIR L’ENNUI DU MARIAGE

Paris ! Séjour tout à la fois de délices et d’horreur ! Tout à la fois gouffre immonde où s’engloutissent les générations entières et temple auguste de la sainte Humanité ! Paris, tu es l’asile de la raison, de la vraie philosophie, des mœurs, aussi bien que la patrie du goût et des arts ! Ô Paris ! tu réunis tous les extrêmes ! Mais le bien est dans ton enceinte encore plus facile à faire que le mal. Reçois mon hommage, ville immense ! Jadis les nations subjuguées de la rampante Asie élevèrent des temples et des autels à la ville de Rome. Paris ! tu les mérites mieux que cette destructrice superbe : elle enchaîna les peuples et tu les éclaires, tu les égaies, tu les pares… Qui croirait, à entendre réciter ton nom dans les climats glacés du Nord où seul il donne l’idée de la joie, qu’il y a dans ton sein des cafards, des misanthropes, des hypocrites, des superstitieux, des tyrans, des fanatiques, des préjugistes, qui pensent qu’il est des hommes plus qu’hommes et des hommes moins que les brutes ! Oh ! Qui le croirait !… Semblable au soleil, ô Paris, tu lances au dehors ta lumière et ta bienfaisante chaleur, tandis qu’au dedans tu es obscure et peuplée de vils animaux. Cependant, n’es-tu pas le divin séjour de la liberté ? N’est-ce pas dans ton enceinte, où moi, pauvre homme, je coudoie hardiment le duc et pair, où j’ose respirer le même air et goûter dans le temple des beaux-arts les mêmes plaisirs que la souveraine ? (Souveraine auguste ! Continue de consoler l’humanité ; tes plaisirs sont des bienfaits, ils augmentent, ils ennoblissent les nôtres ; goûte-les, ils ne font que des heureux. Ah ! respirer le même air que toi, c’est respirer le bonheur même !) Ainsi, ô Paris ! tu m’agrandis à mes yeux, tu me consoles, et l’homme, longtemps avili par les préjugés des sots, se retrouve chez toi dans son originelle dignité !… Qu’entends-je chez le vil provincial ? Non chez le gentilhâtre seulement, fier de ses vains titres, mais chez le bourgillon sorti d’hier de la fange où rampent encore ceux qu’il méprise ? Qu’entends-je ? Comment ? Ce n’est que la fille d’un cordonnier, et cela se donne des airs d’être propre, d’avoir une coiffure !… Ils vont, et je l’ai entendu, jusqu‘à dire : d’être jolie ! Infâmes, seuls êtres vils de la nature, que vous dégradez, apostats, et de votre religion, qui prêche l’égalité, et des lois de la nature, et du droit des gens, et des principes de la raison et du bon sens. Infâmes ! Cette fille n’est-elle pas fille d’un homme ? Est-elle fille d’un singe, d’un ours ou d’un chien ! Ô malheureux ! Elle viendra peut-être (et je la désire malgré les maux dont elle serait accompagnée, je la désire pour vous punir), elle viendra peut-être cette révolution terrible où l’homme utile sentira son importance et abusera de la connaissance qu’il en aura (et cette manière de penser serait plus naturelle qu’aucune de celles que la mode a mise en usage), où le laboureur dira au seigneur : Je te nourris, je suis plus que toi, riche, Grand inutile au monde, sois-moi soumis ou meurs de faim…, où le cordonnier rira au nez du petit-maître qui le priera de le chausser et le forcera de lui dire : Monseigneur le cordonnier, faites-moi des souliers, je vous en supplie, et je vous paierai bien. Non, va-nu-pieds, je ne travaille plus que pour celui qui peut me fournir du pain, des habits, de l’étoffe, du vin, etc. Malheureux provinciaux, vils automates, insensés préjugistes, qui flétrissez les gens utiles, qui les forcez de languir dans l’isolement et le mépris, que je vous hais ! Vous haïr ! C’est trop vous honorer ; non ; que je vous méprise ! que vous me faites de pitié !

p. 261-263

À quoi tendait ce panégyrique de Paris ? Suite… Gallica, vol. 2

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome I. Nouvelles 1-27

Dixième nouvelle

[Extrait n°2]

LES VINGT ÉPOUSES DES VINGT ASSOCIÉS

NOUVEAU MOYEN DE BANNIR L’ENNUI DU MARIAGE

Dans une rue qui joint celle de Saint-Martin, demeurent plusieurs particuliers, de différents états utiles, dont voici l’énumération : un marchand drapier, un mercier, un clincailler, un coutelier, une marchande de modes, une maîtresse couturière, une marchande lingère, un marchand de vin, un boulanger, un boucher, un cordonnier, un tailleur, un chirurgien, un médecin, un procureur, un avocat, un huissier, un chapelier, un loueur de carrosses et un orfèvre bijoutier. En tout, vingt familles. Ces citoyens ont fait une salutaire confédération contre le malheur et la corruption : ils sont parvenus, par une institution sage, à se mettre au-dessus de tous les besoins de la vie, de tous les caprices du sort, en un mot, autant qu’il est possible, au-dessus des vicissitudes humaines.

Le premier d’entre eux qui eut cette idée, ce fut l’orfèvre-bijoutier, jeune homme alors de vingt-huit ans, qui avait voyagé en Allemagne, où il avait vu la société des Hernheutes. Il recherchait en mariage une charmante personne, encore aujourd’hui une des plus jolies femmes de cette capitale, quoiqu’elle ait trois enfants, deux filles de 16 à 15 ans, et un garçon de 12 ans environ. Mais un obstacle s’opposait à l’union de ces deux amants : Germinot (c’est le jeune homme) n’était pas riche ; pour la demoiselle, c’était un assez bon parti, dans son état : elle était fille d’orfèvre et se nommait MlleDelorme. Les honnêtes parents de la fille et du garçon, voyant l’amour de leurs enfants, se consultèrent entre eux et le résultat de leur commune délibération, ce fut que Germinot n’était pas assez riche pour épouser MlleDelorme ; qu’il fallait qu’il s’attachât à une certaine veuve de trente-deux ans au plus, qui avait une fortune triple de celle de Pétronille Delorme, dont elle pouvait absolument disposer. Par le même senatus consulte, on décida que MlleDelorme épouserait le fils d’un riche libraire, qui la recherchait. Cet arrêt fut signifié aux amants le même jour, et comme ces parents ne voulaient point agir en despotes, ils en exposèrent les motifs. La plupart étaient pris dans le luxe actuel, qui rend une fortune nécessaire, lorsqu’on a une éducation et un état honnête. Ils représentèrent à Germinot combien il serait triste pour lui de voir un jour une épouse aimable et vertueuse dans la misère, et non seulement elle, mais des enfants, innocentes victimes de l’inconsidération de leur père, etc. Germinot demanda la permission de répondre ; ses parents la lui refusèrent, mais ceux de la demoiselle dirent qu’il le fallait entendre. Alors ce digne jeune homme, animé par l’amour et par le sentiment de ses propres forces, parla avec une fermeté mâle. Il réfuta tous les sophismes qu’on venait d’établir ; il dit que cela ne regardait que des maris lâches, sans énergie, sans industrie, sans courage ; que pour lui, il trouvait MlleDelorme trop riche encore, qu’il aurait voulu, avec son patrimoine, tout mince qu’il était, lui faire un sort et lui montrer, par sa conduite pleine de tendresse et de dignité, que l’homme est le soutien de la femme et qu’elle n’a pas besoin d’apporter son dîner lorsqu’elle s’associe à un homme vraiment homme. Et, lui présentant la main, il lui dit : «  Mademoiselle, je n’avance rien que je ne sois en état de tenir… »

p. 264-265

Suite …  Gallica, vol. 2

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome I. Nouvelles 1-27

Quinzième nouvelle

LA MORT D’AMOUR

Comme le temps s’écoule ! Hélas ! Il me semble que c’était hier que j’admirais, en traversant le pont Saint-Michel, deux jeunes beautés dont la vue élevait mon âme jusqu’à la beauté divine… (Beauté ! chef-d’œuvre de la nature, image visible de la Divinité, c’est un sentiment saint que ta vue excite dans l’âme innocente ; il ne devient dépravé que dans les cœurs corrompus !…) Toutes deux étaient brunes, mais le teint de l’une était d’une intéressante blancheur ; dans l’autre, c’était le brillant éclat des roses. La rose est la reine des parterres, mais le lis sied aux belles ; je préfère le lis aux roses : il marque une âme plus sensible, des sens moins chauds, un cœur plus tendre ; lorsqu’une douce émotion agite l’âme, il se change en roses, plus belles que celles de la nature… Lecteurs, ces deux beautés ne sont plus : celle au teint de rose a vu s’allumer pour elle les pâles flambeaux d’un triste hyménée ; un mari cénotaphe(qu’on me passe le terme) a enseveli ses jeunes appas, que la tristesse a bientôt dévorés… Pleurez, Amours badins, votre mère n’est plus…

*

Mais l’autre… Au souvenir de sa beauté touchante, le cœur s’attendrit, la raison révoltée accuse nos usages, l’intérêt cruel, l’orgueil injuste, et toutes les passions funestes désavouées par la nature qui furent ses bourreaux.

Louise-Églé Chéret, à l’âge de seize ans, était une des plus jolies personnes qu’on puisse voir : un bel œil bleu, des sourcils noirs, un teint de lis, un air fin, distingué, tant de délicatesse qu’elle la faisait regarder comme une belle fleur à laquelle on n’ose toucher ; une taille moyenne, mais bien prise, avec ce goût exquis, apanage ordinaire de la beauté : voilà son esquisse. Mais il est impossible d’exprimer l’air angélique qui donnait la vie à tous ces charmes. Elle avait beaucoup d’esprit, et surtout une âme sensible de toutes les manières.

Cette fille, si susceptible elle-même de tendres sentiments, inspira une passion violente à un jeune homme, plus riche qu’elle, nommé de Juine. Il était aimable, il aimait éperdument : il ne pouvait manquer de faire partager sa tendresse. Mais Églé, à la première vue, l’avait craint ; il ne lui avait pas inspiré ce désir de plaire et de paraître aimable que les deux sexes éprouvent à la vue de l’objet qui doit toucher le cœur. Ce fut un sentiment de tristesse qui s’empara de l’âme d’Églé en voyant de Juine la rechercher…

p.381-382

Suite…Gallica, vol. 3 

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome I. Nouvelles 1-27 

Dix-neuvième nouvelle

LA FILLE SÉDUITE PAR L’AMI DE LA MAISON

Pauline avait quinze ans. C’était une jolie brune, dont l’œil plein de feu annonçait un cœur facile à s’enflammer. Mais Pauline était innocente : une mère spirituelle, sans être tendre, lui avait par honneur donné une éducation propre à conserver longtemps sa candeur, au moyen du mélange heureux des choses à savoir et de celles à ignorer. Dans la maison, il venait d’habitude un homme d’un certain mérite. Il avait de la figure, des manières agréables, beaucoup d’esprit ; enfin c’était ce qu’on appelle un homme aimable, et même un bel homme. Il avait d’abord fait sa cour à la mère, mais cette femme, vertueuse par nonchalance, et n’estimant pas assez son mari pour se mette au-dessous de lui en le trompant, sut toujours se tenir sur les bords de l’intimité exactement.

La passion de L.-D.-M.-E. pour la mère se changea facilement en amour pour la fille, si l’on peut profaner le nom d’amour, le prostituant à ces passions honteuses dont le but est la corruption. Les charmes de Pauline commençaient à se développer, et, quoiqu’elle ne fût pas une beauté proprement dite, ils avaient un mérite rare, ce provocant et voluptueux qui excite bien plus les désirs que la perfection. Sa taille, sa gorge, tout cela paraissait fait par la grâce et pour l’amour. L.-D.-M.-E. était dans l’usage de badiner avec Pauline (usage dangereux, imprudemment toléré à Paris avec les filles au-dessous de l’adolescence), de la lacer, en un mot de lui rendre de ces petits services qui amènent la familiarité. Mais depuis qu’elle était plus formée, elle évitait de laisser prendre ces libertés, en s’enfermant pour s’habiller avec la femme de chambre de sa mère. L.-D.-M.-E. sut pénétrer jusqu’à elle. Il prit alors es manières respectueuses, contrôla l’ouvrage de la femme de chambre ; fit mieux qu’elle et trouva enfin le secret de se faire souffrir. Ce n’est pas qu’il fût haï : un bel homme a toujours des droits sur le cœur des jeunes filles, mais la familiarité avec la mère donnait à la fille pour  L.-D.-M.-E. cette sorte de répugnance que la jeunesse a pour ses supérieurs. Le séducteur s’aperçut bien vite de ce sentiment défavorable et il mit en usage ce qu’il crut de plus efficace pour le faire cesser.

Il fut moins assidu auprès de la mère ; ensuite, il affecta de ne paraître devant elle qu’avec respect, de s’en tenir à une grande distance, de se permettre des étourderies, des enfantillages, dont il était grondé par la mère, et dont il feignait de rougir. Tout cela était facile à un homme de beaucoup d’esprit et le rapprochait insensiblement de Pauline avec qui il faisait souvent cause commune. Ces détails minutieux prirent plus d’une année…

p. 449-450

Suite… Gallica, vol. 3

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome I. Nouvelles 1-27

Vingtième nouvelle

LE MARI À L’ESSAI

Plus d’un lecteur rira, en voyant ce titre. Mais si je le remplis, ma gloire n’en sera que plus grande. J’avouerai naturellement qu’il y a plus de dix ans que son pendant me trotte dans la tête ; car j’ai trouvé inscrit sur des tablettes dont je faisais usage en 1770, lorsque je rédigeais les Mimographes, le titre de la Femme à l’essai. Je doute cependant que j’eusse pu les mettre à fin l’un et l’autre, si le hasard ne m’avait procuré en réalité ce que je voulais traiter d’imagination.

Un de ces jours, j’étais à l’Opéra, où toute la belle musique du chevalier Gluck ne m’empêcha pas de beaucoup souffrir. On étouffait, car cette diable d’Iphigénie en Tauride ne veut pas cesser de faire foule, toutes les fois qu’on la donne. En vérité, messieurs les Piccinistes devraient bien nous laisser un peu le champ libre. Mais pas pour un empire ! Ils veulent être là et se tenir à l’affût, pour observer s’ils verront quelqu’un bâiller. Ils y ont perdu leur temps et ne se découragent pas. Quant à moi, qui avais été au parterre de bonne heure, je tâchai de me distraire de la suffocation commençante par une conversation un peu animée. Elle roula d’abord sur le plaisir que j’avais de voir les Anglais bien battus ; ensuite je parlai musique ; ensuite littérature, et cela m’amena tout naturellement à mes nouvelles. Je citai celle de la Femme à l’essai, comme très difficile à traiter dans nos mœurs. « Parbleu ! m’a dit un fort bel homme d’environ trente-cinq ans, j’ai votre affaire, non pas précisément, mais à peu près : si vous voulez me donner rendez-vous au Café de la Régence, je vous ébaucherai votre ouvrage en vous racontant une histoire fort extraordinaire. »

Je n’eus garde d’y manquer. Mon homme vint. Nous fîmes le souper auquel Saintfoi donna un soir l’épithète grossière qui lui valut un coup d’épée, nous prîmes chacun une bavaroise, et mon homme commença son récit. J’attendais une Femme à l’essai et ce fut un mari qu’il me donna.

*

« Je manque aujourd’hui, pour la première fois, à souper avec une femme très aimable, qui est la mienne, mais lorsqu’elle saura que c’est pour la célébrer, je suis sûr qu’elle m’excusera.

Jusqu’à l’âge de vingt-huit ans, je redoutais, non le mariage, mais les femmes. Toutes celles que j’avais connues m’avaient épouvanté. Épouser son égale, pensais-je, c’est se donner un maître ; prétendre à une femme au-dessus de soi est une entreprise aussi pénible qu’incertaine, mais réussit-on, c’est se forger des chaînes encore plus pesantes. Épouser une femme inférieure, il est presque sûr qu’on ne sera pas aimé et qu’on aura, ou une vile complaisante, ou peut-être même une effrontée sans pudeur, comme j’en connais, au lieu d’une compagne aimable… Ces tristes réflexions m’éloignaient du mariage, et j’y avais presque renoncé, lorsque la réunion de plusieurs circonstances me fit trouver un bonheur que je n’espérais plus…

p. 467-468

Suite…Gallica, vol. 3

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Vingt-et-unième nouvelle

LA FEMME À L’ESSAI OU LA JOLIE GOUVERNANTE

Quelques jours après avoir rencontré l’homme qui m’a fourni Le Mari à l’essai, j’eus enfin l’occasion d’avoir ce que je demandais. Un homme en noir (c’était un procureur au Parlement) tenait à un avocat de ses amis, qui est aussi des miens, le discours que voici :

« Moi ! Me marier ! Non parbleu ! Est-il possible ? Voyez ce luxe épouvantable des femmes !… On parle des procureurs, on les accuse d’être… ce que vous savez. Mais avec la dépense que font actuellement leurs femmes, il faut qu’ils égorgent leurs clients. — Vous êtes riche, répondit l’avocat ; d’ailleurs, vous voyez cela mal : le luxe prétendu n’est qu’un goût ; la dépense est la même que celle de nos trisaïeules. Une femme entendue, qui gouvernera votre maison, répandra sur tous vos instants cette douce insouciance qui est le baume de la vie. Mme G** (c’est la femme de l’avocat) me rend le plus heureux des hommes, et cependant elle est aussi coquette pour la mise que les plus élégantes de ses pareilles. Ne comptez-vous donc pour rien de trouver, en rentrant chez soi, une femme aimable comme la mienne, dont la vue enchante les yeux en même temps que ses sentiments satisfont mon cœur ? Ah ! Monsieur P** ! Vous n’avez pas d’idée du mariage ! Ajoutez à cela ma fille : c’est par nos enfants que nous sentons parfaitement notre existence ; jusqu’à ce qu’un homme soit père, il n’existe qu’à demi. — Vous ne me persuaderez pas avec des tableaux, répondit le procureur. Je sais tout ce que vous me dites là, mais si je voulais vous faire un tableau de l’enfer du ménage, je n’aurais qu’à laisser échapper la foule de faits que j’ai vus. Je ne me marierai pas… à moins que je ne trouve une seconde Mme G**, ce qui est, je crois, impossible. Je préfère de n’avoir qu’une fille à gages, jolie, douce, et à laquelle je ne tienne pas : j’aurai ainsi une partie des agréments du mariage en trouvant chez moi un minois agréable, sans en avoir les chagrins. J’ai vu des ménages qui m’ont épouvanté ! Quant à moi, je ne tiendrais pas contre la moitié des peines dont j’ai été le témoin.

Me G** ne put convaincre le procureur par le raisonnement. Il résolut d’employer un autre moyen. Le lendemain de cette conversation, une jeune fille d’environ vingt ans, qui élevait les enfants d’un autre procureur veuf, ami de MeG**, apporta un papier chez M. P**, qui le reçut lui-même. Il fut frappé des grâces de cette fille. C’était une belle brune, de grands yeux, une taille bien prise, une main blanche et potelée, une propreté appétissante, et certain goût coquet dans la mise qui lui donnait l’air demoiselle. MP** causa avec cette fille, s’informa de son emploi chez son confrère ; en un mot, il entra dans tous les détails où il put entrer. Lorsque la belle Louison fut partie, son image n’abandonna pas le procureur. Il fut très fâché de n’avoir pas connu cette fille avant son confrère, car, quelque envie qu’il en eût, il ne pouvait se résoudre à l’attirer chez lui ; cette action lui paraissait contraire à l’honnêteté. Il profita de la première occasion qu’il eut d’aller chez MTr** pour voir la jolie gouvernante. (Il est bon de prévenir le lecteur qu’on l’avait aperçu du bout de la rue.) En entrant, il trouva Me  Tr** en querelle avec Louison…

p. 487-488

Suite…Gallica, vol. 4

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome I. Nouvelles 1-27

Vingt-quatrième nouvelle

L’AMAZONE OU LA FILLE QUI VEUT FAIRE UN ENFANT

Dans une ville de province [1], où j’étais en 1759, allant à la promenade du
Parc avec des amis, je remarquai une dame d’environ vingt-six ans, habillée en Amazone. Elle était charmante et tenait par la main une petite fille mise comme elle, dont les charmes naissants promettaient d’égaler ceux de sa mère. Je demandai qui elles étaient. Un jeune conseiller de notre société me répondit :

« Cette dame est un être singulier : elle n’est ni femme, ni fille ; ni sage, ni libertine ; ni estimable, ni à mépriser ; elle a toujours eu horreur du mariage, avec la plus grande envie d’être mère. Enfin c’est une espèce de monstre que l’on ne saurait définir, mais il paraît que la base de son caractère est une antipathie pour notre sexe qui va jusqu’à l’horreur. On prétend que si elle avait eu un garçon au lieu d’une fille, elle n’aurait pas voulu le voir, tandis qu’elle a fait son idole de cette enfant, qui lui a cependant coûté bien des peines et des chagrins ! »
Je parus très curieux de savoir l’histoire de cette fille singulière, et voici comment le conseiller me la raconta.

La demoiselle que vous voyez se nomme Julie-Omphale Massignon, elle est fille unique d’un riche négociant de cette ville, qu’il a fait très bien élever.

Ses heureuses dispositions secondaient à merveille les soins qu’on prenait d’elle. Toutes ses inclinations étaient relevées, et c’était moins une jeune et charmante personne qu’un aimable garçon, vif, ardent, ayant tous les goûts du sexe opposé au sien. Ses parents en étaient enchantés et souvent son père et sa mère se plaisaient à la faire habiller en amazone. Elle a appris le latin et elle a fait toutes ses classes ; c’est une savante. Elle ne s’en est pas encore tenue là : elle sait faire des armes, monter à cheval ; elle manie également bien le fusil et c’est la plus habile chasseresse de tout le canton.

À treize ans elle était formée et ses parents songeaient à la marier. Mais elle accueillit fort mal tous ceux qui se présentèrent. On attribua cette conduite à son extrême jeunesse, car vous savez qu’à cet âge, les filles se soucient très peu des hommes et qu’elles ont alors cette pruderie aimable qui plaît parce qu’elle est naturelle. On prit patience, et cependant on dit au parti préféré de ne point se décourager ; qu’on saurait bien déterminer Omphale, lorsqu’elle serait devenue plus raisonnable.

Les choses restèrent dans cette position pendant trois ans. Omphale était devenue plus rassise, plus composée ; on la voyait rechercher la solitude et fuir tous les amusements de son âge. On attendit encore, et présumant qu’elle avait quelque goût secret qui la dominait, on voulut savoir s’il ne s’accorderait pas avec les vues qu’on avait pour elle. Mais avec toutes les attentions possibles, on ne découvrit rien. Cependant Omphale devenait tous les jours plus concentrée, mélancolique même, et sa santé parut souffrir de la situation de son esprit ou de son cœur. Ses parents en furent effrayés. Ils employèrent les caresses, les promesses les plus flatteuses pour exciter sa confiance : tout fut inutile.
Mais comme je suis à présent plus instruit qu’ils ne l’étaient, je les vais laisser pour vous dire ce qui se passait chez leur fille…

p. 541-542

Suite… Gallica, vol. 4

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome I. Nouvelles 1-27

[1]Je crois que c’est Dijon (Joly).

Vingt-cinquième nouvelle

L’ANCIENNE INCLINATION

Un jeune homme originaire de Paris, mais dont la famille demeurait en province, étant venu dans la capitale pour chercher une place, fut quelque temps sans y réussir. Il avait cependant beaucoup de protections, et il était porteur de la plus agréable figure. Mais il voulait une place distinguée ; elles ne sont pas rares, mais fussent-elles centuplées, elles seraient encore plus difficiles à obtenir à cause du grand nombre de prétendants. Le jeune homme était donc de loisir, et il vérifia trop bien la première partie de cette maxime d’Ovide :

                                                          Venus otia amat

                                                         (Cedit Amor rebus) res age, tutus eris. De Remed.[1]

Durant les promenades fréquentes que son inutilité lui laissait le temps de faire dans le plus beau quartier de Paris (c’était le sien, il était logé vis-à-vis le Louvre) il aperçut une jeune personne de la plus rare beauté. Il l’admira d’abord simplement, mais à force de l’admirer, il la désira, et le désir est le père de l’amour.

Cependant, il employa en vain différents moyens pour se procurer l’entrée dans cette maison : le père de la demoiselle était riche, et les gens opulents ne se familiarisent pas avec un aventurier comme était encore le jeune des Gravilliers.

Dans le temps où il mettait son imagination à la torture, et après une scène assez désagréable dont il sera question par la suite, il fut placé. L’amour fut obligé de céder aux affaires, comme le dit Ovide dans les vers que j’ai cités, et des Gravilliers perdit de vue Clotilde Bourgeois (c’est le nom de la demoiselle).

Quelques années s’écoulèrent, durant lesquelles des Gravilliers, occupé de son avancement, nourrissait quelquefois l’agréable chimère d’offrir un jour une fortune à sa belle ! Mais la fortune est plus lente que les désirs. Au bout de quatre ans néanmoins, il s’informa de Clotilde et il apprit qu’elle était mariée à Versailles. Il fallut bien s’en consoler. Il n’avait jamais parlé à sa maîtresse, quoiqu’il eût été chez elle. C’était une inclination, une disposition à l’aimer, un goût très vif si l’on veut, mais était-ce de l’amour ? Il n’y a pas à en douter aujourd’hui, mais alors ç’aurait été un problème. Des Gravilliers supporta patiemment son malheur sans que ses dispositions changeassent. À la vérité, il s’occupa moins de Clotilde, mais elle était toujours la personne de son sexe qui réunissait au plus haut degré tout ce qu’il fallait pour lui plaire. Six nouvelles années s’écoulèrent encore sans que des Gravilliers songeât à se marier ; il avait eu quelques goûts passagers, mais qui ne laissèrent aucune trace. La passe où il se trouvait était belle ; il pouvait raisonnablement compter sur la fortune et prétendre à un excellent parti.

Un soir, en revenant de l’Opéra…

p. 557-558

Suite…Gallica, vol. 4

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome I. Nouvelles 1-27

[1]Vénus aime l’oisiveté/(L’amour fuit le travail) mène une vie active, tu seras tranquille. De Remedia Amoris, vers 143-144.

Vingt-sixième nouvelle

LE PREMIER AMOUR 

Hélas ! (disait un jour un homme qui se promenait aux Tuileries avec un autre) je n’ai trouvé de véritablement aimable que la première femme que j’ai aimée. Quel démon ennemi de mon bonheur m’a empêché pendant trente ans de m’unir à elle ? « Parbleu ! dit le compagnon de celui qui gémissait, je serais curieux de savoir votre histoire : il faudrait me la faire en nous promenant. Allons dîner à la Grille-Chaillot. — Je le veux bien ; je vais envoyer mon laquais chez moi… Je ne vous ferai pas mon histoire, dit-il en revenant de la porte du jardin ; vous la lirez vous-même. La voici, je l’ai écrite pour satisfaire mon cœur. »

Lorsque j’eus entendu ce discours, je m’approchai des deux hommes, et prenant cet air bénin que certaines gens me connaissent, je leur dis : « Messieurs, je suis seul comme un hibou ; je viens d’entendre que vous aviez une histoire intéressante à lire ; je suis avide d’histoires, comme un général de victoires, Delaphare d’applaudissements, L** de calomnies et C***** d‘argent. Admettez-moi dans votre compagnie, peut-être n’en serez-vous pas fâchés. — Qui êtes-vous ? Un pauvre diable nommé Dulis. — Dulis ? Vous êtes auteur ! — Hélas oui ! — Venez, venez, nous vous défraierons. — Ce n’est pas ce que je désire ; réservez cette faveur pour T**, ou pour quelque autre auteur famélique. Je ne veux qu’entendre votre histoire… » Arrivés à l’auberge, on commanda le dîner, et en attendant, nous nous mîmes à lire le manuscrit. L’ami lisait mal, sans goût, sans grâces, ne sentant rien ; j’assurai que je lisais beaucoup mieux et j’en donnai la preuve : l’histoire parut tout autre dans ma bouche.

Je n’avais que treize ans, et je commençais à étudier le rudiment chez un frère aîné, curé d’un gros bourg, lorsque je sentis, sinon le besoin, du moins le désir d’aimer. Je me plaisais un jour d’une grande fête à me tracer l’image d’une jeune fille telle que je l’aurais voulue : la taille, la figure, la démarche, le sourire, tout cela se composait dans mon imagination ; j’en faisais un simulacre charmant que j’adorais. J’avais à peine achevé mon idole, et je m’en occupais avec un plaisir infini dans le lieu saint, lorsqu’à l’instant de la communion, je vis avancer au milieu du chœur une jeune personne plus belle que les anges, l’air modeste comme on l’a dans ces occasions, parée par les grâces naïves telles qu’on les connaît au village, ayant la forme de visage, l’air de douceur, le teint, le regard, la taille, la jambe fine, le pied mignon de la beauté que mon imagination venait de me présenter. Je fus saisi, enchanté…

p. 579-580

Suite…Gallica, vol. 4

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome I. Nouvelles 1-27

Vingt-huitième nouvelle

LA MAUVAISE MÈRE

Il y avait à Paris une de ces femmes dont l’âme est pétrie de malice, de cruauté, de hauteur, d’impatience, et de tous les vices qui n’ont pas leur source dans la sensibilité du cœur ou la délicatesse des organes. Ainsi elle n’eut jamais de faiblesse, et l’honneur de son mari fut en sûreté. Cette femme avait deux enfants, qui furent particulièrement les victimes de son méchant caractère. Mais son fils eut beaucoup moins à en souffrir que sa fille. Cette dernière était de la plus aimable figure. Cependant elle ne reçut jamais une caresse de la barbare qui l’avait portée dans son sein. Mais il semble que la nature se plaise à contrarier les idées des parents : la petite Suzanne Abrisson était douce, caressante, et ne cherchait qu’un objet qu’elle pût aimer, avec cette innocence aimable qui caractérise les premières années de la vie. Lorsqu’elle se vit repoussée par sa mère, loin de devenir impatiente et de laisser paraître la moindre aigreur, elle devint au contraire plus aimante et plus affable.

Serait-ce une incontestable vérité, que l’éducation dure forme l’homme beaucoup mieux que l’indulgence et la douceur ? Tout semble le prouver, et si l’on descend aux animaux, la même vérité s’offre aux yeux d’une manière encore plus palpable. Mais il faut observer que cette rigueur salutaire doit être tempérée dans l’instituteur par des intervalles de douceur sans faiblesse, qui donnent le temps aux habitudes que la rigueur a fait prendre de se consolider en faisant sentir à l’élève que le seul moyen d’éviter la peine et le malaise est de se plier, de se contraindre, de se commander à lui-même et à ses passions. Quels monstres en effet, dans la société, que les hommes et les femmes qui ont été enfants volontaires !…

Tant que Suzanne fut dans l’enfance, elle n’essuya de la part de sa mère que des brutalités et quelques soufflets, sans les mériter ; une foule de punitions capricieuses se succédaient ; des humiliations déraisonnables mettaient la plupart du temps la petite en vraie mascarade. Mais la jeune Suzanne n’avait pas encore acquis cette sensibilité qui s’affecte en se repliant sur elle-même et qui rend la cause de la peine infligée plus douloureuse que le châtiment. Elle pleurait pendant la punition, mais elle riait l’instant d’après. Cet heureux temps ne dura que jusqu’à l’âge de douze ans. Plus tôt formée qu’une autre par une éducation si rude, elle sentit trop tôt. Heureuse si sa raison ne se fût développée qu’à trente ans ! Son corps fortifié en aurait mieux supporté les peines qui vont l’accabler…

p. 623-624

Suite…Gallica, vol. 4

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome II. Nouvelles 28-52

Trentième nouvelle

 LA SURPRISE DE L’AMOUR

Une femme aimable, que l’on connaît déjà par la nouvelle précédente, est encore l’héroïne de celle-ci. Mme de Glancé était mariée comme la plupart des filles riches, par convenance et sans qu’on eût consulté son cœur. Vertueuse par principes, et ne se doutant même pas qu’on pût manquer à son devoir, elle vivait tranquille avec son mari, lorsque ce dernier fit la connaissance d’un homme de mérite, mais si singulier dans sa manière de se mettre, dans sa façon de vivre, dans ses procédés avec ses semblables, qu’on ne pourrait en dire ni trop de bien, ni trop de mal. Après quelques conversations, il goûta cet original et l’accueillit de la manière la plus obligeante. Mme de Glancé, prévenue par son mari, fut curieuse de connaître M. Deslis. Il ne l’était pas moins de la voir de près. Une dame R**, chez laquelle il allait souvent, lui avait parlé plusieurs fois de sa voisine : « Elle est aimable, disait-elle, mais elle n’est pas jolie. » Deslis n’était donc rien moins que prévenu en sa faveur quand il la vit pour la première fois. « Quelle est, dit-il, cette jolie blonde que je vois à son balcon ? — C’est Mme de Glancé.— Comment, morbleu ! Vous dites que ce n’est pas là une jolie femme ! Elle est charmante, adorable ! — Il est vrai qu’elle a de l’éclat. — Elle est pétrie de grâces. — Pour des grâces, elle en a infiniment. — Que lui manque-t-il donc pour être une jolie femme ? — De la beauté. — Elle a ce qui vaut cent fois mieux. » Ce fut après cet entretien que Mme R** invita ses voisins à déjeuner. Deslis, quoique étranger, en fut aussi. Il y avait M. de Glancé, un jeune avocat, un  nommé L ***** avec son épouse, jeune dame dont l’organe flatteur semblait fait pour parler à l’âme plutôt qu’aux oreilles, et un jeune procureur. Mais Mme de Glancé ne s’y trouva pas, quoiqu’elle l’eût promis ; elle ne vint qu’après que Deslis, échauffé par l’idée qu’il s’était formée de cette femme charmante, ne voulant parler que d’elle et ne croyant mieux s’adresser, choisit pour auditeur son mari. Ce fut à M. de Glancé que Deslis, qui n’avait encore vu Mme de Glancé que de plus de cent pas, s’avisa d’en faire un éloge complet. Il en fut écouté d’abord avec plaisir, quoique avec quelque surprise, mais enfin M. de Glancé s’imagina que Deslis ne parlait que d’après les éloges que faisait de son épouse Mme R**, et il l’en remercia. Dès qu’on eut déjeuné, il alla trouver sa femme et lui annonça qu’elle avait chez Mme R** un ardent panégyriste. « Qui donc ? —Faut-il le demander?  M. Deslis. -— Il ne me connaît pas ! — Il vous connaît si bien qu’il n’a rien avancé que de vrai, quoiqu’il ait dit mille et mille biens de vous. Il faut aller voir votre admirateur ! » Mme de Glancé ne demandait pas mieux : elle alla chez Mme R**, où elle trouva Deslis. Elle s’aperçut aisément du plaisir qu’elle lui faisait. Il parut enchanté, mais n’exprima son admiration qu’en louant les vertus qu’il supposait. Mme de Glancé l’écoutait avec complaisance et quoique ennemie des adulations, surtout de la part des hommes, elle parut trouver du plaisir à sa conversation. Elle fit sur cet homme concentré une impression prodigieuse que ni les obstacles, ni la vertu même ne pourront effacer. Cependant, après cet entretien, il ne jouit que trois ou quatre fois de la vue de Mme de Glancé, parce qu’elle partait pour la campagne, où elle devait passer six mois avec son mari. Deslis la vit s’éloigner sans regret, peut-être même en fut-il bien aise, mais le poison de l’amour avait atteint son cœur. Sans qu’il s’en doutât, cette passion croissait durant l’absence et elle produisit enfin cet ennui d’attendrissement qui n’est pas sans plaisir. Peut-être Mme de Glancé éprouva-t-elle la même chose : elle avait su que Deslis n’avait parlé d’elle à son mari qu’avec le feu de la plus vive admiration ; une chose qu’elle avait encore remarquée, c’est que la veille du départ, à souper chez eux, il n’avait pu souffrir que M. de Glancé vantât le bonheur d’un autre mari dont l’épouse était présente … Cette conduite avait frappé tout le monde, et surtout l’homme qui devait le plus s’y intéresser, M. de Glancé ; il savait bien que son épouse n’avait jamais eu pour lui ce qu’on nomme de l’amour. Il fut sans doute un peu jaloux, car depuis ce moment, s’il parlait de Deslis, il ne le désignait que par l’épithète de l’amoureux de Mme de Glancé.

Vers le cinquième mois du séjour de cette dame à la campagne, Deslis commençait à désirer son retour avec impatience…

p. 707-708

Suite… Gallica, vol. V

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome II. Nouvelles 28-52

Trente-deuxième nouvelle

LE JOLI PIED

Dans une maison de Paris, dont une nouvelle précédente a fait l’histoire, il y avait une jeune personne de la plus aimable figure : c’était Mlle Victoire de la Grange. Elle avait seize ans lorsqu’elle fit naître une passion aussi singulière que violente.

*

Un jeune inconnu, qui n’était pas de la société qu’on admettait dans la maison, s’éprit pour Victoire, sans la connaître et presque sans l’avoir vue. Il se nommait de Saintepallaie. C’était un jeune savant plein de connaissances et de mérite, vivant seul et concentré, quoiqu’il n’eût que vingt-cinq ans, et se promenant presque toujours seul les soirs, après avoir donné la journée à l’étude. Saintepallaie avait des mœurs pures, avec des sens neufs et pleins d’énergie. Il aimait beaucoup les femmes, mais il les craignait et les fuyait, autant faute d’usage que par sagesse. Il n’y avait peut-être pas d’homme au monde sur qui la beauté fît une impression plus vive ; une belle femme le ravissait, mais il réfléchissait ensuite aux inconvénients de l’amour et d’une liaison ; il trouvait la force de fuir, sans doute parce qu’il n’avait pas encore rencontré la femme qui devait le subjuguer.

Saintepallaie avait un goût particulier, et tous les charmes ne faisaient pas sur lui une égale impression : une jolie figure plaît à tout le monde et partout, hors en Espagne, une belle gorge a son prix ; une taille svelte et légère, une belle main flattaient son goût, mais le charme auquel il était le plus sensible, celui qui lui causait ce frémissement involontaire et délicieux qui remue toutes les fibres, c’était un joli pied. Rien dans la nature ne lui paraissait au-dessus de ce charme séduisant, qui semble en effet annoncer la délicatesse et la perfection de tous les autres appas. D’ailleurs, ce goût n’était pas dans le jeune Saintepallaie un effet du raisonnement ; c’était un instinct qui s’était manifesté dès son enfance : il ne pouvait, sans tressaillir, apercevoir une jolie chaussure de femme ; lorsqu’il en rencontrait quelques-unes qui n’étaient pas jolies mais chaussées avec goût, il semblait que ce charme seul les rendît aimables.

Un soir d’été, il passait dans la rue Dauphine. Une jolie marchande, dont le pied était mignon, et qui le savait à merveille, était assise sur sa porte, les jambes croisées et découvertes jusqu’au-dessus de la cheville…

p. 747-748

Suite… Gallica, vol. 5 

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion.Tome II. Nouvelles 28-52

Trente-septième nouvelle

LA JOLIE LAIDERON OU CE QUI PLAÎT AUX HOMMES

Il est certain que la laideur ne saurait être aimable. Ainsi l’on ne jugera pas à la rigueur le titre de cette nouvelle. Si l’usage est de dire qu’une laideron est jolie, adorable, charmante, il n’en est pas moins vrai que cette laideron prétendue doit tous ses agréments à sa beauté. On décide trop vite qu’une femme est laide ; ce sont ordinairement les hommes froids, ou les autres femmes, qui donnent cette décision. Les hommes sensibles sont plus réservés, et dès qu’une femme a ému leur cœur ou leurs sens, pour tout au monde ils ne conviendront pas qu’elle est laide. J’ai connu dans la rue Saint-Martin une femme basanée (au visage seulement), grêlée, ayant de petits yeux, enfin décidée laide par une majorité de cent soixante contre dix. Un jour elle était au boulevard, en deuil de cour (genre de parure qui ne devait pas lui être favorable) ; tous les hommes la regardaient, et j’entendis répéter au moins cinquante fois : Voilà une jolie laideron ! Mais ce n’était pas sa laideur qui plaisait : c’était sa beauté, et voici en quoi elle consistait. Elle était taillée à peindre ; elle avait une jambe parfaite, un pied mignon, le port de sa tête et de son cou avait une grâce naturelle qui séduisait ; son air était plein de gaîté ; ses yeux noirs et brillants, quoique petits, avaient quelque chose d’enchanteur ; sa marche était voluptueuse sans indécence… Voilà ce qui plaisait ; c’était ce qu’elle avait de beau qui faisait naître l’admiration et le désir. Je me suis toujours rappelé ce trait, parce que cette jeune dame est une de ces femmes qu’au premier coup d’œil tous les cœurs de bois doivent irrémissiblement juger laide.

Je connais aussi une blonde dans le même cas : elle est grande, faite au tour, pleine de goût dans sa parure ; mais cette fille a le visage couvert de son ; la forme n’en est pas gracieuse ; ses yeux jaunes et petits, garnis de cils trop blonds et fort apparents, ne peuvent être une beauté. Cependant elle est charmante, et tout le monde n’a qu’une voix pour en convenir. Il semble en passant devant elle que c’est d’abord sa laideur qui frappe ; on la regarde et la laideur disparaît insensiblement, comme ces nuages légers qui se forment devant nos yeux en sortant de l’obscurité ; il ne reste plus que des grâces. Son air, son sourire ont quelque chose d’attendrissant qui semble demander le cœur ; une belle main, une belle gorge y joignent leurs charmes, et celui qui s’était dit tout bas : elle est laide, s’en va pensant : mais je l’adorerais.

Un jour que j’étais au Palais, une jeune dame vint à l’audience de la Tournelle. Elle avait bon air, une parure seyante ; elle frappa tout le monde. On se disait : Mais elle n’est pas jolie ! Elle est laide ! Cependant tous les yeux restaient fixés sur elle avec une sorte d’admiration. Je ne me souviens pas effectivement d’avoir jamais vu de figure qu’on pût moins cesser de regarder…

p. 839-840

Suite…Gallica, vol. 6

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Trente-huitième nouvelle

LA BELLE LAIDE OU LA DÉLABRÉE

Si la laideur peut devenir aimable par le goût et les grâces qui la déguisent, la beauté peut demeurer sans effet par l’indolence de celles qui la possèdent ; elle peut devenir repoussante par le mauvais goût et l’affectation. Telle était cette belle bouchère du Marché neuf, qui saisissait d’admiration tant qu’elle demeurait muette et sans mouvement, et qui faisait fuir dès qu’on entendait sa voix de taureau, ses jurements de charretier, et qu’on voyait ses attitudes de poissarde, ses gestes ignobles… Je ne dis rien non plus de cette bêtise, dont on fait si mal à propos la compagne de la beauté, tandis qu’elle n’est l’effet que de la sottise des parents, ou de la négligence qu’ils ont eue de ne pas former l’esprit de leur fille jolie. Cette espèce de parricide a toujours été fréquent, mais il le sera bien davantage dans l’âge qui suit le nôtre. On élève les enfants, surtout à Paris, à la J.-J., dit-on. Si l’éducation qu’on donne aux petits monstres insupportables que je rencontre dans toutes les maisons où j’ai entrée, était véritablement l’éducation à la J.-J., l’illustre Citoyen de Genève aurait perdu son siècle et sa postérité. Mais qu’on lise son Émile, et l’on verra que ce n’est pas l’éducation à la J.-J. que l’on donne : on en prend la partie la plus aisée, on la rend plus aisée encore, on néglige le reste, et on se croit des parents philosophes ! J’élève la voix depuis deux ans. Un célèbre médecin a été obligé de défendre à certaines femmes dont il gouverne la santé, de nourrir leurs enfants, qu’elles faisaient presque périr avec leur lait âcre, échauffé. J’ai, vis-à-vis de mes fenêtres, un de ces petits infortunés, couvert d’ulcères, et sa délicate maman vient d’être forcée de le remettre, mourant, à une nourrice plus forte et moins sylphide qu’elle. Citoyens, ainsi que les estomacs viciés changent en poison la meilleure nourriture, de même nos Céladons corrompus ont fait du Traité de l’éducation de Rousseau, le plus dangereux des livres, le plus pernicieux, le plus fatal à la génération qui naît ou qui est née depuis environ dix ans. Je félicite l’ombre heureuse de J.-J. de ce qu’il est mort avant d’avoir eu la douleur de voir abuser de ses instructions… Pardon, honorable lecteur, mais je suis si plein de ce sujet que je ne saurais m’en taire. J’ai pris, aussi souvent que je l’ai pu, acte devant le public de ce que j’avance : que la rigueur est nécessaire pour élever l’animal humain, et que la contrainte, la gêne et la douleur peuvent seules en faire un être social. Si quelqu’un le nie, j’en appelle à la postérité, que l’expérience aura éclairée sur la manière actuelle d’élever.

*

Deux jeunes personnes de cette capitale perdirent leur mère de bonne heure. C’était une femme raisonnable qui les aurait bien élevées, car elle réprimait en elles, avec sévérité, tous les penchants qui pouvaient avoir des suites dangereuses. Ses filles, en la perdant, ne sentirent que la liberté dont elles allaient jouir sous la conduite d’un père riche, bon et fort occupé. En effet, il laissa l’aînée, qui atteignait quatorze ans, maîtresse de l’éducation de sa sœur, qui en avait douze…

p. 859-860

Suite…Gallica, vol.6

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Trente-neuvième nouvelle

LE MODÈLE

Il y avait à Paris, dans la rue Saint-Germain l’Auxerrois, tout près du Fort-l’Évêque, une pauvre femme qui avait une fille belle comme les Grâces. Le principal charme de la petite Geneviève Bignicour était un air enfantin qui la rendait tout à fait propre à servir de modèle pour les têtes de Vierge, dans les grands tableaux ; avec une guimpe, sa tête aurait donné une nonnain ravissante, etc. Mais sa pauvre mère, couturière de profession, fut très longtemps sans se douter des propriétés de la figure de sa fille. Geneviève avait environ seize ans ; elle allait, venait, faisait les commissions, et dans toutes ces courses, sa jolie figure, sa taille svelte, son air de candeur, la faisait quelquefois attaquer. Mais comme elle était alerte, elle en était quitte pour fuir.

Non loin de la demeure de Geneviève, dans la rue Béthisi, logeait en chambre garnie un jeune peintre, plein d’ardeur et de talent, nommé Dubourg. Un jour, en passant par l’Arche-Marion, il aperçut la petite couturière qui venait du quai de la Mégisserie et qui s’en retournait chez sa mère. Il fut frappé de ses grâces et, sans que le désir ou l’amour y eussent la moindre part, il souhaita vivement de la connaître. Il avait justement à traiter un petit sujet voluptueux pour le duc de ** ; c’était la Corisandre. Il suivit la jeune fille, la vit entrer et monta sur ses pas. Dès qu’elle eut frappé à un quatrième, il s’y présenta : du premier coup d’œil il reconnut que c’était une couturière. « Madame travaille en robes ? dit-il à la mère — Oui, Monsieur. — Je crois que c’est ici qu’on m’a indiqué. Je voudrais faire faire à une sœur que j’ai à la campagne une jolie polonaise d’indienne ; ma sœur a treize à quatorze ans… Pardi ! C’est précisément la taille de cette jeune demoiselle-là !… Combien ça me coûtera-t-il ? — Dix aunes à cent sous… Vous voulez du propre ? — Oui, mais pas cher. — C’est cinquante francs ; la doublure… on la prendra au Saint-Esprit… Ça reviendra à trois louis. — Au plus juste ? — On ne peut à moins : l’indienne veut une doublure. Si vous preniez une toile d’Orange, cela ne se double pas… — Voilà un louis ; j’apporterai demain le second, et en prenant la robe, je donnerai le troisième.— On ne peut rien de mieux, Monsieur. Comment prendre la mesure ? — Sur Mademoiselle, absolument, et comme si c’était pour elle. — Il est vrai que les jeunes personnes de cet âge-là sont assez l’une comme l’autre. — Plût à Dieu ! — C’est la vérité, Monsieur ! — Non, Madame, car si cela était, je ne serais pas aussi embarrassé que je le suis quelquefois. — Comment donc ça ? — Quand je veux avoir un modèle pour quelque sujet agréable, où il faut de la vérité. Je suis peintre : c’est vous dire que je ne suis pas riche ; tout en me donnant du joli, ménagez ma bourse. — Je ferai comme pour ma fille.  C’est justement cela. Adieu, Madame, je reviendrai essayer la robe. »

Dubourg ne voulut pas, à une première visite, s’avancer trop, de peur d‘échouer. Mais lorsqu’il fut sorti de chez la couturière, il lui vint une idée très heureuse. « Si je demandais à faire le portrait de cette jolie fille ? Je le garderais chez moi, sous prétexte de le finir… Voyons à amener cela demain. Comme je n’ai pas de sœur, elle aura la robe pour sa peine. »

Le jour suivant…

p. 881-882

Suite…Gallica, vol. 6

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Quarantième nouvelle

LES CRISES D’UNE JOLIE FILLE

La beauté est le premier des présents de la nature (car elle indique toujours une belle âme). Mais il n’en est pas moins vrai qu’elle cause souvent le malheur de celles qui la possèdent : elle attache sur leurs pas des hommes à passions vives, toujours dangereux ; elle les expose aux adulations, à la séduction, aux enlèvements , à la violence, et souvent à la corruption. Heureuses encore les belles personnes, si elles n’avaient à redouter que ces crises extérieures ! Mais il en est pour elles de plus dangereuses : c’est l’éducation d’enfants gâtés qu’on leur donne, l’admiration sotte, la pusillanimité, le gonflement de vanité ridicule de leurs parents, qui leur font négliger de former l’esprit des belles filles, de les contraindre, de les assujettir, de les rendre modestes, timides. Ils n’en font que des orgueilleuses, des égoïstes, des volontaires, qui finissent par se perdre, ou du moins par se rendre très malheureuses. Il n’en fut pas de même de la belle Cadette, dont on va lire l’histoire : elle n’éprouva que les crises extérieures, mais elle en eut de terribles ! Parcourez cette nouvelle, jeunes lectrices ; elle vous apprendra que la modestie seule et la défiance de vous-même peuvent vous garantir des pièges tendus à la beauté.

*

Un riche négociant de Bourgogne, qui venait de mériter la noblesse, avait un fils et deux filles qui lui donnaient les plus flatteuses espérances. Le garçon, jeune homme fort étourdi et passablement fat, prit de bonne heure le parti des armes et courut dans les pays lointains chercher par les armes la gloire qui donne le lustre à la fortune. Il avait d’ailleurs en Amérique un oncle fort riche qu’il espérait y découvrir. Mais il remit ce dernier point au temps où il aurait acquis de la gloire.

L’aînée des filles fut mariée à un jeune magistrat et mourut en couches.

La seconde (c’est notre héroïne) était dans sa ville l’ornement de ce sexe aimable qui conserve par les grâces les conquêtes de la beauté. On la nommait Cadette, et ce nom présentait à l’imagination de quiconque la connaissait, l’assemblage de tous les charmes ; son âge était de quinze ans ; sa figure, séduisante ; son esprit, flexible et juste ; son cœur droit, tendre et crédule.

Les soins qu’on avait pris de son éducation avaient ajouté des talents à ses qualités : Cadette brodait, dessinait, charmait les oreilles et les yeux en promenant sur sa harpe sa main blanche et potelée ; elle savait la géographie, que la terre est ronde, que le soleil est immobile, que les comètes peuvent heurter la terre ; elle ne craignait ni les éclipses, ni les feux follets, ni les météores, que le vulgaire appelle étoiles tombantes, etc.

Mais toutes ces connaissances ne forment pas le caractère. Aussi Cadette avait-elle eu d’excellentes leçons de modestie et d’occupation utile. Elle savait la place que doit occuper son sexe dans la société ; elle était soumise, timide, et n’osait contredire, quand ses parents avaient parlé. Cet excellent caractère l’en fit idolâtrer, quand un accident funeste la leur rendit encore plus chère…

p. 901-902

Suite… Gallica, vol. 6

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome II. Nouvelles 28-52

Quarante-et-unième nouvelle

LE MARIAGE ROMPU

Il y avait à Paris, rue Saint-Martin, une jeune et jolie personne, nommée Christine Clénard, qui avait autant d’amants que de jours dans l’année, car on en voyait à tout moment de nouveaux, sans que les anciens se retirassent. Christine était jolie sans doute, mais il n’aurait pas été naturel, que sa beauté seule lui eût donné tant d’adorateurs. Elle avait dans sa marche, dans son maintien, dans son air, quelque chose de si voluptueux et de si doux qu’il était impossible de la voir sans la désirer. Avec cela, sa mise, toujours propre, était d’une simplicité piquante ; sa parure, léchée sans affectation, plaisait aux prudes par son modeste arrangement et aux petites-maîtresses par son goût exquis. Christine fit des passions violentes, sans paraître y prendre part. Elle demeurait tranquille, et la même sérénité brillait toujours sur son charmant visage.

Deux de ses nombreux amants se firent néanmoins distinguer. L’un, nommé de Varipon, était un jeune homme modeste, peu riche, mais plein d’excellentes qualités et dans la passe de s’avancer ; l’autre, un riche héritier de deux maisons opulentes : celle de son père et celle d’un oncle sans enfants. De Varipon eut le suffrage de la mère de Christine, et même un peu celui de la jeune personne ; Tavernier, l’autre amant, celui du père et du reste de la famille. Il était beau garçon : Christine, qui aurait eu quelque penchant pour de Varipon, s’il avait été le préféré, ne sentit point de répugnance pour son rival, lorsque son père lui déclara qu’il était l’homme sur lequel il avait jeté les yeux. Mais si elle n’apporta aucune résistance aux desseins de son père, comme elle n’était pas éprise, que son état de fille était agréable avec une mère douce et tendre qui l’adorait, elle pria M. Clénard de lui permettre d’éprouver quelque temps l’amant qui devait être son mari. Le père y consentit, et lorsqu’il rendit réponse à son préféré, ce fut en ces termes : « Monsieur, je viens de dire mes intentions. C’est à vous de faire le reste. Beau garçon comme vous l’êtes, il ne vous sera pas fort difficile de plaire, surtout ayant mon aveu, car il fallait cela. Le moment de votre mariage dépend de Christine ; je ne l’avancerai pas d’une minute par autorité, je vous en avertis. Elle est connaisseuse en mérite, un peu dédaigneuse ; les airs suffisants ne prendront pas avec elle. Réussissez, je le désire. » Tavernier sourit à cette harangue ; il se croyait bien sûr du succès, et qu’un homme de sa figure et de sa fortune n’était pas fait pour essuyer du dédain…

p.953-954

Suite…Gallica, vol. 7

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome II. Nouvelles 28-52

Quarante-deuxième nouvelle

LA JOLIE VOISINE

Un jeune homme de province, logé dans la rue de Bièvre, menait une vie fort retirée. C’était un jeune savant, qui n’était venu à Paris que pour acquérir les connaissances qui lui manquaient par la fréquentation de nos grands hommes, et qui ne s’occupait que de physique, d’astronomie, de morale et quelquefois de politique. Il vivait heureux sans inquiétudes, sans soins, comme on peut faire à Paris, où l’on trouve tous les besoins de la vie sous sa main, et à un prix si modique que cela ferait seul l’éloge du gouvernement français. Car il faut que le régime en soit admirable et qu’une ville immense telle que la capitale soit administrée avec une sagesse supérieure, pour que jamais rien n’y manque. Rome, maîtresse du monde, ne jouit pas de cet avantage et la disette s’y fit plus d’une fois sentir.

De Quillebrune (c’est le nom du jeune homme), profitant de ce régime heureux, dépensait peu, n’étant pas riche, se divertissait bien, parce que tout ce qu’il voyait à Paris l’amusait, et que les spectacles n’y sont pas chers à qui ne veut que voir et entendre. En un mot , il se trouvait le plus content des hommes. Mais il n’aimait pas, et je tiens que sans l’amour, il n’est point de bonheur. Dussent tous les carreaux du jansénisme puritain tomber sur ma tête, j’ose le dire, sans l’amour il n’est point de bonheur, ni de vie, ni d’existence et je le sens doublement depuis que je n’aime plus… Quillebrune s’en passait néanmoins ; il voyait les belles aux promenades, aux spectacles ; leur grand nombre empêchait qu’elles ne fissent une impression durable ; il les admirait toutes. Ce sentiment-là est toujours agréable, et il n’en désirait aucune.

À propos d’admiration, Quillebrune était d’un caractère fort admiratif ! Il admirait les tragédies, les comédies, les romans, tous les ouvrages nouveaux, jusqu’aux pièces d’Audinot et de Nicolet ; il trouvait à chaque chose son genre de mérite, et il avait la bonhomie d’y prendre plaisir. Quelqu’un lui en ayant fait reproche un jour, il répondit : « Monsieur, je suis construit de façon que mes yeux embellissent tout ce que je vois, et mes oreilles tout ce que j’entends. Je ne demande pas au Ciel de l’esprit. Dans ce siècle où tout le monde en a, il est presqu’un fléau. Pour être heureux, il ne faut que de la bonhomie et une sorte de goût facile, qui fasse trouver bon tout ce que l’on nous donne. Un homme qui mange de tout avec plaisir n’est-il pas plus heureux qu’un délicat, dont le palais est offensé par la moindre saveur désagréable ?  Me voilà : je trouve tout bon, tout m’amuse, tout me plaît, et je remercie la bienfaisante nature de m’avoir donné la double organisation, qui me fait manger avec appétit des mets grossiers et m’amuser des ouvrages faibles. C’est le plus beau don que je pusse recevoir… »

p. 973-974

Suite…Gallica, vol. 7

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome II. Nouvelles 28-52

Quarante-quatrième nouvelle

LE MARI-PÈRE OU CE QU’IL FAUT AUX FEMMES

Un homme fixé dans la capitale fut attaqué à l’âge de quarante-cinq ans d’une maladie de poitrine qui lui fit craindre de ne pas atteindre la vieillesse. il était père d’une fille unique, qui n’était pas jolie quoiqu’elle eût de beaux yeux, et qui se tenait mal quoiqu’elle fût bien faite. C’est dire qu’elle n’avait rien de frappant et qu’à l’extérieur, elle était d’un mérite fort ordinaire. Pour les qualités, la nature ne l’avait guère mieux partagée : elle était peu adroite, peu laborieuse ; elle ne possédait aucun talent agréable ; son père les jugeait nuisibles. Quant au cœur, elle l’avait sensible, mais elle était si peu démonstrative qu’on la croyait dure. Enfin, elle était encore plus mal partagée de la fortune que de grâces, de qualités, de talents, et de beauté. son père la chérissait. Mais, peu démonstratif lui-même, il est à présumer qu’elle croyait lui être indifférente. Lorsqu’il se sentit frappé, sa fille avait dix-neuf ans accomplis : il n’eut d’inquiétude que pour elle. Quant à lui, sa vie avait été si peu heureuse qu’il en envisagea la fin avec une sorte de joie. Mais le sort de sa fille l’effrayait. À force d’y penser, et croyant sa maladie dangereuse, il prit une résolution assez extraordinaire : il avait un ami garçon, jouissant d’une fortune aisée, encore aimable ; il jeta les yeux sur lui pour lui léguer sa fille. Il lui écrivit sa maladie et lui demanda un entretien. M. Beaumesnard accourut chez son ami qui, de peur que la conversation n’éloignât sa proposition, commença par elle. M. Beaumesnard fut un peu surpris, lui qui n’avait jamais songé au mariage, de s’entendre offrir une jeune fille qu’il n’avait jamais vue, dont le père ne lui vantait pas trop les attraits, ni les qualités, et dont un ami malade lui demandait le bonheur. « Donnez-moi cette consolation, disait R**, et je mourrai content. Ma fille n’a pas de qualités brillantes, point d’industrie, ou d’intrigue, peu de beauté ; je suis à son sujet dans une mortelle inquiétude ! Si vous la prenez, je mourrai content ; je suis fier  de lui laisser en vous un mari-père qui lui passera quelques défauts  et développera ses qualités, que ma position m’a empêché de cultiver. Quoiqu’elle ne soit pas belle, elle n’est pas sans attraits. Voulez-vous la voir ? — Votre proposition, mon ami, est d’une grande importance ! répondit M. Beaumesnard, convenez-en, et demande une longue délibération. — Mon ami, si elle est longue, elle me tuera. — J’en serais au désespoir, mais enfin on ne se marie pas ainsi, surtout lorsqu’on n’y a jamais songé ! — Je le sais, mon ami, mais j’ose vous présenter pour motif la gloire d’une pareille action. — L’amitié serait un motif plus puissant. — Mon cher ami, cette façon de penser vous fait honneur. — Je ne vous demande qu’un jour pour me déterminer. — Ce n’est pas trop certainement ! Mon tourment finira donc demain !… » En ce moment Agnès R** vint à paraître, pour faire prendre quelque chose à son père…

p.1011-1012

Suite…Gallica, vol. 7

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome II. Nouvelles 28-52

Quarante-cinquième nouvelle

L’ÉPOUSE-MÈRE OU CE QU’IL FAUT AUX MARIS FAIBLES

Il est du devoir d’un historien véridique de raconter les faits opposés ; de dire fidèlement le pour et le contre afin de mettre ses lecteurs à portée de juger eux-mêmes, et de prononcer d’après leurs lumières, sur les mœurs les plus avantageuses au bonheur du genre humain. La nouvelle qu’on vient de lire milite en faveur d’un sentiment  opposé à la manière de voir de notre siècle, mais qui paraît fondé sur la raison. Dans celle-ci, on va voir de quoi fut capable une femme sensée, dont le mari n’avait rien de cette vigueur mâle qui doit caractériser le premier sexe.

*

Dans une maison de Paris, peu riche mais respectable par les services rendus à l’État, il y avait quatre filles, que leurs parents destinaient toutes quatre au mariage, quoique ces honnêtes parents eussent un fils. Car ils avaient en horreur la maxime barbare qui fait qu’on blasphème la nature sous prétexte d’honorer la divinité, et qu’on sacrifie des filles bien conformées à un célibat criminel. Le père et la mère rassemblèrent un jour leurs cinq enfants, dont l’aînée avait alors vingt-deux ans accomplis, pour régler de concert un plan de conduite ; et il fut résolu, dans ce conseil de famille, qu’on marierait plutôt Mlles d’Épernai à des partis au-dessous d’elles, et même à des négociants célèbres, que de les garder filles. Le maquis, fils de la maison, y donna son consentement et déclara qu’il suffisait que ses beaux-frères fussent honnêtes gens pour qu’il se fît honneur de les avouer. En conséquence, Adèle, l’aînée, épousa un riche armateur de Saint-Malo ; Septimanie, la seconde, fut donnée à un négociant de Bordeaux ; Honorine, la plus jeune, épousa un étranger, homme de condition, qui l’emmena en Hongrie. Restait Sophie la troisième, la plus belle et la plus aimable, ce qui est un grand éloge ! On l’avait réservée pour tâcher de faire une alliance plus relevée que les autres.

Sophie était une brune claire, qui avait les plus beaux cheveux du monde. Mais rien n’était comparable à son œil doux, vif, mignard, où se peignait la plus belle âme ; sa taille était parfaite, ses grâces enfin et ses charmes surpassaient encore ses appas. Quant à son esprit, il était solide ; elle aimait l’économie, l’occupation ; elle était affable, prévenante avec ses égaux ; douce, polie avec ceux que la fortune avait placés au-dessous d’elle. À dix-huit ans, Sophie était une femme faite, par ses goûts et par son maintien.

L’attente de ses parents ne fut pas tout à fait trompée. Une mère opulente, et d’une famille distinguée, mais qui avait épousé un homme au-dessous d’elle, jeta les yeux sur Sophie pour en faire l’épouse de son fils unique et rendre ainsi à son sang autant d’illustration qu’un mariage inégal en avait ôté. Ce fils avait un titre : c’est le marquis de B**. Il était plus jeune d’un an que Sophie et avait été si mal élevé, même pour les mœurs, qu’il faisait gloire des vices les plus grossiers…

p. 1033-1034

Suite… Gallica, vol. 7

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome II. Nouvelles 28-52

Cinquantième nouvelle

 LA FILLE DE MON HÔTESSE OU LA MÈRE SOUPÇONNEUSE

Ayant annoncé dans le café de Foi, que je composais des histoires, intitulées Les Contemporaines, je reçus, dans la même semaine, la lettre suivante :

À M. l’éditeur des Contemporaines, rue de Bièvre.

Monsieur,

Il m’est arrivé une aventure que je serais charmé qui fût connue du public. Je ne vois que votre ouvrage où elle puisse prendre une certaine consistance et passer à la postérité. Immortalisez-nous, je vous en prie, l’aimable Adeline et moi. Je vous en témoignerai ma reconnaissance. J’ai composé notre histoire moi-même, et je désirerais que vous la voulussiez insérer telle que je l’ai faite, avec les noms que j’ai mis. Cette lettre vous servirait de défense, si quelqu’un voulait s’en plaindre. Il doit m’être permis de me nommer, et la belle Adeline y consent de même, avec la petite restriction d’une étoile au nom de famille. Nous sommes, Monsieur, en attendant ce plaisir

Vos affectionnés,
Philibert de Chevilly
Adeline de B*.

*

Un jeune avocat, de ceux qui ne font encore qu’écouter, assis aux bas sièges pendant les grandes audiences, s’était fait le commensal d’une dame de quarante ans, qui avait été fort bien, que je nommerai Mme de B*. Il ne faut pas croire qu’ils fussent seuls : un parent, qui vivait chez la dame depuis longtemps, rompait le tête-à-tête. Le jeune de Chevilly demeura six mois dans cette maison, sans savoir que Mme de B* fût mère : jamais elle n’en avait parlé devant lui, ni le parent non plus. Mais à cette époque, un jour de fête, en venant se mettre à table pour dîner, de Chevilly trouva une jeune et charmante personne d’environ quatorze ans dans la salle à manger. « Que souhaite Monsieur ? Maman va revenir. — Vous êtes la fille de Mme de B*, Mademoiselle ? — Oui, Monsieur. — Je vais l’en féliciter, vous êtes adorable ! — Et vous, bien honnête, Monsieur. — Point tant de compliments aux jeunes filles, Monsieur !… », dit Mme  de B* en entrant.

Elle avait pris un air si renfrogné que je vis bien qu’elle n’aimait pas qu’on fît des compliments à sa fille. (Je vais à présent quitter la troisième personne, et parler en mon nom.) Je me réglai là-dessus, car l’aimable Adeline avait fait sur mon cœur une impression trop profonde pour que rien pût jamais la détruire…

p. 1151-1152

Suite…Gallica, vol. 8

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud

Paris : Honoré Champion. Tome II. Nouvelles 28-52

Cinquante-deuxième nouvelle

LA DÉDAIGNEUSE OU LA FILLE QUI SENT CE QU’ELLE VAUT

Amour ! Artisan du bonheur ! Hélas, ta divine chaleur n’abreuvera plus mon âme d’ivresse ! Mes sens s’éteignent ; le désir cesse de diviniser ces objets enchanteurs à qui j’ai porté mon constant et fidèle hommage. Céleste Julie ! Svelte et légère P-n-t ! Vive et sémillante P. r-z-t, dont le charmant sourire eût enflammé Narcisse et l’eût rendu infidèle à lui-même ! Majestueuse L*** ! Mignonne F-l-é ! Je vous admire encore, mais je ne vous désire plus ! Un dieu jaloux m’a ravi l’assaisonnement de la vie avant le temps où les glaces de l’âge ont coutume d’en détruire le germe fécond ! Une froide admiration, voilà tout ce qui me reste à vous offrir, filles de Cypris et sœurs des Grâces !… Je dis, comme la triste vieillesse : il fut un temps plus heureux, où je sentais au fond une source intarissable de ces tendres sentiments qui rendirent de Pontigni l’heureux vainqueur d’une dédaigneuse beauté !

*

Un riche particulier de la capitale avait deux filles, toutes deux charmantes. L’aînée se nommait Fare-Adélaïde-Rose B** ; la cadette, Irène-Eugénie. Fare était belle, mais si fière, si dédaigneuse, que personne n’osait la regarder deux fois, tant son air méprisant intimidait à la première. Irène au contraire était vive, enjouée, sémillante, et d’une familiarité qui lui gagnait tous les cœurs. Ces deux filles avaient chacune en mariage un demi-million ; ainsi elles pouvaient prétendre à des partis fort relevés, la succession de leur père devant un jour porter leur fortune à cinquante-mille livres de rentes. Il s’en présenta plusieurs pour MlleFare. Mais quoique très distingués, aucun n’eut le bonheur de lui plaire et elle marqua pour tous une égale répugnance. Ses parents, qui désiraient fort de l’établir, furent très fâchés de l’éloignement que leur fille aînée marquait pour le mariage. Ils étaient à cet égard dans des dispositions bien contraires à celles de beaucoup d’autres gens riches ; c’est qu’ils auraient préféré que leur fille eût fait un choix, et qu’elle eût eu une inclination, à la voir marquer pour le mariage une sorte d’horreur. Ils pensaient et se disaient souvent avec chagrin, que le cœur de Fare semblait mort, ou ne respirer que la haine. En effet, telle qu’une autre Pallas, elle ne s’occupait que des ouvrages de son sexe ; elle y donnait tous ses soins, tout son temps, et ils absorbaient absolument son attention. Rien ne pouvait la tirer de ces amusements innocents et elle avait une sorte de répugnance pour tous les plaisirs qui peuvent favoriser la naissance d’un tendre attachement. Ce qui augmentait l’embarras des parents de Fare, c’est qu’il n’était pas encore possible de faire passer la cadette avant l’aînée : Irène avait six ans de moins que sa sœur, et Fare en accomplissait à peine dix-huit.

Dans le temps où cette belle personne était dans son plus grand éclat, il arriva de province à  la capitale un jeune homme qui fuyait la misère…

p. 1193-1195

Suite…Gallica, vol. 8

 Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome II. Nouvelles 28-52

Cinquante-cinquième nouvelle

LES PROGRÈS DE LA VERTU

Un honnête homme, nommé des Glands, passant un jour par la rue d’Anjou, faubourg Saint-Honoré , rencontra une petite femme sèche et bossue qui conduisait par la main une jeune et jolie personne d’environ treize ans, parée avec goût, et d’une manière si voluptueuse qu’elle en était indécente. M. des Glands ne pouvait empêcher ses regards de suivre cette jeune enfant, lorsqu’il s’aperçut que la petite vieille, charmée de son attention, lui souriait à demi. L’honnête homme s’approcha. « Voilà une aimable créature ! — N’est-ce pas, Monsieur, qu’elle est charmante !… » Et la petite lui prit la main d’un air fort libre. « C’est votre fille, Madame ?… — Sans doute. — Eh ! Qu’espérez-vous en faire ?… — Le bonheur d’un honnête homme. — Elle est bien jeune !… — C’est l’innocence même !… »

M. des Glands bouillait d’indignation. Mais dans l’intention où il était de sauver cette jeune infortunée, il résolut de dissimuler. « Avez-vous quelqu’un en vue pour elle ? — Oui, nous venons de la Chaussée-d’Antin, mais le Monsieur est malade. — Quel sort fait-il à cette enfant ? — Oh !… sa fortune. — A-t-il déjà réalisé ses promesses ? — Non, nous y allons aujourd’hui pour terminer. Il n’a vu qu’une fois Psyché (c’est ainsi qu’elle s’appelle) ; encore n’a-t-il pu lui parler, à cause d’un ami qui l’était venu voir et dont il se cache beaucoup. Mais il en était enchanté. — Quel âge a-t-il ? — Oh ! C’est un vieux, vieux… — Si MllePsyché veut me préférer, je lui ferai les mêmes avantages que ce vieillard débauché. — De tout mon cœur, dit la petite, car il me répugne. — Vous allez bien vite, ma’m’selle ! reprit la vieille. — Voyez, faites-moi vos propositions, ajouta M. des Glands. — Je vous les ferai chez moi », répondit la vieille.

On y alla sur le champ. C’était un petit logement fort pauvre, où M. des Glands trouva les anciens vêtements de Psyché. Il s’aperçut pourtant, non sans quelque surprise, qu’ils avaient été assez beaux et qu’ils indiquaient une condition au-dessus de celle de la vieille. Son intention n’était pas de solder le vice. Il tâcha de découvrir la vérité, bien résolu de faire une petite pension à cette femme, si elle était la mère de Psyché, ou de la faire punir, si elle n’était qu’une infâme séductrice et une ravisseuse. Mais il ne put obtenir tout d’un coup ces éclaircissements. Il fallut entendre la vieille faire l’énumération des belles choses que devait donner le vieux financier. « Je puis vous procurer tout cela, Madame, mais je veux être sûr de la conduite de Psyché. Pour cela, je la veux loger chez moi… (Cet arrangement fit faire une petite grimace à la vieille.) Quant à vous, je vous laisse maîtresse de l’accompagner ou de rester ici ; dans les deux cas, je vous assure une pension viagère. Voyez. (Ceci lui plut). — Vous êtes donc bien jaloux ! dit la petite. — Non, ma fille, mais je veux pouvoir me répondre qu’il ne vous arrive rien. »

La vieille, malgré l’offre de la pension, était fort indécise ! M. des Glands crut devoir aider à la déterminer par un peu de crainte. Sans affectation, il parla de son crédit, des connaissances puissantes qu’il avait, des magistrats, des ministres…

p. 1295-1296

Suite…Gallica, vol. 9

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome III. Nouvelles 53-80

Cinquante-sixième nouvelle

LES PROGRÈS DU LIBERTINAGE

Principiis obsta, dit Ovide.

Opposez-vous au commencement du mal.

En suivant mon usage, de n’employer que des faits arrivés, cette nouvelle ne sera peut-être pas aussi saillante qu’elle aurait pu l’être : les gradations du vrai ne sont pas, le plus souvent, nuées avec la même exactitude que celles du vraisemblable. Mais l’honorable lecteur aura ici un autre avantage : il sentira que souvent il ne faut pas se reposer sur ces gradations et que dans la réalité, les circonstances font que très souvent le sujet qui se perd passe du premier pas au fond de l’abîme. Il n’en sera cependant pas tout à fait ainsi de l’héroïne de cette historiette : elle ne se perd que peu à peu. Mais je suis obligé de convenir qu’elle ne remplit pas mon but comme je le voulais. Je m’étais proposé de tracer un tableau également utile aux parents et aux jeunes personnes, en éclairant les premiers sur les ruses des petites-filles ; en prévenant les secondes sur les pièges que leur tendent les libertins et sur la manière insultante et cruelle dont ils les traitent lorsqu’ils sont parvenus à les subjuguer. Tous ces points ne se trouvent pas également remplis dans cette nouvelle. J’aurais pu y suppléer d’imagination, mais en ce cas, il aurait été plus court d’imaginer toute simplement une histoire, ce qui est absolument contre mon but. Ce préambule est long, mais il était nécessaire pour prévenir la critique des mal intentionnés, et ne pas mettre contre l’auteur ceux mêmes qui lui veulent du bien.

Il y avait à Paris, dans une des deux rues du Plâtre (je ne sais laquelle), une très jolie personne, pleine de mérite et de talents, qui sera l’héroïne de quelqu’une des nouvelles futures, nommée Mlle Élise Reidid. Cette jeune personne avait essuyé des malheurs trop réels, et se voyait réduite, après les plus hautes espérances, à rester fille ou à prendre un parti très ordinaire. Elle crut que l’honnêteté l’engageait à la seconde alternative, et qu’une fille vertueuse ne devait pas laisser libre et vierge la maîtresse d’un ancien amant qui venait de prendre une autre femme. L’homme dont Élise accueillit les vues avait une jeune nièce, d’environ quatorze ans, de la plus voluptueuse figure, nommée Fanchonnette Geti, qu’il proposa pour compagne et pour élève à sa future, dans la vue de cimenter leur liaison. Élise accepta. Fanchonnette vint demeurer avec la prétendue de son oncle, et en peu de jours elles furent liées de la plus tendre amitié. Cette intimité dura deux ans, c’est-à-dire tant que la petite Fanchonnette, au nez retroussé, à la bouche riante, au regard un peu trop assuré, fut encore une enfant.

Élise avait l’imprudence de recevoir encore quelques amis de l’homme dont elle avait compté si longtemps être l’épouse…

p. 1323-1324

Suite… Gallica, vol. 9

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome III. Nouvelles 53-80

Soixantième nouvelle

LA FILLE VENGÉE

Point de feu sans fumée, dit le proverbe. On se rappelle qu’il courut un bruit, il y a quelques années, qu’une jeune fille s’était vengée d’un amant infidèle en lui brûlant la cervelle d’un coup de pistolet. J’ai voulu approfondir ce bruit, et voici l’histoire qu’une personne bien instruite m’a fait parvenir.

*

Une jeune demoiselle, de la plus aimable figure, vint demeurer avec sa tante dans une belle maison de la rue de la Harpe. Cette maison était vaste et il y avait plusieurs locataires. Dans le même corps de logis où demeurait Mme d’Entrains (c’est le nom de la tante), logeait un homme encore jeune, d’une belle figure et d’une condition égale à ses deux voisines. En entrant dans la maison, les dames s’étaient informées. On leur avait fait entre autres un portrait avantageux d’un M. de Cône. Cet éloge, il faut le dire, était mérité. De Cône était réglé dans ses mœurs, tout entier à ses occupations, sobre et prudent, en un mot possédant presque toutes les vertus morales. Mais cet homme si réglé aimait les femmes. À la vérité, ce n’est pas un défaut que d’aimer ce qui est essentiellement aimable, mais c’est un vice d’abuser de cette qualité physique et de la faire servir à la ruine et au malheur de celles qui devraient encore plus toucher le cœur qu‘émouvoir les sens.

À peine les dames furent-elles installées que de Cône leur fit une visite. Il en fut reçu de cette manière flatteuse qu’on prend naturellement avec ceux qu’on estime d’avance, et à qui on veut marquer l’envie d’en faire sa société. Quant à de Cône, la vue de l’aimable Apolline le séduisit tout d’un coup. Il sentit pour elle un penchant subit, qu’il crut vertueux. Heureux s’il eût persévéré dans ces dispositions !… Comme on avait dessein de se lier des deux côtés, la connaissance fut bientôt faite. Mme d’Entrains trouva M. de Cône tel qu’on le lui avait représenté, en même temps que tous les jours ce dernier découvrait mille charmes nouveaux à la jeune Apolline.

Tant qu’on ne se connut pas assez pour avoir une entière familiarité, de Cône demeura dans la première ivresse. Mais la confiance une fois établie, il s’aperçut qu’outre les qualités précieuses de Mlle d’Entrains, elle était d’une innocence et d’une naïveté que rien n’éclairait encore. Cette qualité, si rare à Paris, devait naturellement toucher un cœur généreux, et il y a toute apparence que ce fut le premier effet qu’elle produisit. De Cône adora la belle Apolline. Mais quel est l’homme, à moins qu’il n’ait une façon de voir absolument différente de celle de notre siècle, qui, trouvant sous la main une conquête facile, se refuse par probité à la tentation de la faire ! (Il en est cependant). Loin que cette façon d’agir fît honneur, on ne trouverait au contraire que des gens qui la tourneraient en ridicule et qui regarderaient comme un sot l’homme sage qui la tiendrait…

p. 1421-1422

Suite…Gallica, vol. 11

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome III. Nouvelles 53-80

Soixante-dixième nouvelle

LE LOUP DANS LA BERGERIE ET LE SORCIER 

Si l’amour fait commettre des inconséquences à l’âge mûr, on doit excuser un peu les folies et les écarts où il jette quelquefois la jeunesse, lorsqu’on n’y voit qu’une passion naïve, destituée de fourbe et de malice. Telle fut celle de cet amant dont l’aventure fait le sujet d’une comédie française que donnent les Italiens, ou celles du Galant Jardinier, duGalant Coureur, et enfin celle que je vais raconter.

*

Un jeune homme de condition, à peine sorti du collège, vit une jeune personne très jolie, qui venait apporter des modes à sa mère. Le nom charmant de Félicité, semblait avoir été inventé pour exprimer l’assemblage de ses attraits : bouche de rose, sourire enchanteur, beaux cheveux, taille déliée, marche agréable, son de voix d’une ravissante douceur, jambe fine et petit pied. En l’apercevant dans l’appartement de sa mère, le jeune Préfleuri (c’est le nom supposé qu’il a pris dans la suite), s’arrêta charmé ; il retint jusqu’à son haleine et se retira lorsqu’il la vit prête à sortir. Une voiture de place avait amené la jeune fille ; elle y remonta ; un domestique y remit les cartons, et la voiture partit. Le jeune homme, fort amoureux, l’examinait du balcon. Il remarqua le n° et la route qu’elle prenait, descendit et courut sur ses traces. Il l’eut bientôt rattrapée. Mais la voyant entrer dans la rue Saint-Honoré, il craignit que le fiacre ne lui échappât. En véritable écolier qui n’a pas encore de honte, il monta derrière la voiture et n’en descendit que lorsqu’elle s’arrêta. Le jeune homme se glissa dans l’allée voisine, d’où il vit l’aimable Félicité rentrer chez elle.

Il s’en retourna dès qu’il eut fait cette importante découverte. De Préfleuri avait quinze ans. Ce n’est pas l’âge de la sagesse, mais c’est au moins celui où la folie est excusable. Il revint le soir, et à la faveur des lumières, il aperçut sa jeune maîtresse à la première place, entourée d’une vingtaine de filles, toutes assez jolies, mais qu’elle surpassait en grâces. Il la regarda tant qu’il voulut… ou plutôt il ne put se rassasier de la voir ; il s’oublia jusqu’à l’instant où l’on ferma la boutique.

La nuit, qui pour tous les êtres est le temps d’un doux repos, n’est pour les amants et les malheureux que le temps des rêveries les plus extraordinaires, ou les plus désespérantes. Le jeune de Préfleuri, jusqu’à celle qui suivit la vue de la jolie fille de modes, avait toujours eu un sommeil paisible de huit ou dix heures sans interruption ; cette nuit, il ne dormit pas : il rêva ; il réfléchit et le résultat de ses réflexions, ce fut que les compagnes de Félicité étaient fort heureuses de jouir de la vue et de l’entretien d’une si jolie personne. Il s’endormit à demi, et son imagination en délire lui montra la possibilité de se mettre au nombre des filles, compagnes de sa belle. Cette idée lui rit ; il s’éveilla tout à fait. Transporté de joie, il la mûrit, et se proposa de l’exécuter dès le lendemain, s’il était possible…

p. 1673-1674

Suite…Gallica, vol. 11

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome III.  Nouvelles 53-80

Soixante et onzième nouvelle

LA NOUVELLE SARA OU LA FEMME AUX SEPT MARIS 

Un officier devint amoureux, dans une garnison, de la fille d’un riche négociant, nommée Sara de Précorbin. Elle avait au plus treize ans, mais c’était un vrai bijou, et l’idole de sa famille. L’officier ne pouvait avoir accès auprès d’elle qu’en parlant mariage ; il la fit demander, et quoiqu’il ne fût pas riche, il l’obtint en considération de sa naissance, car il était d’une bonne maison. Les noces furent célébrées en grande pompe, et le soir même, suivant la convention, Sara fut mise dans un couvent auprès d’une tante de son mari qui en était Supérieure. L’officier était véritablement amoureux de sa femme, mais ce n’avait pas été son seul motif : la fortune de Sara devait être immense un jour, et il avait été convenu entre le beau-père et le gendre que dès qu’il se présenterait un régiment, M. de Précorbin en fournirait la finance, outre la dot.

À peine le mariage fut-il fait que l’occasion se présenta d’avoir ce régiment. Mais dès le surlendemain de l’agrément, la troupe eut ordre de passer aux îles françaises. Il était naturel que Sara demeurât dans son couvent pendant l’absence de son mari, qui allait en Amérique un peu à regret. Il y resta un temps considérable. À la vérité, la séparation n’était pas aussi inquiétante qu’elle l’eût été pour un autre mari : sûr de sa jeune épouse, obligé d’ailleurs d’attendre quelques années pour user de ses droits, il supporta moins impatiemment d’être éloigné d’elle.

Mais son absence fut beaucoup plus longue qu’il ne l’avait compté et qu’il n’était nécessaire. Des îles il passa dans le continent de l’Amérique à l’occasion de la révolution des colonies anglaise, en 1774, à l’instant même où ses deux années d’attente étaient révolues. Il eut part à différentes actions et fut fait prisonnier dans la dernière par un parti de sauvages qui l’emmenèrent dans l’intérieur des terres. Il fut réduit en esclavage, et obligé, pour éviter le tomahawk, d’épouser une Virginienne aux ronds tétins, de l’âge à peu près qu’avait alors sa femme. Mais quelle différence de la sauvage Kaprakamaké, défigurée par le rouge et le bleu, brûlée par un air vif, à la blanche et délicate Sara ! Il fallut cependant consentir à cet échange : les Anglais avaient surtout recommandé aux sauvages leurs alliés de ne faire aucun quartier aux Français, d’épargner encore moins les officiers que les autres, et de ne jamais permettre que ceux qu’ils auraient pris revissent leur patrie. Le pauvre de Saintoléri (c’est le nom de l’officier) n’eut donc que le choix de la mort, ou de s’affilier à la nation virginienne en épousant une de leurs veuves, femme de quelqu’un de ceux qui avaient été tués dans la même expédition où le prisonnier avait été fait. Celle qu’on donna au mari de Sara était l’épouse d’un jeune chef que lui-même avait tué…

p. 1695-1696

Suite…Gallica, vol. 11

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome III. Nouvelles 53-80

Soixante-treizième nouvelle

LA MAÎTRESSE EN ATTENDANT ET LA FILLE EN CAGE

On dit qu’un père honnête homme, et fort riche, qui ne voulait pas marier son fils trop jeune et qui cependant était persuadé que le célibat est, plus qu’on ne peut le croire, contraire aux bonnes mœurs, donna lui-même une maîtresse à ce fils qu’il voulait préserver du libertinage. Les raisonnements sur lesquels il s’appuyait sont que dans les temps anciens, où les seigneurs vivaient isolés dans leurs châteaux et où leurs fils s’occupaient de la chasse jusqu’à trente ans sans connaître d’autres plaisirs, il était possible de détourner leur attention des femmes. Mais que dans les villes, où on mène une vie molle, efféminée, où les jeunes gens se communiquent leurs travers, leurs passions, leurs lumières, on n’a que le choix du mal. Il faut opter, ou risquer de tout perdre… Je ne fixerai pas le degré de mérite de ce raisonnement. Je ne l’ai rapporté que pour exposer les raisons de la conduite extraordinaire de ce père honnête homme. Cette dernière qualité semble donner du poids à sa démarche, et ce n’est qu’en tremblant qu’on ose l’envisager par son côté défavorable aux bonnes mœurs.

M. de Carmanville (c’est le nom de ce père) avait un fils unique dont les dispositions heureuses lui promettaient une satisfaction solide. Mais le jeune homme avait des passions vives, et il était fils d’une mère qui avait donné quelques inquiétudes à son mari par ses galanteries, innocentes peut-être, mais du moins imprudentes. L’affreux libertinage avec ses suites effrayantes s’offrit alors à l’imagination de ce père. Il étudia son fils ; il lut dans son âme ; il suivit le développement de ses facultés, et lorsqu’il en fut temps, il voulut éviter que la nature sans guide ne l’égarât… Ne pouvant, ou croyant ne pouvoir conserver l’innocence entière, il se borna, dans ses craintes, à faire éviter le crime et l’abus des facultés… Il choisit une maîtresse à son fils…

Mais quel rôle pour un père ! Et qu’il était difficile, dans les principes même de M. de Carmanville !… Il hésita longtemps s’il préviendrait son fils, ou s’il se contenterait d’instruire la fille et de la déterminer. Ces deux moyens répugnaient également à son honnêteté. Il était encore indécis, lorsque de nouvelles découvertes lui ayant fait croire le danger pressant, il se détermina enfin. L’intérêt de son fils l’emporta sur les autres considérations : ce fut la fille qu’il prévint.

Il y avait dans un quartier de la capitale fort éloigné du sien une ouvrière en dentelles, d’environ vingt-cinq à vingt-six ans, de bonnes mœurs, isolée, ne tenant à personne. Elle était bien faite ; surtout elle avait des grâces, du goût, et même de la beauté. M. de Carmanville l’avait connue par une aventure où cette fille avait été impliquée. Quelqu’un la lui recommanda et comme elle se trouva parfaitement innocente, il ne l’avait pas oubliée depuis, se proposant de la servir dans l’occasion. Ce fut sur elle qu’il jeta les yeux. Il lui rendit visite et lui tint le discours que voici : « Ma chère Agathe, vous êtes une fille raisonnable, sensée, vertueuse. Je vais vous faire une proposition singulière… »

p. 1739-1740

Suite… Gallica, vol. 12

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome III. Nouvelles 53-80

Soixante-quatorzième nouvelle

LA CAPRICIEUSE

 OU LE MARIAGE PAR ÉCHANGE

Dans une belle province de France, non loin de la ville où confluent l’Orne et l’Odon, où Charles VII mit une université, et qui fut la patrie de Malherbe, vivait un gentilhomme fort riche, père de deux filles charmantes qu’il se proposait de donner, non aux plus riches, mais aux plus méritants de son ordre. On connaissait les dispositions du comte de Pontfarci. C’est ce qui encouragea un jeune capitaine de dragons à se présenter pour l’aînée des deux sœurs.

Délie-Basine de Pontfarci était une belle brune, dont la taille majestueuse et la démarche noble semblaient un apanage de sa haute naissance. Mais avec cette figure imposante, elle était légère, capricieuse, inconséquente, au point qu’il lui était presqu’impossible de se fixer. Personne, pas même son père, ne se doutait de son caractère ; il n’était connu que d’une vieille femme de chambre, qui l’avait élevée depuis la mort de la comtesse de Pontfarci, et de la jeune, de l’aimable Basine-Délie, sa sœur cadette, qui en avait beaucoup à souffrir. Cette dernière était d’une figure éveillée, charmante, et le parfait opposé de sa sœur. Elle avait les cheveux cendrés, l’œil bleu, la bouche mignonne et saillante, le nez un peu en l’air, et le teint éclatant comme la rose. Quant au caractère, elle était enjouée, un peu folle, mais bonne et compatissante.

Le capitaine de dragons avait trente ans. Il se nommait le marquis de Bretteville. Outre que Délie était l’aînée, ce fut d’elle qu’il devint amoureux : il la demanda. M. de Pontfarci voyant un bel homme, d’une physionomie noble et douce, pencha pour lui ; et comme ils étaient presque voisins, il s’informa en peu de jours. Il apprit que le marquis était un militaire estimé et un bon citoyen. Il lui permit en conséquence de faire sa cour à Délie, et de tâcher d’obtenir son cœur.

Le marquis usa de cette permission en amant qui trouve réuni dans le même objet tout ce qui peut satisfaire son cœur et convenir à sa fortune. Son hommage parut d’abord flatter Délie, et le premier caprice fut pour l’amant. De Bretteville eut le plaisir de se voir également bien reçu par sa maîtresse, par le père, et par la sœur cadette. Son amour s’en accrut et se mêla d’un peu de reconnaissance, qui n’y nuit jamais, puisqu’elle rend l’amour moins sensuel et plus tendre.

Il se trouvait au comble de ses vœux, lorsqu’un incident fort léger faillit de renverser tout l’édifice de son bonheur. Un jour, il y avait une assemblée assez nombreuse de dames et de gentilshommes du voisinage au château de Pontfarci. Un joli cavalier y montrait beaucoup d’égards à une jeune personne fort aimable ; il n’était occupé que d’elle. Cette assiduité déplut à Délie, qui la traita d’affectation en parlant au marquis de Bretteville. « Pourquoi, s’il l’aime, ne le témoignera-t-il pas ? répondit le marquis. — Cela me déplaît, et si vous voulez m’obliger beaucoup, vous le contrarierez en partageant l’attention de Mlle de Mouan. — Je vous obéirai, Mademoiselle, mais d’où vient troubler le bonheur de deux amants ?… — Je le veux, ou rompons. » M. de Bretteville ne répondit qu’en allant aussitôt du côté de Mme de Mouan, à laquelle il fit sa cour avec tant d’assiduité qu’il écarta M. de Carentan (c’est l’amant de cette jeune personne). Tout le monde fut surpris de cette conduite. On jetait de temps en temps les yeux sur Délie ; elle paraissait contente…

p. 1767-1768

Suite…Gallica, vol. 27

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome VII. Nouvelles 168-187

Quatre-vingt-deuxième nouvelle

LE MORT VIVANT OU L’HOMME QUI VEUT SE SURVIVRE À LUI-MÊME

Suis-je aimé ? Suis-je estimé de ma femme, de mes enfants ? Comment le public me regarde-t-il ? Ah ! Que je voudrais savoir ce qu’on dira de moi après ma mort ! Comment se comportera mon fils, à qui j’ai enlevé sa maîtresse ?… » Voilà ce que pensait M. de Nolsanges, homme de guerre, homme de lettres, connaisseur dans les beaux-arts, etc., à l’âge de cinquante-cinq ans. Les passions modérées laissent alors le champ libre à l’ambition, à l’amour de la gloire et la vieillesse qui s’avance ne rend que plus vif le désir de l’immortalité. On songe à sa fin, mais on ne la voit pas encore avec le même découragement que le vieillard. On se flatte de laisser des regrets.

M. de Nolsanges, fortement occupé de l’idée qu’on prendrait de lui après sa mort, avait résolu de faire un essai. Mais il craignit de se donner le ridicule de s’être fait passer pour mort, lorsque l’occasion lui en vint tout naturellement. Il eut à recueillir, aux frontières de la Hongrie qui confinent aux Turcs, la succession d’un oncle fort riche, mort sans enfants. M. de Nolsanges, après avoir obtenu pour son fils aîné la survivance de son gouvernement, partit en se plaignant d’une grande pesanteur et de quelques éblouissements. Sa femme, jeune personne exemplaire, le voulait accompagner. Mais M. de Nolsanges lui représenta que le trop grand éloignement ne lui permettait pas un pareil voyage. Il la laissa tout éplorée.

Les premières semaines, il fut exact à écrire. Arrivé dans Agra, ville où il avait affaire, à 352 lieues de Paris, dans la Haute Hongrie, il écrivit encore une lettre, par laquelle il instruisait sa famille que sa santé se trouvait considérablement altérée. C’était la vérité ; mais il se rétablit par quelques jours de repos. Cependant il cessa d’écrire, termina promptement ses affaires, et son unique domestique ayant été massacré par un parti de janissaires dans les derniers désordres qui viennent de se commettre sur les terres de l’Empereur, il fit faire un extrait mortuaire informe, qui pût passer pour le sien. Il fit envoyer cet acte à sa famille et s’en revint à Vienne-en-Autriche, d’où il fit tenir à sa femme et à ses enfants, par un banquier, les fonds de sa succession, accompagnés de l’extrait mortuaire, ainsi conçu :

Nous, prêtre-recteur de l’église de Saint-Léopold de la ville d’Agra, en Hongrie, certifions à tous qu’il appartiendra, qu’il est mort aux environs de cette ville, et que nous avons donné la sépulture ecclésiastique à la dépouille mortelle d’un Français, lequel était venu pour recueillir la succession de Louis-Antoine de Nolsanges, aussi Français, massacré par les Infidèles avec son domestique. En foi de quoi nous avons délivré le présent certificat, pour servir et valoir à sa veuve et à ses héritiers, s’il en a. Donné à Agra, le 8 octobre 1782. Signé, collationné, visé, Frédérik  Matrowits, prêtre-recteur.

En recevant à Paris le montant de la succession et l’extrait mortuaire qu’on vient de lire, on ne douta pas que M. de Nolsanges ne fût mort. La nouvelle s’en répandit ; sa famille prit le deuil, et chacun dit ce qu’il pensait du défunt…

p. 1893-1894

Suite…Gallica, vol. 13

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome IV. Nouvelles 81-103

Quatre-vingt-sixième nouvelle

LA FILLE VOILÉE

Doris-Eugénie de la Loge, fille d’un homme riche, mais dès l’âge de trente ans privé, comme Homère et Milton, de la céleste lumière, s’occupait depuis six mois d’être constamment aimée dans le mariage, et par conséquent heureuse. Elle employa d’abord tous ceux que lui suggéra une bonne gouvernante que lui avait donnée sa mère avant sa mort ; c’étaient la propreté, la parure, les talents agréables, les qualités solides ; elle voulut avoir tout cela, et elle y réussit. « Le mariage est si effrayant pour notre sexe, disait-elle à sa bonne, qu’il n’y a que la tendresse sans bornes d’un mari aimable qui puisse en faire supporter les peines. » Un motif estimable était donc la source de la coquetterie de parure où donnait Doris (et il faut convenir, à l’honneur de notre siècle, que parmi nos élégantes de la capitale même, il en est un nombre qui lui ressemble en ce point).

Un jour Mlle de la Loge jeta les yeux sur un livre dont le titre la frappa. Elle demanda si elle pouvait le lire. Sa gouvernante hésita : « On dit du mal de cet auteur, et il faut convenir qu’on a souvent raison. par exemple, dans cet ouvrage que vous voyez, on trouve à côté de la morale le plus pure, la plus véritablement faite pour notre sexe et pour votre âge, des histoires libres et les mœurs les plus dépravées. À la vérité, l’auteur n’y applaudit pas, mais il met ces tableaux sous les yeux et, comme il le dit lui-même quelque part, la peinture du vice est si dangereuse, même en laid, qu’on ne peut la voir souvent sans le trouver moins hideux. Mais lisez un trait que voici : je vous marquerai trois ou quatre historiettes à laisser. Doris prit le livre des mains de sa bonne et l’ouvrant à l’endroit marqué, elle trouva un épisode intitulé, La Fille masquée, ou histoire d’un gentilhomme qui veut se servir de la beauté de sa fille pour se venger de son ennemi. Elle fut curieuse de voir ce que c’était, et en la parcourant, elle y rencontra ce qu’elle ne s’attendait pas à y voir, une fille sous le masque, qui parvint à se faire adorer sans le secours de la beauté. Doris goûta cette manière, et faisant réflexion que les moyens qu’elle avait employés jusqu’à ce moment étaient ceux de tout le monde, que cependant la plupart des femmes n’étaient pas aimées de leur mari, elle résolut d’avoir recours à des moyens extraordinaires. Comme elle vivait à Paris, que dans cette grande ville on peut se permettre des choses impraticables ailleurs, elle se traça un plan, le concerta quelque temps avec sa bonne, l’adopta, et se proposa de ne point s’en écarter.

Elle se fit donc faire un joli masque, commode, et qui ne la genât pas, tant par sa contexture, qui était mobile à l’endroit de la bouche, que par la forme des ouvertures pour la respiration. Mais quelque soin qu’on y apportât, ce masque fut toujours gênant. D’ailleurs, il ne pouvait se porter partout, à moins de renoncer à la plupart des devoirs de la vie civile. Doris cherchait un autre moyen, lorsqu’il lui tomba sous la main un petit Almanach des modes où elle trouva l’anecdote suivante…

p. 2041-2042

 Suite…Gallica, vol. 16

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome IV. Nouvelles 81-103

Quatre-vingt-huitième nouvelle

 

L’ACTRICE VERTUEUSE

Doux charme de la vie, assaisonnement du plaisir, que tu changes en bonheur, céleste vertu, jamais tu ne fus plus adorable que lorsque tu es plus difficile !

*

Une actrice de la capitale, qui serait connue de tout le monde si je la désignais, a donné pendant longtemps un exemple digne d’être suivi par les plus honnêtes mères de famille. À la vérité, celles-ci n’ont pas besoin de ce modèle. Aussi le but de la nouvelle qu’on va lire n’est-il que de faire rougir ces coquettes effrénées qui s’excusent sur le monde où elles vivent, l’usage et les occasions. Une femme de théâtre est au centre de la corruption ; l’usage est pour elle ; le public est à son égard dans une parfaite indifférence pour les mœurs. Cependant il en est (et j’en pourrais citer plus d’une encore) qui savent y conserver leur vertu. La nation devrait leur décerner une couronne ; rien de plus utile pour les mœurs que cet usage, pourvu qu’il ne dégénérât pas en vaine ostentation, comme celui des rosières[1].

Sophie (c’est ainsi que je la nommerai) monta sur le théâtre par convenance ; on pourrait dire par nécessité, les circonstances qui l’y portèrent ayant été inévitables. À son début, elle était jeune et belle. Sa première réflexion fut que la carrière qu’elle allait courir ne devait pas nuire en elle aux vertus de son sexe ; elle se promit de les cultiver toutes. Pour se confirmer dans cette idée, elle se fit faire, par une ancienne actrice retirée avec la pension, l’histoire de toutes les femmes qui avaient brillé sur la scène, et surtout de celles qui avaient eu son emploi. Elle vit que chacune d’elles avait eu quelque qualité particulière. Sophie tâcha de les réunir et de s’en composer un modèle qu’elle aurait sans cesse devant les yeux.

Son premier soin, après cela, fut de se tirer du mépris que le public a pour les mauvais acteurs…

p. 2081-2082

Suite…Gallica, vol. 14

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome IV. Nouvelles 81-103

[1] Qui finira par n’être plus qu’une vaine cérémonie, la récompense de la brigue et de la faveur, si les Grands continuent de vouloir y présider. Et c’est ainsi qu’au lieu de la vertu, on portera l’intrigue jusqu’au village ! Je l’ai déjà dit, en fait de mœurs simples et naïves, les Grands gâtent tout ce qu’ils touchent. Même au village, ils ne les voient et ne les sentent que telles qu’on les leur montre au Théâtre-Italien ; leur vue est fascinée ; ils croient conduire les paysans comme leurs chevaux ou leurs chiens, ou plutôt comme une petite fille mène ses poupées ; ils ne songent pas assez que ce sont des hommes qui ont les mêmes passions, les mêmes lumières, du moins en gros. Je les prie de m’en croire, carsono anche rusticano, io [je suis aussi un paysan, moi] et j’ai vu souvent mes pareils rire de la simplicité des citadins qui les croyaient simples se proportionner à leur façon de penser et se laisser croire niais pour les satisfaire. Mais lequel était le simple? [Note signée Dulis dans la lre édition] –

Quatre-vingt-treizième nouvelle

LA FILLE À LA MODE

 Nous sommes revenus aux  beaux siècles de la Grèce, ou des courtisanes célèbres accumulaient des richesses immenses et recevaient chez elles tout ce qu’il y avait d’illustre. Malheureusement ces mœurs annonçaient la décadence, et l’âge des Laïs, des Phrynés, des Aspasies, qui suivit l’époque brillante de la nation la plus spirituelle de l’univers, précéda celle de l’esclavage, et peut-être l’amena. Cependant, nous ne sommes pas encore retombés dans l’avilissement des crapuleux Romains ; nous ne voyons pas encore nos courtisanes célèbres aller dans les obscurs réduits des Quartilla modernes, mentir l’annonce d’une nouvelle Tharsia, pour se faire rechercher. Fameuses Marion, célèbres de l’Enclos, jolies d’Emblemont, agréables du-Té, etc., etc., on vous historie, on vous chansonne, on vous peint, on vous grave, et vos portraits se pavanent impudemment à côté de tout ce que la naissance, les exploits ou les talents rendent cher à la patrie. Je ne le trouve pas mauvais, célèbres courtisanes ! Si ma nation veut s’avilir, si elle manque à la décence, c’est qu’apparemment elle a ses raisons. Je n’ai pas la présomption de prétendre mieux voir et mieux penser que tous mes concitoyens. Peut-être de nouvelles lumières, une nouvelle philosophie leur ont-elles appris que les mœurs sont un problème et qu’il est indifférent qu’on aille à la célébrité par la vertu ou par les plaisirs. Laissons consacrer à la vieille et radoteuse Antiquité le tableau d’Hercule dans la bivoie ; le choix du héros ne fut-il pas démenti par sa conduite ? Les Omphales, les Déjanires, les Créüses, et tant d’autres en sont les preuves non suspectes. D’ailleurs nous imitons les Anciens : si Laïs et Phryné eurent des statues, la du-T peut bien avoir un médaillon. Ninon n’eut-elle pas des amis, et même des amies, dans ce qu’il y a de plus illustres ? Eh ! Qu’était Ninon ? Une Laïs. J’ai connu, lorsque j’étais encore jeune, un vieillard qui, lisant un de mes premiers essais où Ninon était peu respectueusement traitée, m’obligea de changer son nom et de mettre en place celui de Marion de Lorme, sous prétexte que Ninon était encore vénérée, disait-il, de tout ce qu’il y avait d’honnêtes gens.

*

À Faltzbourg, en Alsace, naquit il y a vingt ans environ, une petite fille charmante, d’un garde-magasin, normand d’origine, et d’une femme de charge issue d’un Gascon. Son premier  mouvement fut un sourire, et au lieu que les autres enfants poussent d’abord un cri, celle-ci n’exprima que les signes du plaisir : tout le monde en fut enchanté. Une vieille Allemande qui se trouvait là, et dont l’air, l’accoutrement et le langage sentaient la sorcière, fit la fonction de fée, et s’approchant de la nouvelle née, elle dit en son baragouin ce que je vais traduire…

p. 2189-2190

 Suite…Gallica, vol. 16 

 Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome IV. Nouvelles 81-103

Quatre-vingt-quatorzième nouvelle

LES QUIPROQUOS NOCTURNES

Ville immense, gouffre où tout se confond, Paris, que d’événements arrivent dans ton enceinte, où la raison et la vraisemblance également écartées, ne laissent au sage qui les découvre qu’un profond étonnement, avec la conviction intime que l’homme, toujours passif à l’égard des causes, est emporté par les effets qu’il croit avoir amenés. Tel est cet enfant qui, de la voix et de la main, écarte ou rapproche les nuages qui voilent le soleil.

*

Il y avait à Paris, dans une condition commune, un jeune homme qu’on aurait pu accuser de libertinage, s’il n’avait pas été laborieux, exact à remplir ses devoirs, intelligent, sobre, ennemi du vin et du jeu, bon parent et bon ami.

« Quel défaut avait-il donc ? » demandera quelqu’un. On le comprendra par la suite… Occupé sans cesse de son unique passion, Téfri (c’est le nom du jeune homme) prenait tous les moyens de la satisfaire, et réussissait assez souvent. Son habitude était de suivre toutes les jolies personnes qu’il voyait, soit pour leur dire des douceurs, soit pour connaître leurs alentours et régler ses démarches en conséquence. Il arriva quelquefois qu’il découvrait des beautés faciles, que voilaient une mise et des manières décentes. Peu délicat, il en profitait et trouvait une sorte de bonheur dans ce genre de vie.

Un soir, il rencontra dans la rue Montmartre une petite brune très jolie, à laquelle il adressa la parole pour lui rendre un service. Le ruisseau était fort large ; il offrit de la passer. La jeune personne refusa. Téfri qui vit à sa mise qu’elle était d’une condition au-dessus du commun, et à la hauteur de ses talons qu’elle n’avait pas coutume d’aller fort loin à pied, eut pitié de l’embarras que lui causait ce fleuve d’immondices ; sans l’en prévenir, il la prit adroitement dans ses bras et avant qu’elle songeât à s’en défendre, la transporta comme une plume de l’autre côté. Elle le remercia, mais le voyant mouillé jusqu‘aux genoux, elle le pria instamment de monter chez sa mère pour se sécher, ou changer. Téfri ne se fit pas presser : il suivit la belle à un second très bien meublé, où il trouva une femme âgée, fort polie, et qui lui fit beaucoup de remerciements, en l’invitant à souper. Il accepta, trouva la jolie brune adorable, et la mère, qu’il entendit nommer Mme de Lépine, la meilleure femme du monde. On l’avait fait changer de bas, il avait mis des pantoufles fourrées de la maman, tandis que la domestique faisait sécher ses bas et ses souliers ; il riait comme un fou de cet équipage grotesque, sous lequel la maman le trouvait charmant. Téfri crut être chez des femmes commodes ; il devint un peu libre ; mais on eut la politesse de lui passer ses écarts, à cause du service rendu. Enhardi par le succès, il porta l’audace jusqu’à la témérité. On dissimula, mais on se promit de ne plus le recevoir. Éconduit de cette maison, il l’oublia, et chercha une autre aventure. Mais on n’est pas toujours heureux.

Quelques jours après, il rencontra, aux environs de l’ancienne Comédie Italienne, une belle adolescente qu’il résolut de suivre assidûment toutes les fois qu’elle sortirait. Cette conduite singulière déplut à la jeune personne, qui rebuta ses avances. Mais Téfri persévéra opiniâtrement, ce qui força la demoiselle à prendre, pour s’en débarrasser, un moyen efficace…

p. 2235-2236

Suite…Gallica, vol. 16

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome IV. Nouvelles 81-103

Quatre-vingt-quinzième nouvelle

LA FILLE À BIEN GARDER

OU AVIS AUX PARENTS QUI ONT DES FILLES PRÉCOCES 

Un père honnête homme, chargé d’une famille nombreuse, se soutenait dans sa province à force de travail et d’économie. C’était un de ces pauvres gentilshommes de la Puisaie, qui n’ont pour tout bien qu’un fief moins étendu qu’une bonne ferme, et qui labourent eux-mêmes. Leur vieille épée rouillée attachée à la charrue en forme de curot, indique aux passants la qualité de son maître. M. de Bertro avait, entre autres enfants, une fille âgée de onze ans, d’une charmante figure ; c’était le portrait et l’idole de sa mère. Quant à M. de Bertro, il n’était pas si prévenu en faveur de sa Marie-Geneviève sa fille cadette : il s’était aperçu plus d’une fois qu’elle avait un grand penchant à la coquetterie et il l’avait tout récemment surprise à vouloir se donner un air de grande fille par… je n’ose presque le dire ; mais enfin puisque les femmes mettent aujourd’hui des hanches et une croupe postiche, pourquoi Cadette ne se serait-elle pas supposé de la gorge avant l’âge d’en avoir ? Outre ses grâces naturelles, cette jeune personne avait ce tour voluptueux qui réveille les désirs, tant par sa manière de s’arranger que par sa démarche, son air et le feu qui brillait dans ses yeux. Malgré sa jeunesse, tous les jeunes gens la recherchaient et c’était tous les jours des attaques nouvelles de la part des hommes faits qui venaient à la maison. La petite personne était discrète ; elle ne s’en plaignait jamais, ce qui était un encouragement pour les téméraires, quoiqu’elle se défendît alors, par cette pudeur naturelle à  son sexe.

La mère de Cadette avait demeuré à Paris quelques années. Elle ne douta pas qu’une fille comme sa puînée, pétrie de grâces, et ayant quelque naissance, ne pût y trouver un établissement avantageux. Elle tâcha d’engager son mari à y placer Cadette chez une parente, car on n’était pas assez riche pour fournir aux frais d’une pension dans un couvent. M. de Bertro s’y opposa d’abord ; il sentait le danger du séjour de la capitale pour une fille de ce caractère et de cette figure. Mais enfin il se rendit, vaincu par les importunités de sa femme.

Cadette, alors âgée de treize ans, avait déjà souffert un échec à sa pudeur de la part d’un domestique de son père, qui dévoré d’un feu criminel pour sa jeune maîtresse, avait abusé de son innocence et de sa familiarité. Il avait ébranlé en elle le jeu des organes, sensation dangereuse qui perd tant de filles !… Ce fut après cette première et dangereuse atteinte que Cadette partit pour aller demeurer à Paris chez une tante, vieille fille, qui élevait de jeunes demoiselles dans la rue des Cinq-Diamants…

p. 2289-2290

Suite…Gallica, vol. 16 

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome IV. Nouvelles 81-103

Cent unième nouvelle

LA FEMME-TRÉSOR

OU LA FEMME SECRÈTEMENT AUTEUR

Heureux celui qui a trouvé une femme dont il est solidement aimé ! une épouse attachée que rien ne peut séduire, qui n’aime que son mari, ne connaît que lui d’homme pour elle ! C’est un trésor qui surpasse tous les autres. Dieu tout-puissant, donnez-moi la misère avec une pareille femme, avec Victoire L**, et je chérirai la misère, puisqu’elle me prouvera une tendresse qui me rendrait un Dieu !

*

Un jeune homme de bonne famille, nommé C-né, devint amoureux d’une jolie personne, amie de sa sœur, appelée Sirienne Lauverjer. On ne peut rien imaginer de plus touchant que Sirienne : son air décent et noble semblait fait pour inspirer le respect et faire aimer la vertu. C-né, dès le premier instant qu’il la vit, jura de n’en aimer jamais d’autre ; il lui donna tout son cœur et sut exprimer si bien sa tendresse qu’il la fit partager. Les deux amants jouirent pendant six mois de leur bonheur avec sécurité. C-né ne se doutait pas qu’il pût y avoir des difficultés de la part de ses parents, et Sirienne s’en croyait adorée. Un matin, M. C-né père appela son fils dans son cabinet :

« Je vous ai laissé le loisir d’aimer Sirienne, lui dit-il, pour en passer votre fantaisie. Il y a trois mois que je vous attends et que ma bonté se prête à votre inexpérience. Mais à présent, tout doit être dit entre cette petite personne et vous. Il faut la quitter dès aujourd’hui et vous préparer à rendre des soins à MmeG-thier : elle est riche, et veuve depuis deux ans d’un mari fort âgé ; vous lui avez plu ; elle fera votre fortune et vous donnera un établissement au-dessus de tout ce que vous pourriez espérer. Son mari était ancien capitaine de cavalerie ; cela vous honorera, et quoique vous ne succédiez pas à sa place, c’est toujours un relief. Elle est jeune encore et je ne lui crois pas vingt-cinq ans ; si elle était top âgée pour me donner des héritiers, je me garderais bien d’aller vous enchaîner avec elle… Point de réplique : je veux être obéi, ou craignez toute ma colère. » En achevant cette harangue, avec un geste qui imposait silence, le vieux C-né fit signe à son fils de se retirer.

Le jeune homme fut au désespoir. Il adorait Sirienne, il en était tendrement aimé. Plutôt la mort que de renoncer à elle. Ce fut son serment. Il l’alla trouver, un nuage de douleur et de larmes dans les yeux. « Qu’avez-vous ? lui dit Sirienne, de cet air intéressant qui accompagnait ses moindres paroles. — Je suis au désespoir ! Ah Sirienne ! Je suis perdu !… Il faut renoncer à vous… Mon père veut que j’épouse MmeG-thier. Il me l’a dit, il l’ordonne, il ne veut point de réplique. — Consolez-vous ! (répondit la tendre fille) ; il ne sait pas que nous nous aimons… Quand il le saura, lui-même pressera notre mariage ; il mettra son bonheur à nous unir. Il m’aime. Cent fois il m’en a donné les preuves les plus touchantes et les plus certaines. — Perdez cette espérance, ma chère Sirienne ! Je n’ose vous répéter sur quel ton il m’a parlé… Il sait notre amour et il m’a défendu de penser à vous… — Il vous a défendu !… — C’est la vérité… — Cependant, encore hier, il m’a dit ces mots : « Mademoiselle, vous êtes charmante ! Je voudrais vous faire un sort digne de vous ; c’est ma plus chère envie. Croyez que je vous regarde comme un père. Je sais que vous n’êtes pas riche, mais si vous le voulez, la moitié de ma fortune est à vous… »

p. 2465-2466

Suite…Gallica, vol. 16 

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome IV. Nouvelles 81-103

Cent quatrième nouvelle

LA SYMPATHIE PATERNELLE

À six heures du soir, au mois de novembre, un homme bien mis, passant de la rue Saint-Honoré dans la rue de Grenelle, fut abordé par une petite fille de neuf à dix ans, qui lui demanda l’aumône avec des instances fort vives. Son importunité, loin de lui déplaire, le flatta. Il tira sa bourse, et en se disposant à lui donner quelques pièces de monnaie, il examinait, à la clarté des boutiques, les traits de la jeune mendiante. Il entrevit une figure aimable et qui promettait : un air fin, de beaux yeux ; le son de sa voix était doux et flatteur.

D’Azinval (c’est le nom de l’honnête homme) sentit ses entrailles s’émouvoir : « Tenez, mon enfant, lui dit-il, le métier qu’on vous laisse faire là est bien triste ! On vous accoutume de bonne heure à l’ignominie ! — Dieu vous le rende, mon bon Monsieur ! » La petite, en se voyant un écu à la main, tressaillit de joie et brûlait de s’éloigner pour aller sans doute le porter à ceux dont elle dépendait. « Attendez, ma fille, reprit d’Azinval. De quoi vous servira le peu que je viens de vous donner ? — À nous acheter du pain. — Pour aujourd’hui seulement, et demain ? — Demain ? Je demanderai. — Si par hasard l’on ne vous donne rien ? — Je jeûnerai, je pleurerai. — Vos parents sont donc bien misérables ! — Mes parents ? Je n’en ai point.— Vous n’en avez plus ? Les avez-vous perdus depuis longtemps ? — Je n’en ai jamais eu ! — Et les gens avec qui vous êtes, que vous sont-ils donc ? — Rien. C’est une bonne femme qui n’a du pain que pour elle, et qui me dit tous les jours d’en aller chercher pour moi. — D’en aller chercher pour vous ! Mon enfant, elle est donc bien dure, ou bien pauvre ! — Oh oui, Monsieur ! — Voudriez-vous me conduire chez cette bonne femme ? — Je le veux bien. Venez, c’est par ici. »

En chemin, d’Azinval interrogea la petite et lui demanda si l’état où elle était ne lui paraissait pas bien malheureux. « Non, répondit-elle avec le ton de l’ingénuité ; on ne m’oblige à demander que le soir ; quand on m’a beaucoup donné, je reviens toujours en chantant, et MmeBonnichon… — Bonnichon, dites-vous ? — Oui c’est comme ça que s’appelle la femme chez qui je demeure… A’ connaît par là que j’ai fait une bonne soirée, et a’ dit à son mari : « Tiens, Bonnichon, voici la petite Marion ; alle est riche, car a’ chante ; prends la bouteille et va chercher du vin. » (Vous allez voir comme a’ va faire). Je suis bien reçue ; je donne ce que j’ai ; on me fait souper à table, et on me mange de caresses. Si je monte sans rien dire, Mme Bonnichon, dès que j’entre, prend sa tête à deux mains et a’ crie bien fort, bien fort, qu’alle a la fièvre ; et nous allons tous nous coucher sans souper. Mais a’se relève, car je l’ai bien vu un jour, et a’soupe avec son mari ; — Si vous voulez, ma fille, je vous mettrai dans un endroit où vous souperez tous les jours, sans être réduite à la peine de mendier le soir dans les rues, où vous pourriez trouver des gens qui vous feraient du mal. » La petite se prit à sourire. « Oh ! Monsieur, du mal ! On fait accroire ça aux petites demoiselles pour leur faire peur… »

p. 2531-2532

Suite…Gallica, vol. 17

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome V. Nouvelles 104-134

Cent-onzième nouvelle

LA JOLIE COURTIÈRE

 Ne croyez pas, honorable lecteur, que les faits qui vont composer les treize volumes des Contemporaines du commun soient controuvés : je mets tous mes soins à être plutôt historien que romancier. Cependant il arrive souvent que la conduite d’un personnage, ou même de plusieurs, ne paraît pas vraisemblable. Mais il en est une raison. Dans la Courtière, par exemple, je n’ai rien changé au fond de l’histoire, mais la décence m’a forcé de jeter un voile sur les motifs de cette femme et de vous la présenter moins vile qu’elle ne l’est. J’ai connu moi-même la fille de trois couleurs dont elle fait l’histoire. J’ai connu moi-même la jolie vielleuse, dont vous lirez l’aventure dans la nouvelle suivante. Je ne vous mens pas, ô mon lecteur ! Mais je vous respecte : si vous êtes jeune, à cause de votre innocence ; si vous ne l’êtes plus, à cause de votre âge. J’ai appris de mon père et de ma mère à respecter les vieillards. Lisez-moi, je vous prie, avec l’assurance que je ne veux qu’être utile en amusant, et fournir aux hommes et aux femmes des motifs d’aimer la vertu, des moyens d’être heureux.

*

Une grosse femme de la place Cambrai, laide et noire, dont la profession était de faire le commerce par commission, passait pour être la mère d’une jeune et jolie personne, quoique celle-ci fût blonde et d’une blancheur éblouissante. La courtière, qui allait journellement de maisons en maisons, savait à merveilles l’état du cœur et des affaires de tous les hommes qui pouvaient remplir ses vues. Dans le nombre, il s’en trouva six, qui, par la trempe de leur esprit, leur âge, leur caractère, leur goût pour les femmes, qui survivait à tous les autres et en quelque sorte à eux-mêmes, lui parurent propres à devenir ses dupes. Elle conçut le projet le plus hardi, le plus compliqué par son étendue et la variété des ressorts à employer. Ce qui rendait son plan difficile à à exécuter, c’est qu’elle voulait de l’honnêteté, non pour elle, qui était peu scrupuleuse, mais pour la jeune personne ; elle la voulait conserver honnête, afin d’être elle-même honorée un jour et d’obtenir dans le monde le rang d’une bourgeoise. D’après ce plan bien médité, lorsqu’un gros marchand, ou quelque autre riche particulier, lui disait : « Ah ! Ma’me Pince, vous ne devez pas être mal dans vos affaires ! — Pas mal, pas mal, quoique les temps soient bien durs, répondait-elle. — Avez-vous toujours votre petite fille ? Elle doit être grande à présent ? — Et jolie, Monsieur, je vous assure ! — Je le crois ! Quand elle vous accompagnait à l’âge de dix ans, elle promettait beaucoup ! — Et elle a tenu, Monsieur. Aussi vous sentez que j’ai voulu donner une éducation à une enfant comme ça ! Je l’ai mise au couvent, et c’est une jolie demoiselle. — Il faut la marier ! — Ah ! si je trouvais chaussure àson pied !… Et je quitterais mon commerce pour que ça ne fît pas de peine à mon gendre…

p. 2691-2692

Suite… Gallica, vol. 16

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome V. Nouvelles 104-134

Cent dix-septième nouvelle

LA BELLE CHAPELIÈRE

Je passais un jour, avec un homme aimable, mais ayant dépassé la cinquantaine, par la rue de l’Arbre-sec. Il s’arrêta quelques instants à considérer une grande boutique, alors fermée, qui faisait un des angles de la rue des Fossés Saint-Germain. « Voilà, me dit-il, au bout de quelques instants de contemplation, une maison où j’ai connu successivement les deux plus jolies personnes qu’il soit possible de voir. Je vous conterai leurs aventures ; faites-m’en ressouvenir. » Je n’y manquai pas. Et voici la première des deux histoires dont il me permit de faire usage. Je commence par la plus récente.

*

Les gens qui viennent de quitter cette boutique étaient marchands de chapeaux et de bas en même temps. C’était le frère et la sœur. Ils avaient réuni leur petite fortune pour la mettre dans le commerce. Leur père, en mourant, leur avait donné ce conseil : « Mes enfants, je vous laisse une succession médiocre. Vous ne trouverez pas des partis bien riches, ne l’étant guère vous-mêmes. Mais vous avez tous deux du mérite ; associez-vous, afin de ne rien distraire de votre capital ; tâchez de prospérer par votre travail et votre économie. Lorsque vous aurez fait quelques progrès, que votre boutique sera bien achalandée, on s’empressera de t’offrir un bon parti, mon fils, parce qu’on regardera comme assuré l’état d’un marchand qui s’est mis en bon train, avec ses fonds tous seuls ; les pères des filles à dot lui confieront alors volontiers leur argent avec une femme. Et toi, ma fille, tu trouveras aussi un excellent parti, soit dans le commerce, soit même ailleurs, dans des états plus relevés. Car on dira : «  Elle a fait prospérer la maison de son frère, que ne fera-t-elle pas dans la sienne ? » D’ailleurs, tu es très jolie. C’est un bel avantage, quand il est uni à la sagesse ! Ainsi ma chère fille, estime-toi ce que tu vaux, et ne t’enorgueillis pas ! » Les deux enfants promirent à leur père de se conformer à ses dernières volontés, et tinrent parole.

Dès que le bonhomme fut mort et qu’ils lui eurent rendu les devoirs de la piété filiale, ils exécutèrent scrupuleusement ce qu’ils s’étaient engagés de faire. Le frère et la sœur mirent tout en commun. Dorothée Laminier s’occupa des soins de l’intérieur avec tant d’application qu’elle remplit exactement les vues de son père. Laminier frère, de son côté, donna la plus grande attention à son commerce, à ses fabriques, tant de chapeaux que de bonneterie ; il s’attacha surtout à n’avoir que du bon, préférant un profit médiocre, mais assuré, qui lui fît une bonne réputation, à un gain plus fort et momentané. Cette conduite eut le succès qui en est inséparable : au bout de la première année, les affaires des deux honnêtes associés prenaient déjà la tournure la plus favorable.

Cependant, tout en s’occupant de ses devoirs, l’aimable ménagère Dorothée ne négligeait pas les grâces. Il n’y eut jamais rien de si propre, de si recherché, de plus seyant ni de plus simple que sa mise. Sa coiffure surtout, en conservant le costume antique, malgré les nouvelles modes qui devenaient générales, avait tant de convenance avec son joli visage que tout le monde se réunissait à l’admirer, en l’approuvant de conserver un costume qui lui allait si bien. Sa figure noble en ôtait ce qu’il avait de commun : un petit arrangement coquet dans les cheveux du toupet le rendait galant, et quant aux boucles et au chignon, tout cela, chez l’aimable Dorothée, avait une tournure et un certain charme particulier. Elle conserva aussi les robes à la française, mais elle leur rendit leur première grâce[1] : le corps était dégagé, l’étoffe qui forme le dossier était comme détachée, flottante, et au lieu de masquer la taille, elle la faisait au contraire briller davantage…

 p. 2833-2834

Suite…Gallica, vol. 16

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome V. Nouvelles 104-134

[1]J’ai observé que les couturières de Paris le font aussi, depuis la première édition de cette nouvelle [Note de Rétif pour la 2édition].

Cent dix-neuvième nouvelle

LA JOLIE MERCIÈRE

Un second dimanche de septembre, jour auquel la moitié de Paris va s’étouffer à Saint-Cloud, deux hommes étaient assis sur le quai du Louvre, attendant une compagnie qui leur plût pour entrer dans un batelet. Tandis qu’ils regardaient s’embarquer les pèlerins, et surtout les aimables pèlerines du plaisir, il en vint une très bien mise, et très jolie. Elle paraissait embarrassée et regardait d’un œil avide le monde qui s’entassait dans les batelets. Un des deux hommes dit à l’autre : « Parbleu je crois connaître cette femme-là ! C’est une Mme Pocimon, cette jolie mercière du quai de l’Horloge ; elle est seule ; peut-être attend-elle son mari ; je vais l’aborder et nous prendrons le même batelet. » L’homme se leva et fut à la jeune dame de l’air le plus poli, pour lui faire sa proposition. Elle l’accepta, et les deux hommes lui tinrent compagnie jusqu’à ce qu’elle voulût partir. « Je crains, dit-elle au bout d’une demi-heure, que la personne que j’attends ne m’ait devancée. Entrons dans le premier batelet, je la rejoindrai à Saint-Cloud. Celui des deux hommes qui la connaissait en fut ravi : depuis très longtemps il était amoureux d’elle, sans jamais avoir trouvé l’occasion de lui découvrir ses sentiments. Il est vrai que lorsqu’on nourrit dans son âme une passion contraire aux bonnes mœurs, on doit rougir de la montrer. Cet homme, qui se nommait Fister, donna la main à la jolie mercière et ils entrèrent tous trois dans le batelet, qu’il fit partir sans attendre que les seize places fussent remplies. Ce furent en chemin les propos les plus agréables, les compliments les plus flatteurs. L’aimable marchande les méritait, car non seulement elle était jolie, mais elle avait toutes les grâces qui peuvent rendre une femme attrayante. Fister en éprouvait plus que jamais tout le charme. Enfin dans la crainte où il était de s’en séparer, il trouva qu’on arrivait trop tôt à Saint-Cloud. Ils débarquèrent, et l’amoureux Fister pria la jeune dame de permettre qu’il l’accompagnât jusqu’à ce qu’elle eut rencontré la personne à qui elle avait donné rendez-vous. La jolie mercière se rendit à ses instances, quoiqu’avec quelque embarras, car elle n’aurait pas voulu qu’on vît celui qui se faisait indécemment attendre. On parcourut les auberges et le parc sans trouver la personne. « Si ce n’est pas une affaire indispensable, Madame, qui vous amène ici (lui dit le complaisant Fister), il n’y a rien de malheureux dans votre aventure : nous serons enchantés d’avoir l’honneur de vous conduire ; vous serez l’agrément de notre promenade. »

Il fallut bien que la jolie mercière en passât par là. On retourna dans le parc ; on vit jouer les eaux, l’appétit vint, on parla d’aller se rafraîchir. Fister commanda un excellent dîner, et, en attendant, il redoubla d’attentions pour la jolie mercière. Enfin on servit. Ce fut après que l’agréable parfum des mets et la sève d’un bourgogne réjouissant eurent fait circuler la gaîté dans les veines, que la belle parut entendre avec quelque plaisir les douceurs du passionné Fister…

p. 2877-2878

Suite…Gallica, vol. 22

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome V. Nouvelles 104-134

Cent vingt-sixième nouvelle

LA BELLE BOUCHÈRE OU L’ÉPOUSE DU MARI LÂCHE

De quelque état que soit une fille, il ne suffit pas d’être belle pour y obtenir de la distinction. Il faut en outre des qualités ; que le sort et le mérite contribuent également à donner des aventures qui tirent une jolie personne de la sphère commune. Ainsi quelque beauté qu’ait eue la célèbre bouchère du Petit-Marché, il ne sera pas ici question d’elle. Une autre bouchère, qui eut dans le temps des aventures frappantes ne peut entrer dans ce recueil : elle est du commencement du siècle, et trop éloignée de nous. Peu s’en fallut (dit-on), que cette belle n’épousât un duc : ce fut un oncle cardinal qui empêcha son neveu de se donner cette satisfaction. Enfin, par la même raison que je viens de donner, je ne saurais faire usage de l’histoire d’une troisième jolie personne de cet état, qui a joui d’une fortune brillante et dont l’esprit, les lumières égalaient la beauté. Je regrette infiniment cette dernière : il est mille traits agréables, saillants, anecdotes dans sa vie, qui auraient embelli une nouvelle et qui l’eussent rendue l’une des plus intéressantes de cette nombreuse collection.

*

Un riche marchand boucher de cette capitale, après avoir mené une vie dissipée, entretenu des filles comme un seigneur, et vu disparaître les trois quarts de sa fortune, ne trouva rien de mieux à faire que de s’appliquer à l’état qui avait enrichi son père. Mais il n’y avait pas les connaissances nécessaires, et au lieu de s’enrichir, il ne réussit qu’à fixer sa fortune dans le degré de médiocrité où il l’avait réduite. Il songea pour lors à se marier. Comme à tous les autres libertins, la jouissance lui avait blasé le goût ; il était extrêmement difficile, et il lui fallait une femme qui réunît tous les charmes et toutes les qualités. C’est par cette raison que s’il est une personne méritante autant que belle, n’importe dans quel état, elle est ordinairement le partage de l’homme qui en est le moins digne. Le stupide vulgaire en est étonné. Rien cependant de plus naturel : un jeune homme, neuf encore par les sens et par les passions, trouve toutes les femmes aimables ; il a bon appétit. Le libertin usé au contraire cherche quelque chose qui le réveille, et ce ne peut être qu’une figure intéressante, unie à une âme pure, dont la candeur et l’innocence soient un ragoût nouveau pour lui. Loncil eut le bonheur, ou le malheur, de trouver facilement ce qu’il cherchait, sans sortir de sa profession.

Il y avait dans le voisinage une jeune et jolie personne, restée orpheline avec son frère dès l’âge de treize ans. Ce frère en avait environ vingt-six et il aimait tendrement sa sœur. Ils demeuraient ensemble. Le frère, par une générosité digne d’un excellent cœur, mettait sa sœur de part égale dans les profits du commerce, et Gabrielle de son côté, s’occupait avec zèle, malgré sa jeunesse, de l’intérieur du ménage. Chacun remplissant ainsi le devoir qu’il s’était imposé, le frère et la sœur vivaient dans une intimité parfaite, qui les faisait admirer de tout le voisinage. Gabrielle, à seize ans, fut charmante : elle était grande, faite au tour, et possédait au plus haut degré toutes les grâces des femmes de son état. Jamais on ne voyait d’homme lui parler que son frère, et quand par hasard elle sortait pour aller à la promenade, c’était avec lui. Loncil, qui cherchait à se marier, entendit parler de la belle Gabrielle la bouchère, dont on vantait, dans un âge encore tendre, les grâces, la sagesse, les qualités, qui la rendaient comparable par le mérite à une femme de quarante ans. Le libertin fut ému de ce portrait…

p. 3007-3008

Suite…Gallica, vol. 20

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent, Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome V. Nouvelles 104-134

Cent vingt-neuvième nouvelle

LA BELLE RESTAURATRICE 

Il est né, de la faiblesse de nos estomacs et de la vieillesse de nos jeunes gens, un nouvel état à Paris, inconnu de nos aïeux ; je veux dire celui de restaurateur. Mais qu’on ne s’y laisse pas tromper ! Le premier fut peut-être un restaurateur. Mais aujourd’hui, tous les autres sans exception ne sont plus que d’honnêtes gargotiers, à trente, quarante sous, trois livres et quatre francs par tête, qui donnent des choses assez flatteuses au goût, mais qui ne sont rien moins que restaurateurs ! Quoiqu’il en soit, l’un de ces restaurateurs avait deux filles, dont la cadette était charmante. Elle sera l’héroïne de cette nouvelle. 

*

L’aimable Aglaure Zamet avait quinze ans lorsqu’elle sortit de chez une tante, marchande lingère, pour venir demeurer chez son père, nouvellement restaurateur, proche de la Nouvelle-Halle. Il ne fut jamais de fille plus digne d’être aimée : au caractère le plus liant, à l’humeur la plus égale et la plus gaie, elle joignait cette délicatesse qu’on estime tant à Paris, les plus beaux yeux, un regard doux et caressant, une bouche mignonne et une taille parfaite.

Barbe, sa sœur aînée, était assez bien, mais la différence de la cadette à l’aînée était si grande qu’on ne faisait plus d’attention à Barbe dès qu’on avait vu la belle Aglaure. La première, avant l’arrivée de sa sœur, recevait tous les hommages. On sait que dans les endroits où il ne va que des hommes, les femmes un peu jolies sont des idoles qu’ils s’empressent d’encenser. Pour peu qu’une femme soit passable, dans ces maisons, elle paraît une divinité ; si elle y joint les grâces et quelques talents, il est impossible de lui résister, et elle a plus d’adorateurs qu’elle n’en veut. Mais ces adorateurs restent amants et jamais, ou très rarement, ils veulent devenir maris. Barbe s’était cependant flattée qu’un de ses amants, qui paraissait plus empressé que les autres, la recherchait en légitime mariage. Elle le distinguait, elle étudiait ses goûts, tant au physique qu’au moral, et elle tâchait de satisfaire également son appétit, son cœur et ses yeux. Elle lui faisait servir ce qu’il y avait de meilleur et elle soignait sa parure avec une scrupuleuse propreté. Elle eût peut-être réussi. Mais sa sœur, comme un astre nouveau, étant venue à paraître tout d’un coup, elle éclipsa les attraits de Barbe, comme le soleil éclipse les étoiles. L’adorateur de l’aînée porta plus rapidement que personne son hommage à la cadette, et Barbe s’en aperçut. Elle fut indignée contre lui, car elle avait beaucoup fait pour le conserver !… Elle prit sa sœur en particulier, dès le lendemain de sa fatale découverte et lui tint ce langage :

« Ma chère Aglaure, tu es jolie, tu l’es plus que moi, j’en conviens. Ainsi, avec la quantité d’hommes qui viennent ici, tu n’auras que trop d’adorateurs. Pour moi je n’en veux qu’un seul. Non que je prétende que tu me le donnes ; une pareille demande serait impertinente. Mais je voudrais qu’en bonne sœur, tu ne reçusses pas son hommage, s’il te le porte.  Promets-le moi et nous serons toujours les meilleures amies du monde. Nous pourrons même nous être utiles mutuellement en nous éclairant l’une l’autre sur les vues et les défauts de nos courtisans. — Tu n’as qu’à me le désigner, répondit Aglaure, et je te réponds de me comporter avec lui comme tu le désires…

p. 3069-3070

Suite…Gallica, vol. 22

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome V. Nouvelles 104-134

Cent trente-et-unième nouvelle

LA PETITE ÉCAILLÈRE

Je te bénis, Amour ! sentiment délicieux ! Je te bénis ! Qui ne t’a pas éprouvé avec cet excès qui secoue toute l’âme, qui la lance hors d’elle-même et l’attache à l’objet de sa brûlante ardeur, n’a pas vécu. Vil automate, il fait nombre encore dans la classe des machines ! Amour ! Tu m’as rendu malheureux, en me faisant adorer Sara ; mais avant qu’elle me rendît malheureux, quel bonheur ne m’avait-elle pas donné !… Ingrate Sara ! Je serais plus ingrat que toi, si je cessais de t’aimer ! Tu m’as rendu plus malheureux, mais je te défie d’égaler mes peines aux plaisirs que tu m’as procurés !… Ô amour ! Toi qui égales les bergers aux rois, c’est toi qui rendis une petite écaillère l’arbitre du sort d’un Midas. Je l’ai vu, soupirant à ses pieds, vaincu par ta puissance, attendre d’elle, et de toi, la faveur d’un sourire !

*

Devant la porte de la belle marchande de vin, Mme Desbois, était une vieille marchande d’huîtres qui paraissait avoir été belle femme. On la vit longtemps seule. Mais enfin, un jour, elle amena une fille de treize ans, qu’elle fit rester à sa place tandis qu’elle allait servir ses huîtres dans le cabaret à ceux qui en demandaient. Marine Paulin était une jolie blonde, avec des cheveux touffus d’un beau doré ; sa figure arrondie avait les plus jolies couleurs ; son rire était gracieux et mignard ; elle avait un air de douceur qui cadrait avec le son agréable de sa voix ; en un mot, pour une enfant de son âge, elle était parfaite.

Le premier jour que sa mère l’amena, elle avait un petit casaquin juste de toile rouge, un tablier de burat rose, des bas de laine blancs très fins, et de jolis sabots. Elle était charmante . Renaud la vit en venant dîner. — « Parbleu ! dit-il à la belle marchande de vin, vous avez à votre porte une jolie petite écaillère ! c’est une miniature. » La mère Paulin l’entendit. « — Ne dites pas ça devant elle, dà, Monsieu’ R’naud ! Les filles sont déjà assez vaniteuses, sans les llieû rende encore davantage ! — Il est vrai, Ma’me Paulin, mais votre fille est trop jolie pour être à la porte d’un cabaret. — I’ faut bén qu’a’ m’aide ! Qu’est-donc qui li gagnera du pain ? N’allez pas li dire ça encore ! Car vou’êtes un louangeux d’filles et d’femmes, Monsieu’ R’Naud, quand a’ sont jolies, s’entend !… Je n’dis pas ça pour Madame ! Mais c’est que j’vous entends tous les jours faire des compliments à ç’telle-ci, à ç’telle-là, dès qu’on est un tant soit peu gentille. Et i’n’ faut pas d’ça aveu les jeunesses ; a’ le savent assez tôt ! — Ce que j’en ai dit, Ma’me Paulin, c’est parce que je trouve qu’une aussi jolie fille que la vôtre est exposée à la porte d’un cabaret. » La conversation en resta là, mais Mme Desbois se proposa d’avoir l’œil sur cette jeune fille, par plusieurs raisons, dont la première sans doute était l’intérêt de ses mœurs ; la seconde un peu de crainte que Renaud ne lui en contât, etc., etc.

Cependant Marinette (car on la nommait ainsi), continua de venir journellement à la place de sa mère. Elle fut bientôt aussi célèbre par sa gentillesse que la belle marchande de vin l’était par sa beauté, de sorte qu’elle contribua autant que Julie Mézanges elle-même à l’achalandage du Cabaret. On y venait de toutes parts pour manger les bonnes huîtres vertes et pour être servi par la petite écaillère.

Il s’écoula deux années sans qu’il arrivât rien de remarquable à Marinette…

p. 3107-3108

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Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome V. Nouvelles 104-134

Cent trente-septième nouvelle

LA JOLIE AGRÉMINISTE

Un honnête habitant du Pays de Caux, en Normandie, avait plusieurs enfants qui le surchargeaient par leur nombre. Comme il n’avait pas assez de bien pour les établir avantageusement dans leur patrie, et qu’ils étaient d’une figure aimable, il prit le parti d’en envoyer quelques-uns chercher fortune dans les grandes villes, comme Rouen et Paris. Deux garçons s’arrêtèrent dans la capitale de leur province, tandis qu’un troisième poussa jusqu’à Paris. Ce dernier trouva une place avantageuse chez un seigneur, qui le fit son secrétaire. Dorville (c’est son nom) s’aperçut bientôt que la capitale de la France est le vrai séjour de la beauté ; qu’elle y est adorée, et que la fortune l’y prévient assez souvent. Une de ses sœurs était charmante : l’ambition détermina le jeune Normand à la demander. Non qu’il formât le coupable dessein de la produire, mais il crut que sa beauté lui ferait trouver un parti avantageux qui lui servirait d’appui à lui-même. Il écrivit donc au bonhomme Derville, son père « qu’il se trouvait dans une passe assez belle pour se charger de Javote, sa quatrième sœur, et qu’il espérait, avec le temps, lui procurer un établissement avantageux ». Les bonnes gens, père, mère, frères et sœurs, furent transportés de joie à la lecture de cette lettre. On équipa Javote le mieux qu’il fût possible, on la mit dans le coche, avec le plus d’argent qu’on put lui donner, et après lui avoir enjoint de conserver l’honneur comme le plus précieux trésor, on la laissa partir, chargée des bénédictions de son bon père et de sa bonne mère, arrosée des larmes de ses frères et sœurs, qui lui recommandèrent de bien aimer Dorville et de suivre en tous ses conseils.

Javote fut fort triste en route. Elle avait dans le coche une assez mauvaise compagnie : deux filles qui allaient à Paris dans l’intention de se perdre ; un sous-lieutenant, un enseigne, une sage-femme, deux jeunes cordeliers, et trois grosses Cauchoises, dont les maris conduisaient l’un des bœufs, l’autre des cochons, le troisième de la volaille. Tous ces gens-là parlaient conformément à leur caractère et à leurs intentions. les deux filles s’informaient aux deux militaires de la vie de Paris, dans la classe où elles comptaient entrer et on leur en donnait un avant-goût. La sage-femme entretenait les deux moines des difficultés de son art, dont elle expliquait toutes les parties. Les trois Cauchoises se mêlaient quelquefois à la conversation et détaillaient énergiquement tout ce qui leur était arrivé dans leur gésine. Javote seule gardait le silence. Un des cordeliers en eut pitié, car il la crut très mortifiée de n’être pas remarquée de l’honorable compagnie. « Mademoiselle va sans doute à Paris ? — Oui, mon très révérend père », dit Javote, avec une inclination. À ce mot ingénu, toute la troupe fit un éclat de rire. « Je ne suis encore que frère, répondit le cordelier. Mais une jeune personne telle que vous n’est pas obligée de s’y connaître. — Je vous appellerai comme il vous plaira, reprit Javote. — En ce cas, le terme le plus convenable sera mon très cher frère… Qu’allez-vous faire à Paris ? — Je vais, mon très cher frère, auprès d’un mien frère qui m’a demandée et qui est le secrétaire d’écriture d’un gros, gros Monsieu’ de Paris, qu’on appelle Monseigneur le duc de **, qui, je crois, est intendant, fermier général ou ministre du roi, je ne sais lequel on m’a dit, car le mien frère a parlé de tout ça dans sa lettre, et je m’en vais à Paris pour être, je crois, la femme de chambre de ce gros Monsieu-là. » Ce furent ici de nouveaux éclats de rire. L’ignorance et la simplicité de la jolie Javote parurent si complètes que l’on résolut de s’en amuser le reste du chemin…

p. 3241-3242

Suite… Gallica, vol. 2

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome VI. Nouvelles 135-167

Cent trente-huitième nouvelle

LA JOLIE DENTELLIÈRE 

Avilissement ! Monstre, né du crime et de l’opinion, quand tu as étendu ta main orde et flétrissante sur les malheureux humains, ils plient eux-mêmes le col et se soumettent ; ils se croient dégradés ; ils ne tiennent plus compte ni de leur honneur, ni de leur dignité, ni de leur franchise, ni de leur indépendance, ni de leur liberté, ni de leur noblesse : ils se croient vils parce que tu les as souillés ! Fils de l’opinion, je te dédaigne ! Et si le crime lui-même était ton père, je ne me croirais pas encore dégradé. On se relève du crime dès qu’on le veut. Et si je dis au crime : « Je ne veux plus de toi ! » le crime suit et n’ose plus marcher à côté de moi… Âme humaine que l’avilissement a flétrie, relève, relève-toi ! Porte vers le Ciel des regards assurés. Tu es l’image de Dieu : comme lui, tu peux trouver ton bonheur en toi-même. Ne dis pas : « Je suis vile ! » Car tu n’es pas vile. Tels, dans les folles idées des nations ignorantes et sauvages, les enchantés qu’un pouvoir magique a défigurés ne le sont pas réellement ; c’est une apparence, une illusion. Tels aussi, ô âme humaine, le vice, le crime, l’opinion, le préjugé peuvent te donner les apparences de l’avilissement, mais jamais la vileté. Quitte le vice; secoue les entraves du crime, brave l’opinion, méprise le préjugé. Puis regarde-toi : tu seras toujours divine, toujours le chef-d’œuvre de la nature, toujours une portion sublime de la Divinité… Hélas ! Que n’inculque-t-on ces idées aux infortunés qui ont quitté pendant un temps le chemin de la vertu ! Que ne les offre-t-on surtout, pour consolation, à ceux qui, n’ayant rien à  se reprocher, sont victimes du crime d’autrui, comme les héroïnes de cette nouvelle !

*

Un homme, observateur par goût des scènes qui arrivent dans la capitale, passant un jour par la rue de l’Arbre-Sec, entendit une fille, qui lui parut un enfant, disputer contre un homme ivre en pleurant, parce qu’il la mettait à la porte et ne voulait pas lui permettre de rentrer. La porte s’étant refermée, et la jeune fille restant dehors, l’homme s’approcha d’elle. Il s’aperçut qu’elle n’était pas aussi jeune qu’il l’avait cru, mais seulement de petite stature, et d’une constitution délicate. Il sut d’elle que cet homme était son frère, très sujet à s’enivrer ; qu’alors il la maltraitait et la forçait à coucher dans les rues, à moins qu’elle ne trouvât un asile chez une raccommodeuse de dentelles qui avait été sa maîtresse d’apprentissage. L’homme proposa de l’y conduire. « Il est trop tard, on sera couché. » L’homme offrit, ou de la mener chez lui, ou de lui tenir compagnie. Elle préféra le dernier parti, et comme il faisait beau, que les nuits étaient courtes, ils allèrent se promener jusqu’à la place Louis XV. Ils rentrèrent dans la ville au jour, afin de se faire donner du chocolat dans le premier café qu’ils trouveraient ouvert…

p. 3261-3262

Suite…Gallica, vol. 22

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome VI. Nouvelles 135-167

Cent trente-neuvième nouvelle

LA JOLIE GAZIÈRE

Parmi cette foule d’arts et de métiers que le luxe des grandes villes emploie à la parure, il n’en est pas qui paraisse plus futile que celui de faire la gaze. Si l’on considère ce frêle tissu, il n’a guère que la solidité de la toile d’araignée ; il ne peut supporter un blanchissage, et lorsqu’il a paré quelques instants la beauté coquette, qui veut plutôt montrer que voiler ses appas, il n’est plus propre qu’à servir de jouet aux enfants. Cependant une multitude de bras sont occupés de ce travail ; on y voit des garçons, des jeunes filles, des gens de tous les âges. Mais le gain que procure aux ouvriers cette étoffe légère est aussi peu solide qu’elle-même ; ceux ou celles qui fabriquent ce qui doit orner le sein des belles inutiles et de ces filles richement soldées pour le crime, languissent dans la misère. C’est le plus pauvre des métiers que celui qui pare l’opulence. Il résulte du trop petit gain des gazières qu’elles sont presque toutes libertines, ou prêtes à l’être, dès qu’il se présente un tentateur ; il ne reste de matériellement sages, parmi elles, que les sujets d’une repoussante laideur. Ce n’est pas la médisance qui me fait tenir ce langage : loin de moi ce motif coupable ! Je ne prétends, en exposant aux yeux du public la misère où croupissent certaines professions, qu’engager à augmenter leur salaire et à ne pas souffrir qu’elles deviennent, par leur pénurie de moyens, des pépinières de corruption. Je n’écris qu’en faveur des mœurs. Il n’y a que les aveugles et les fanatiques qui ne le verront pas[1].

*

Il y avait, rue d’Ablon, faubourg Saint-Marcel, une jeune et jolie gazière, nommée Colette. Sa mère, pauvre blanchisseuse, lui avait donné ce métier parce que le sien lui paraissait trop rude pour sa fille. En effet, Colette était délicate ; elle avait le teint fin, le sourire doux et charmant. Elle était presque blonde, mais elle avait dans la physionomie quelque chose de l’agrément des brunes par la noirceur de sa prunelle et de ses sourcils. Elle était entrée en apprentissage à l’âge de dix ans. Elle ne se ressentit pas d’abord de la misère, parce que sa mère la nourrissait. Mais elle ne jouit de ce précieux avantage que durant cinq ans. À l’âge de quinze ans, elle perdit sa mère et se trouva réduite à ce qu’elle pouvait gagner. C’était peu de chose ! La petite Colette, qui était adorée de sa mère, ne travaillait qu’autant qu’elle le voulait et elle n’avait pas acquis l’habileté de la main ; elle fut plus à plaindre qu’une autre et tomba bientôt dans une triste situation.

Elle avait pour compagne une belle brune qui lui témoignait beaucoup de bonne volonté…

p.3277-3278

Suite…Gallica, vol. 22

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne. Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome VI. Nouvelles 135-167

[1]Je sais plusieurs de ces nouvelles que je suis plus glorieux d’avoir composées que la tragédie de Mahomet ou La Henriade.

Cent quarante-et-unième nouvelle

LA BELLE LIMONADIÈRE

On peut dire des teneurs de cafés, qu’il n’est pas d‘état où il soit plus essentiel aux maris d’avoir une femme jolie, pourvu qu’elle soit également honnête et spirituelle ; ou tout au moins qu’elle ait cette politesse affectueuse et séduisante qui caractérise les Parisiennes. Ce n’est pas que toutes les femmes de Paris qui sont dans le commerce possèdent cette qualité précieuse ; la plupart, depuis quelques années, y ont substitué l’air persifleur si fort de mode aujourd’hui, l’air pincé, dédaigneux, hautain. Mais c’est un vice nouveau, qu’il faut tâcher d’extirper avant qu’il soit devenu général. Travaillons à rappeler la politesse parisienne, si célèbre dans tout l’univers, et n’imprimons pas à notre siècle, qui va finir, la honte de l’avoir vu cesser avec lui.

*

À l’un des angles que fait la belle rue Saint-Honoré avec quelqu’une des rues multipliées qui viennent y aboutir, est un café où se trouvaient trois jolies personnes, la mère et les deux filles. La première est un modèle de cette politesse si nécessaire dans les maisons publiques. Soit que sa gracieuse figure et sa conduite exemplaire la rendent toujours contente d’elle-même, ou qu’elle sache se contraindre, elle le paraît toujours des autres. Cette femme a fait la maison de son mari en y attirant la foule des honnêtes gens. Elle est mère de deux filles, encore jeunes, mais charmantes. Elles brillent de tout l’éclat de la jeunesse ; elles ont toutes les grâces que peut donner le séjour de la capitale, une mise élégante et le goût exquis de leur mère. Deux jeunes personnes placées dans un aussi grand jour, lorsqu’elles sont bien élevées et qu’un honnête homme peut s’honorer de leur conduite, ne vieillissent jamais sans trouver un parti convenable, et quelquefois une fortune.

L’aînée des deux jeunes Élie-Cuisinier se nommait Aglaé ; la cadette, Clélie. La première était la plus belle ; la seconde la plus gaie. Toutes deux étaient également bien faites ; Aglaé était blonde, et Clélie presque brune. La blancheur éblouissante de la première , la finesse de sa peau, ses yeux doux et suppliants (car ils paraissaient demander les cœurs) en faisaient l’objet le plus désirable et le plus voluptueux qu’ils soit possible d’imaginer ; la vivacité de la seconde, son bel œil, quoique moins grand que celui de sa sœur, son sourire plus agréable que touchant, la finesse de sa taille, la souplesse de ses mouvements, la volubilité de sa marche, faisaient balancer entre la jolie Clélie et la belle Aglaé. Ce fut cependant cette dernière qui fit la conquête brillante à laquelle les deux sœurs devront un jour leur établissement, si elles ne s’écartent pas des principes de leur mère.

Il venait dans le café du Prophète Élie, un grand jeune homme, d’environ trente-deux ans, bien fait, bien mis, de la physionomie la plus noble. Il ne parlait à personne. Arrivé au café, il prenait les papiers publics, demandait sa tasse, lisait, écoutait ensuite les discoureurs, jetait des coups d’œil fréquents sur la limonadière et sur ses filles, et sortait sans avoir ouvert la bouche, que pour ces deux mots : une tasse, qu’il répétait en payant au comptoir. Tout le monde le crut étranger, et que, ne sachant pas encore la langue, il employait le seul mot nécessaire. Il vint six mois de la sorte, sans dire autre chose…

p. 3321-3322 

Suite…Gallica, vol. 22

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome VI. Nouvelles 135-167

Cent quarante-deuxième nouvelle

LA PETITE LAITIÈRE

Rarement voit-on de jolies filles parmi celles qui approvisionnent la capitale. J’ai fait souvent cette réflexion. Est-ce que le sang serait moins beau dans le Parisis qu’ailleurs ? Je ne le crois pas ; mais quelqu’un, à qui je fis part un jour de mon observation, me répondit : « Les mœurs sont si corrompues dans ce pays-ci, que dès qu’on y voit une fille d’une figure passable, elle est enlevée sur-le-champ ; les laides seules continuent tranquillement leur négoce ou leur travail… » Je trouvai cette raison satisfaisante, et ma nouvelle ne servira qu’à prouver combien elle est juste.

*

Suzon, la petite laitière, venait tous les jours avec un petit cheval bai-brun, joliment arrangé, par la rue du faubourg Saint-Honoré jusqu’à la Place Vendôme, qu’elle ne passait jamais. Elle avait un juste de poulangis gris-blanc, un jupon de molleton à raies rouges et blanches, une capote de baracan brun, une croix d’or, des bas de laine toujours propres et des sabots en hiver. Mais il fallait voir comme elle était faite, sous ces habits de village ! Tout était tiré à quatre épingles ; sa taille aurait tenu dans les dix doigts, sa marche était agréable, le son de sa voix d’une douceur angélique. Quand il faisait crotté, elle avait sa jupe rattachée par une agrafe, ce qui laissait voir la finesse de sa jambe : ses sabots même, toujours bien faits, n’avaient rien de grossier ; les pelisses en étaient propres. En un mot, tout en elle était appétissant.

Un jour que Suzon approchait de la Place Vendôme, elle fut abordée par un grand homme sec, dont la perruque ronde et plaquée n’avait qu’un rang. II était vêtu de brun foncé, mais l’étoffe était belle ; ses bas étaient liés sur le genou, ce qui, joint à ses longues jambes grêles, lui donnait à peu près l’air d’un héron ; il portait encore des souliers carrés, avec de petites boucles moins grandes que celles de jarretières d’aujourd’hui. « Ma fille, dit cet homme à Suzette, pour une laitière, vous êtes trop coquette, et cela n’est pas séant ! Vous pouvez donner des tentations même aux honnêtes gens, et à plus forte raison aux libertins. — Je crois, Monsieur, répondit Suzette en riant d’une manière charmante, que les honnêtes gens et les libertins de ce pays-ci ont de bien plus belles dames que moi pour les tenter ! — Non, ma chère enfant, non : elles n’ont pas cette fraîcheur, cette santé, ces belles dents blanches, ce coloris, cette haleine… » En s’exprimant ainsi, le papelard s’approchait de si près que la petite laitière fut obligée de se retirer. « Écoutez-moi, ma petite. Voilà quelque temps que je vous remarque, et que je roule dans ma tête de faire quelque chose pour vous. Je ne vous crois pas riche ; vous serez charmée d’avoir une bonne place dans une maison sûre, où l’on vous mettra au fait de ce qu’il faut savoir avec douceur et bonté. Je sais une maison où l’on vous prendrait pour femme de charge ; vous savez ce que c’est ? — Oui, Monsieur. — Et où l’on vous donnerait deux cents écus de gages. — Ah Monsieur ! Je vous serais bien obligée, et ma mère vous remercierait bien. Mais une si belle place sera bien difficile à avoir ! — Non, car j’en dispose. Parlez-en à votre mère, et venez me voir demain toutes deux. Voilà ma demeure, à cette porte cochère. » Suzon fit une révérence et remercia le grand homme sec de ses bontés. Ensuite elle continua de crier son lait, avec sa voix agréable et douce comme sa liqueur.

Tandis qu’elle était en conversation avec le cafard, il y avait au-dessus de leur tête, à un entresol grillé, un jeune homme aimable, neveu du vieillard. Il avait environ vingt ans. Mais son oncle l’avait toujours retenu, au point que jamais il n’était sorti sans lui ; jamais il n’avait parlé seul aux domestiques, mâles ou femelles ; il ne connaissait personne, et il végétait dans une ignorance si complète que Frère Philippe aurait été un connaisseur, comparé à lui. De Neuilli, soigneusement renfermé, avait trouvé le secret, au risque de se tuer, de grimper sur les pointes de fer qui garnissaient une fenêtre dormante de l’entresol et de voir dans la rue ; il remarquait Suzon depuis le même temps que son oncle…

p. 3339-3340

Suite… Gallica, vol. 22

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome VI. Nouvelles 135-167

Cent quarante-quatrième nouvelle

LA BELLE CONFISEUSE

À la honte de notre goût physique et de notre raison, l’art de faire des dragées, des pralines, des confitures est plus avantageux que celui de faire le pain ; et la règle, dans la profession des bonbonniers, est que les gains soient de cent pour cent. C’est apparemment parce que cet art ne fournit rien de nécessaire, pas même d’utile, et que toutes les choses de fantaisie doivent être chèrement payées. Quoi qu’il en soit, ce genre de commerce est lucratif, et tels gens huppés qu’on voit dans la bourgeoisie et le commerce doivent l’aisance dont ils jouissent aux gains qu’ont fait les pères de leurs femmes en vendant des chatteries.

On sait que la rue des Lombards est singulièrement affectée aux marchands confiseurs. Cependant, aucun de ceux qu’on y connaît aujourd’hui ne m’a fourni le fond de cette nouvelle ; j’en ai trouvé le sujet dans un autre quartier, et quoi que j’aie dit contre la profession, l’héroïne n’en sera pas moins intéressante.

Dans le quartier le plus brillant de Paris était un vieux confiseur qui, s’il n’était pas respectable par son art, méritait de la considération en qualité de père de famille. Il avait trois filles, dont il ne sera pas ici question. Il les maria toutes avantageusement. Ensuite, acquitté du plus important devoir du citoyen, il vécut tranquillement avec sa femme. Ces deux époux étaient le pendant de Philémon et Baucis : mariés depuis cinquante années, ils voyaient croître leurs petits-enfants ; ils recevaient ordinairement toute leur famille à dîner les dimanches et fêtes, et ils présidaient à une assemblée de vingt-cinq ou trente personnes dont elle était composée.

Les trois filles du bonhomme confiseur n’étaient pas belles, quoique la seconde fût d’une figure assez agréable. Mais il y avait de charmants enfants parmi ceux qu’elles avaient mis au monde. L’aînée, et la moins agréable, avait épousé un très joli homme, dont il eut une fille charmante qui devint l’idole de son grand-père et de sa grand-maman. Dans l’arrangement qu’ils firent, lorsqu’ils se proposèrent de s’attacher uniquement à cette enfant et de lui confier le bonheur de leur vieillesse, ils partagèrent également tout ce que leurs enfants leur crurent de bien et ils ne se réservèrent que le produit annuel de leur boutique, qui se montait à deux mille écus, avec une somme, mais secrète et très considérable, destinée à mettre leur petite-fille pour toujours dans l’aisance. Ils déclarèrent qu’ils voulaient établir pour leur lieutenante dans leur boutique, Céline, l’aînée de leurs petites-filles, à laquelle ils prétendaient la laisser après eux. Les trois filles et leurs maris furent obligés d’y consentir, et l’aimable Céline, adoptée par son aïeul et sa grand-mère, passa chez eux comme si elle avait été leur fille unique ; la mère et ses tantes étant absolument remplies de tout ce qu’elles avaient à prétendre.

Le vieillard et sa Baucis prouvèrent, en cette occasion, cette belle vérité, dont il serait si utile au genre humain que les gens riches qui ont des mariages à faire fussent convaincus : c’est que la beauté fut toujours le premier des biens, après la vertu…

p. 3373-3374

Suite…Gallica, vol. 22 

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Cent quarante-cinquième nouvelle

LA JOLIE PARFUMEUSE – LE IIDJOLI PIED – LA IIDEBONNE BELLE-MÈRE 

Femmes que la laideur afflige ! Consolez-vous ! Il y a longtemps que je l’ai senti, mais je n’avais pas encore osé vous le dire ; le regard atrabilaire du puriste me retenait. Mais je l’ose enfin. Consolez-vous ! Il est un moyen pour plaire, sûr, infaillible, qui jamais ne manque son effet, celui de ranimer les désirs du mari, de réchauffer le cœur de l’amant : c’est l’élégance, la propreté de la chaussure. S’il est des cœurs de bois qui ne m’entendent pas, vous n’en trouverez aucun cependant qui soit insensible à ce charme séducteur. Il agit plus ou moins vivement sur les hommes, mais il agit toujours. Rien de plus repoussant que le contraire ! Une jolie femme, ainsi négligée, perd tout le prix de sa beauté ; elle devient un véritable préservatif contre l’amour.

Vous aimez les petits pieds. C’est ce que m’a dit plusieurs fois une femme aimable. Cela se peut. Mais il serait égoïste et malhonnête de ma part de ramener sans cesse l’imagination de mes honorables lecteurs sur cette partie sans un motif d’utilité. Je dois tout à la fois l’exposer et me justifier.

Je suis observateur né ; je l’étais avant d’écrire ; je l’étais machinalement, avant de raisonner ; je l’étais à dix ans. J’observai dès cet âge que les filles de mon village les plus proprement chaussées me plaisaient davantage ; j’ai senti depuis que ce sentiment avait sa source dans une grande passion pour la propreté. Le pied est la partie du corps la moins propre , qu’on marche à nu ou à chaussé. Dans l’homme, et même dans les animaux, comme le cheval, le taureau, le mouton, etc ., ceux qui ont le pied délicat, le mieux fait, ont par cela seul plus de grâces, plus de légèreté. Dans notre espèce surtout, lorsque cette partie est agréable et bien faite, elle donne à tout l’ensemble une certaine élégance qui ravit. Dans les femmes, comme dans les hommes, mais particulièrement dans les femmes, le bon goût et le soin de la chaussure annoncent une propreté naturelle ; qualité la plus précieuse de toutes celles d’agrément, et une des plus importantes de celles d’utilité.

*

Devenu parisien par mon séjour dans la capitale, j’ai eu l’occasion d’observer davantage, surtout avec ces chers amis que j’ai perdus trop tôt, et dont j’ai peint le caractère avec tant de vérité dans le premier volume de La Malédiction paternelle. Nous nous exercions quelquefois à deviner la figure, et même le caractère, des femmes que nous voyions à la promenade par l’élégance de leur chaussure ; et Renaud, le plus voluptueux de nous tous, ne s’y trompait jamais. Une femme chaussée avec goût était toujours propre, quelquefois coquette, un peu fière, un peu dédaigneuse, et cependant portée pour les hommes, soit par tempérament, soit par une disposition naturelle à la tendresse. Les femmes de mauvais goût dans leur chaussure avaient rarement de bonnes qualités ; elles étaient laides, maussades, médisantes, sales, non soigneuses, etc. Nous faisions encore d’autres observations. Par exemple, quand nous avions trouvé une jolie femme (ce qui était pour nous la véritable merveille du monde, et le chef-d’œuvre de la nature), nous observions tous les hommes qui la rencontraient, et voici ce qui arrivait : l’homme regardait d’abord le visage ; la femme passait, l’homme se retournait toujours, et son premier coup d’œil alors était sur sa chaussure, sa jambe, son pied ; il regardait ensuite la taille, le chignon. Quelquefois cela se faisait en sens inverse. Nous raisonnions là-dessus…

p. 3395-3396

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Cent quarante-sixième nouvelle

LES PERRUQUIÈRES

Jeunes épouses, si vous m’en croyez, vous n’admettrez jamais, après votre mariage, une jeune et jolie personne familièrement dans votre ménage. L’homme est fragile ; il aime le changement, surtout lorsque tranquillisé par votre honnêteté, la foi de vos serments, l’assurance de la loi, son amour est rassasié de vos faveurs et commence à s’assoupir. Je le répète, n’admettez jamais une jolie fille, fût-elle amie, commère, cousine, ou même votre sœur. Si vous ne m’en croyez pas, croyez les faits ; ils parleront mieux que moi.

*

Deux sœurs, orphelines et filles d’un perruquier, toutes deux également jolies, vivaient ensemble en commun. L’aînée avait la propriété de la charge de son père et une dot honnête. À l’âge de vingt-trois ans, elle fut recherchée en mariage par un sage garçon, qui l’obtint et la laissa veuve avec une fille au bout de trois ans. La cadette en avait alors environ quinze. Un parti rechercha la jeune veuve. En lui rendant des soins, il vit la sœur cadette, encore fille, qui lui plut bien davantage ! Mais c’était une enfant, une étourdie, en un mot, une fille encore incapable d’être femme. L’aînée au contraire, qui n’était inférieure à sa cadette qu’en fraîcheur, car elle était plus grande et plus belle, l’aînée possédait toutes les qualités qui font une bonne ménagère : elle était laborieuse, entendue, sérieuse, décente ; enfin elle avait la charge de perruquier. Ces considérations l’emportèrent sur le goût qu’avait inspiré la cadette ; le parti préféra l’aînée par raison et fit même consentir la cadette à son mariage. Le prétendu était bel homme, plus instruit, plus poli que la plupart des gens de son état, qui pour l’ordinaire sont bas, nivetiers, babillards, paresseux et sans éducation ; il faut aimé de son épouse, et malheureusement de sa belle-sœur.

De son côté, le perruquier, en épousant Marthe Lemaître, la sœur aînée, n’avait pas abjuré ses sentiments pour Mélaine, la cadette. il fut peu sensible aux charmes de sa femme, et loin de chercher à éluder les conditions que Marthe avait faites avant son mariage, de garder chez eux sa sœur, il s’en montra au contraire l’observateur zélé. Il donna une jolie chambre à Mélaine ; il eut pour elle des égards, des attentions, il lui montra de l’amitié. Tout cela était légitime, permis, édifiant même…

p. 3413-3414

Suite…Gallica, vol. 22

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome VI. Nouvelles 135-167

Cent quarante-neuvième nouvelle

LES ONZE MARCHANDES OU LES AMAZONES MODERNES

LA BELLE TAPISSIÈRE – LA BELLE BOUTONNIÈRE – L’AIMABLE GAZIÈRE – LA BELLE ÉPINGLIÈRE – LA BELLE CLINQUAILLIÈRE – LA BELLE MIROITIÈRE – LA BELLE BRASSEUSE – LA BELLE MOUSSELINIÈRE – LA BELLE LUTHIÈRE – LA BELLE GANTIÈRE – LA BELLE PATENÔTRIÈRE – LA JOLIE FILLE TAPISSIÈRE 

Il est des êtres destinés au malheur, à l’opprobre, à l’infamie. Mais ce n’est ni la nature, ni le sort qui les y ont destinés : toute leur infortune vient d’une mauvaise connaissance, comme on le verra par l’histoire de Rose la fille tapissière, qui fait un rôle dans les deux nouvelles suivantes.

*

Une jeune fille de province, qui était venue à Paris pour travailler chez les tapissiers, fut proposée à l’un des plus fameux, qui demeurait aux environs de la rue Serpente. Ce tapissier avait pour femme une belle brune, vulgairement nommée la belle tapissière, qui prit en amitié la jolie Rose, brune comme elle, mais d’un autre genre de beauté. Rose devint la favorite de Mme Nigrand, qui lui avança une petie somme afin de la mettre décemment. Une jolie robe de taffetas des Indes, un bonnet galant, une chaussure propre, rendirent, le premier dimanche qu’elle eut cette parure, la jeune Rose charmante comme la fleur dont elle portait le nom. Sa bourgeoise la vit avec complaisance ; elle lui fit mille caresses, et la mit d’une partie qu’elle faisait au Bois de Boulogne avec quatre autres femmes du quartier : une drapière, une maîtresse gazière, une marchande épinglière et une clinquaillère. On partit sur les dix heures du matin ; on prit deux fiacres, et l’on alla descendre dans un endroit connu des dames. Toutes ces femmes étaient charmantes. Mais il était assez singulier de voir six jolies femmes faire une partie sans aucun homme. Arrivées dans la maison, elles s’amusèrent à badiner entre elles, à faire les folles, observant néanmoins de ne pas trop déranger leur parure et de lui donner seulement un petit air chiffonné qui avait quelque chose de très provoquant. Au bout d’une heure environ, les cinq dames (car il ne faut pas compter Rose), dont une était toujours aux aguets, s’écrièrent toutes ensemble : « Les voici ! » Rose, curieuse comme il convenait de l’être en cette occasion, courut à la fenêtre et vit six beaux jeunes cavaliers, dont le plus âgé ne paraissait pas vingt ans, qui descendaient de cheval et qui laissaient leurs montures entre les mains d’un valet. Les cinq dames battirent des mains pour faire voir qu’elles étaient arrivées. Les six cavaliers accoururent et tout en entrant, ils se jetèrent au cou des dames, qu’ils embrassèrent chacune cinq à six fois, d’une manière fort libre. Rose en fut surprise, surtout en voyant sa bourgeoise se laisser cajoler, et cajoler elle-même le plus joli des cavaliers. La belle tapissière s’en aperçut. Elle se mit à rire, et s’approchant de l’oreille de Rose : « Tu me parais toute rêveuse, lui dit-elle parce que je me laisse cajoler ! Je ne veux pas te donner mauvaise opinion de moi : ces cavaliers sont des femmes…

p. 3467-3468

Suite…Gallica, vol. 23

 Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome VI. Nouvelles 135-167

Cent cinquante-septième nouvelle

LA BELLE TONNELIÈRE OU LA FEMME QUI SE FAIT UNE RAISON 

Il y avait dans une des rues des Prêtres, un tonnelier qui faisait un commerce considérable pour cette profession bornée. Mais on sait le dit-on ordinaire : Il n’y a point de petit métier à Paris, quand on sait le faire. Cet homme rechercha une jolie fille, d’une famille honnête ; on la lui donna parce qu’il était riche et qu’il prouva qu’il était en bon train. Cependant l’aimable Bastienne d’Augis avait une grande répugnance pour l’état, et surtout pour la personne de Rionnet. Elle croyait descendre, en épousant un tonnelier, au plus bas rang des femmes de la populace ; elle se représentait ce qu’étaient les tonneliers, en gros tablier de cuir, en bonnet et en veste sales ; elle avait souvent vu des maîtres attelés comme des chevaux à une charrette à bras traîner par les rues des tonneaux vides. Quant au physique, Rionnet était un gros garçon, trapu, fort laid, commun, l’air brutal, grossier, fort bête à l’égard des gens même de la classe où il prenait femme, n’ayant, en habit noir, que l’encolure d’un manant, etc. Mais tout cela ne fit aucune impression sur des parents qui avaient huit enfants, six garçons et deux filles. Ils comptèrent eux-mêmes vingt mille écus chez Rionnet ; il prenait leur fille sans dot, c’était une enfant d’établie sur huit ; ces raisons étaient déterminantes : Bastienne fut mariée.

La noce ne fut composée que des parents de l’épouse : Rionnet, bas-bourguignon, n’avait personne à Paris, et n’avait pas été tenté de faire venir à sa noce des paysans de Joux, sa patrie. Ainsi l’assemblée, à deux ou trois tonneliers près, était composée de gens qui avaient de l’éducation. Bastienne était fort triste : elle sentait que devenue Mme la tonnelière, il fallait dire adieu à tout ce monde-là pour ne plus voir que les gens qui assortissaient son mari. On remarqua sa tristesse. Tout le monde s’empressa de l’égayer, de lui marquer de la considération. Mais on augmenta sa mélancolie : Bastienne crut voir qu’on agissait par compassion. Les petits-maîtres de la noce (car on trouve aujourd’hui de cette espèce dans tous les états) s’emparèrent tour à tour de la mariée ; l’un lui proposait de se dédommager par un galant au-dessus de son mari, et s’offrait modestement ;  l’autre le nommait à elle-même  George Dandin ; celui-ci offrait de lui donner la main au spectacle et à l’église ; il lui conseillait de se bien mettre et de ne regarder Rionnet que comme son intendant ; celui-là soutenait qu’elle ne pouvait en conscience aimer un pareil magot. Ces discours impertinents, qui eussent perdu à jamais une tête folle comme il en est tant à Paris, produisirent un effet opposé sur la raisonnable Bastienne. Elle rougit des indignités qu’elle entendait ; elle se reprocha d’avoir paru les écouter ; elle affecta l’air sévère, et les fit cesser en s’en montrant indignée. De ce moment, elle prit son parti. Mais la victoire n’était que désirée ; on ne surmonte pas ainsi une juste répugnance. Bastienne se prépara au combat ; elle se défia de ses forces, et ne prétendit point braver le péril ; elle  repoussa toutes les idées qui se présentaient sans cesse contre son mari ; elle souhaita qu’il lui montrât des qualités ; elle voulut lui en trouver. Mais elle se promit à elle-même d’être malheureuse patiemment, s’il n’en avait pas, et d’éloigner d’elle à jamais l’idée du crime de l’infidélité.

Le soir arriva. Le coucher de la mariée fut difficile sans grimace ; Bastienne frissonnait. Enfin elle se vit seule avec son mari. Cet homme massif, ce gros butor, n’était pas sans mérite, puisqu’il avait su tirer la fortune d’un métier aussi mesquin que la tonnellerie. Mais il n’avait pas d’extérieur, et son moral était agreste comme son physique. Cependant, quand la mère se fut retirée, laissant sa fille enfermée entre les rideaux, ce manant, cette brute s’approcha timidement du lit, et sans les ouvrir, il adressa ce discours à celle qui l’y attendait en tremblant…

p. 3653-3654

Suite…Gallica, vol. 24

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome VI. Nouvelles 135-167

Cent soixantième nouvelle

LA JOLIE BROCHEUSE

Une fille de famille honnête, et d’une assez jolie figure, était prête de s’établir avantageusement avec un libraire, lorsqu’une dartre qui lui survint au visage éloigna son amant et la réduisit à la nécessité de brocher des livres. Comme elle était destinée à la librairie dès sa jeunesse, elle n’avait que ce talent peu lucratif, mais qui, lorsqu’on y est soigneuse et propre, peut procurer une subsistance frugale. Tant qu’elle fut jeune, Mlle Grapilly travailla fortement le jour et une partie des nuits, avec sa domestique dont elle fit son ouvrière. Elle amassa quelque chose, se fit des pratiques par son exactitude, et lorsqu’elle fut âgée, elle prit des ouvrières, sur lesquelles elle gagnait. Quant à elle, son emploi ne fut plus que le collationnage, ou de placer les figures, lorsqu’il s’en trouvait dans les ouvrages.

Parmi les filles qu’elle prit chez elle, il se trouva une grande blonde, âgée de seize ans, faite au tour, mais encore trop mince, comme le sont les jeunes personnes, et d’une figure charmante. Mlle Grapilly se prit d’amitié pour cette jeune fille, au point que ses compagnes en furent jalouses, surtout une qui était un peu louche et la plus ancienne à la maison, après la vieille domestique. « Parce qu’Antonine est jolie, disait cette fille, on la préfère, et les anciennes ne sont plus rien ! Ç’que c’est que l’monde ! Attachez-vous donc ! Ç’n’est pourtant qu’une petite lèvenez, et si elle est jolie, elle le sait bien ! Une rieuse, qui ne fait que jouer et chanter quand Ma’m’selle n’y est pas ! » etc.

Robertine n’avait pas tout à fait tort, et la jolie Antonine faisait à peu près tout ce qu’elle lui reprochait. Mais c’était un effet de la jeunesse et de la vigueur d’un excellent tempérament : elle était naturellement laborieuse, entendue, adroite, attaché ; il ne fallait que laisser le temps à ces qualités de se développer. Cependant Robertine témoignait en toute occasion sa mauvaise humeur contre Antonine ; et dès qu’il y avait quelque chose de mal fait, comme c’était Robertine qui était à la tête, elle le mettait sur le compte de celle qu’elle n’aimait pas. Mlle Grapilly, quoiqu’elle aimât Antonine, la croyait coupable et la grondait ; ce qui occasionnait des disputes violentes entre la jolie brocheuse et la louche Robertine, dès que la maîtresse était sortie. Enfin Antonine ayant eu l’attention de bien marquer et de séparer son ouvrage, elle vint à bout de se justifier, ce qui fit que Robertine eut ordre de se taire. Sa jalousie n’en devint que plus active, parce que la maîtrese n’ayant plus aucun sujet de plainte contre sa favorite, elle laissa paraître toute l’amitié qu’elle lui portait. Une abbaye, une maison où il y a une maîtresse, et plusieurs ouvrières, etc., sont comme un petit État : on y voit une souveraine, des courtisans femelles (car on n’oserait employer au propre le féminin courtisane depuis que les puristes de l’avant-dernier siècle en ont fait le synonyme de prostituées) ; on y voit des intrigantes, des délatrices, des flattrices, comme à la Cour des grandes princesses ; on y déguise la vérité tout de même, et quiconque aurait été avec un esprit observateur, sous un habit de fille, cinq à six mois à Panthémont, à Montmartre, ou à telle autre abbaye, connaîtrait aussi bien la Cour, qu’un ministre de la reine Elisabeth ou de Catherine II. La brocheuse Grapilly était une petite reine. Comme elle avait été bien élevée, quelle parlait bien, qu’elle était douce, obligeante, ses ouvrières la considéraient et on briguait l’avantage de travailler chez elle. Robertine surtout, qui était une sorte de petit bel esprit femelle du commun, s’en trouvait plus honorée qu’une autre ; d’ailleurs elle participait au commandement. Mais depuis l’arrivée et la faveur d’Antonine, toute la douceur de la vie semblait empoisonnée ; elle voyait sa rivale sur le point de partager son crédit, de l’anéantir peut-être et, que sait-on ? de succéder à Mlle Grapilly !…

 p. 3705-3706

Suite… Gallica, vol. 24

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome VI. Nouvelles 135-167

Cent soixante-deuxième nouvelle

LA JOLIE LINGÈRE ET LA BIGAMESSE

Aux environs de Saint-Séverin demeurait une marchande lingère qui n’était pas sans beauté. Mais elle avait pour fille une jeune brune charmante, qu’elle adorait au point qu’elle lui sacrifia le père de cette jeune personne. Voici comme on raconte l’histoire de la mère et de la fille. 

*

 Mélite Sanadon (c’est la jolie lingère) était recherchée depuis longtemps par un jeune homme fort riche, maître plombier, nommé Belon. La mère de Mélite, qui était mariée en secondes noces, différait toujours d’établir sa fille, quoique le parti fût avantageux, qu’il lui convînt, et qu’il fût aimé. La mère de Mélite, qui était mariée en secondes noces, différait toujours d’établir sa fille, quoique le parti fût avantageux, qu’il lui convînt, et qu’il fût aimé. Un jour Mélite, à qui la pudeur avait jusqu’à ce moment fermé la bouche, dit à sa mère : « Je tremble, ma chère maman, que vous n’ayez d’importantes raisons pour refuser M. Belon. Cependant je désirerais les savoir, prête à me conformer en tout à vos vues. Car je ne doute pas que les mêmes raisons qui ont la force de vous retenir, n’aient aussi la vertu d’éteindre le goût que ce jeune homme honnête a su m’inspirer. Votre conduite à mon égard a changé depuis quelque temps. Vous me montrez une tendresse que vous n’avez pas eue d’abord, à ce qu’il m’a semblé ; mais je n’en suis pas moins reconnaissante.

— Ma chère enfant (répondit la mère), ce n’est aucune des raisons que tu présumes, qui me retiennent ; j’estime M. Belon autant que tu l’aimes. Je voudrais que vous fussiez mariés, et je n’ose m’exposer à le faire. Ne m’interroge plus ; quand je serai parvenue à prendre sur moi de t’instruire, je le ferai. »

Mélite fut obligée de se taire, et elle rendit à son amant la réponse de sa mère. Belon en fut surpris ! Cependant il se fit violence quelque temps. Mais l’amour et la patience vont rarement de compagnie. Il recommença au bout de quelques semaines à presser sa maîtresse de faire expliquer sa mère. Mélite n’en avait pas moins d’envie ; ainsi elle se laissa persuader.

Une après-dînée que la mère et la fille travaillaient seules à côté l’une de l’autre dans le même comptoir, les deux filles de boutique étant allées en commission, Mélite dit à sa mère en rougissant : « En vérité, maman, je ne goûte aucun repos depuis ce que vous m’avez dit. Est-ce que vous ne vous fieriez pas à moi ? Ou m’aimez-vous moins, parce que vous avez un second mari et d’autres enfants ? — Je suis sensible à ce reproche, que je ne mérite pas (répondit la mère) ; mais je te le pardonne. Je crois en effet que tu es en âge que je te fasse ma confidence, d’autant plus qu’elle te regarde autant que moi. — Ah ! ma chère maman ! Que je vous serai obligée ! — Je vais t’apprendre des choses étranges ! Tu jugeras par mon récit de l’importance du secret !… C’est un grand malheur de se laisser prendre à la figure seule ! » 

La Bigamesse

« J’avais à peu près ton âge et ta figure quand je fus recherchée en mariage par un jeune homme qui avait un emploi honnête. J’étais, comme tu l’es, fille de lingère, et je devais avoir la boutique ; ainsi un employé était précisément ce qu’il me fallait, puisque je devais faire aller seule le commerce. C’était un assez beau garçon…

p. 3749-3750

Suite…Gallica, vol. 24

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome VI. Nouvelles 135-167

Cent soixante-septième nouvelle

LES FEMMES QUI TROMPENT LEURS MARIS

La Belle Imprimeuse

La Belle Paumière

La Jolie Layetière

La Jolie Ferblantière 

Quatre femmes, d’états absolument différents, se trouvèrent un jour réunies au bal de Saint-Cloud. Elles étaient également bien mises, et la convenance de leurs goûts et de leurs humeurs leur avait fait lier connaissance. Avant de se quitter pour monter dans les voitures qui les ramenaient à Paris, la plus coquette des quatre dit aux trois autres : « Vous m’avez enchantée, Mesdames. Je serais charmée de cultiver la connaissance de personnes aussi méritantes que vous l’êtes, et pour nous réunir plus facilement, je vous donne à toutes rendez-vous chez moi, après demain, pour déjeuner : c’est entre dix et onze. Je vous attendrai ; voilà mon adresse. » Elle l’écrivit avec un crayon sur trois cartes, qu’elle donna aux trois femmes. Elles promirent toutes de ne pas manquer, et comme elles étaient également inconnues les unes aux autres, elles se proposèrent chacune en particulier de garder le secret sur leur état, s’il était à propos.

Le surlendemain arrivé, les trois invitées ne manquèrent pas de faire une toilette brillante, conforme à leurs moyens, et de se rendre en voiture de place chez la belle i****[1]. Elles arrivèrent presque toutes ensemble, à dix heures et demie, car tandis que la ferblantière bataillait avec son cocher sur deux sous qu’il demandait pour boire, la paumière arriva. Celle-ci, obligée d’attendre pour descendre de voiture que le cocher de la première cessât de barrer la porte, donna le temps d’arriver à la layetière. De sorte que les trois femmes se voyant réunies, elles cédèrent le pas à la paumière, qui avait quelque chose de si distingué dans son air et dans sa mise que les deux autres la prenaient au moins pour une femme de notaire ou d’avocat. « J’entre, Mesdames, leur répondit-elle, pour abréger les façons bourgeoises que nous ferions à la porte. » Et elle précéda les deux co-invitées. Toutes trois, en entrant, aperçurent la belle i**** étendue sur une chaise longue, en déshabiller de mousseline transparente, et la jupe retroussée au-dessus du genou pour que son laquais lui nouât ses jarretières, office dont il s’acquitta en leur présence. Après quoi, la belle dame se leva et reçut ses convives de la manière la plus obligeante. Elle les embrassa vivement, et à plusieurs reprises. Ensuite elle les complimenta sur le goût distingué de leurs coiffures, sur la façon exquise de leurs lévites ou de leurs circassiennes (car deux de ces dames avaient ce dernier costume). On s’assit. Le chocolat fut servi dans de la porcelaine superbe, quoiqu’elle fût de France ; une femme de chambre jeune et jolie et le laquais étaient là pour obéir au moindre signe de leur maîtresse. Le déjeuner fini, ces deux êtres desservirent et se retirèrent. Ce fut alors que la conversation commença.

« Je vous renouvelle les marques de mon enchantement de vous voir (dit la belle i**** aux trois autres dames) ; recevez mes remerciements de votre exactitude. Mais il ne faut pas remettre à nous faire nos confidences…

p. 3839-3840

Suite…Gallica, vol. 24

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome VI. Nouvelles 135-167

 

[1]Lire : la belle imprimeuse.

Cent soixante-dixième nouvelle

(1)LES FEMMES GLORIEUSES. (2) HONTEUSES. DE LEURS MARIS

 1) La Belle Estampiere

(1) La Belle Loueuse de Carrosses

(2) La Belle Etrennière-Joujoutière

(2) La Belle Brodeuse-Chasublière

(2) La Belle Maquignonne

(2) La Belle Débitante de Tabac

Six femmes allaient en partie de plaisir à Saint-Cloud. Elles prirent un batelet de dix personnes, parce qu’il y avait quatre jeunes gens avec elles. Deux allaient rejoindre leurs maris, et les quatre autres fuyaient les leurs pour se divertir avec leurs galants. Ces femmes étaient six jolies Parisiennes, célèbres chacune dans leur quartier. Mme Assan, la belle estampière, demeurait dans la rue de la Harpe. Glorieuse d’avoir pour mari un bel homme, elle l’adorait et en était chérie. Mme Dondaine, la loueuse de carrosses, était de la rue du Petit-Lion-Saint-Germain. (C’étaient les deux qui allaient retrouver leurs maris ; ces deux heureux mortels étaient à Saint-Cloud pour les affaires de leur commerce). Mme du Verseau, la belle marchande d’almanachs, d’étrennes et de joujoux, brillait dans la rue Saint-Jacques. Mme  Timber, la maquignonne, était reléguée dans la rue Perdue. Enfin, Mme Roze, la tabaquière, vendait son excellent tabac dans la rue de la Monnaie.

Au premier coup d’œil, elles prirent du goût les unes pour les autres. C’est ce qui fit qu’elles se réunirent. Lorsqu’elles furent dans le batelet, elles se demandèrent où elles allaient. Les quatre honteuses de leurs maris parurent surprises de ce que les deux autres n’avaient personne. Elles en témoignèrent leur étonnement. « Nous allons trouver nos maris, dit la belle estampière. — Vos maris ! s’écria Mme du Verseau. Ne serait-ce pas vos amants ? Vous êtes trop aimables pour être le partage d’un animal aussi sot qu’un mari. — J’adore le mien, reprit la belle Assan, et quand vous le verrez, vous conviendrez qu’il le mérite. — J’aime aussi tendrement le mien, dit Mme Dondaine. — C’est singulier ! s’écrièrent les quatre autres femmes. — Comment ! Est-ce qu’on ne doit pas aimer son mari ? reprit l’estampière. — Il se peut qu’on le doive, répondit la tabaquière, mais c’est l’impossible ; et s’il est vrai que vous ne soyez pas deux fines hypocrites, votre conduite offre un phénomène sans exemple. — Certainement ! s’écria la maquignonne. — Aussi n’en crois-je rien, ajouta la chasublière. — Et rien n’est plus vrai, cependant, Mesdames, dit l’estampière : nous aimons toutes deux nos maris. — Pardi, reprit la belle étrennière-joujoutière, contez-nous ça ! Votre histoire doit être un morceau curieux ! — Volontiers, répondit Mme Assan, à condition que vous nous rendrez confidences pour confidences. MM. vos maris que voilà sont charmants, et si vous ne les aimez pas, il doit y avoir de fortes raisons pour cela. — Nos maris ! répondirent les quatre femmes en éclatant de rire. Il est bon là ! Nos maris ! » En même temps, elles firent une caresse à leurs galants. Mais les deux honnêtes femmes crurent qu’elles plaisantaient et la belle estampière commença son récit…

p. 3915-3916

Suite…Gallica, vol. 26

Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris : Honoré Champion. Tome VII. Nouvelles 168-187