Michel de Cubières, eau-forte de Dominique Vivant-Denon, 1782
Cubières, Histoire des compagnes de Maria, Page de titre du tome I
Cubières, Histoire des compagnes de Maria, incipit de la "Notice historique et critique"

Dorat-Cubières, Cubières-Palmézeaux, Michel chevalier de Cubières semble avoir mené plusieurs existences, traversant sans trop d’encombres une des périodes les plus troublées de l’histoire de France. Il a aussi rencontré Rétif de la Bretonne dont il deviendra l’éditeur posthume et le premier biographe et bibliographe, avec l’Histoire des Compagnes de Maria, ou Épisodes de la vie d’une jolie femme ; ouvrage posthume de Restif de la Bretonne. À Paris, chez Guillaume, Imprimeur-Libraire, Place-Sain-Germain-l’Auxerrois, n° 41. 1811 [en réalité fin 1810]. 3 volumes in-12 de xlv-200, 304 et 313 pages. Le tome premier contient une Vie de Restif de 200 pages.

Nous ne nous étendrons pas trop sur l’édition de l’Histoire… ni sur la biographie de Cubières, très précisément documentées par Pierre Testud dans deux articles d’Études rétiviennes[1] auxquels nous renvoyons, même si notre optique est un peu différente.

Michel de Cubières

Cubières est né le 27 septembre 1752 à Roquemaure (Gard) ; de petite noblesse, il est chevalier. Après deux années, il est renvoyé du séminaire, à Paris, et opte résolument pour une carrière profane d’homme de lettres. Son « identité » va dès lors devenir multiple : Cubières-Palmézeaux en 1774 ; Dorat-Cubières (sans le prénom Michel) en 1780, à la mort du poète Dorat qu’il admirait ; Michel Cubières sous la Révolution puis, à nouveau Cubières-Palmézeaux. Il est aussi franc-maçon, membre de la loge des Neuf-Sœurs. Introduit dans le monde des lettres par Dorat et Mme de Beauharnais, dont il sera l’amant, il s’y montre « d’une fécondité étourdissante et accablante[2] » dans tous les genres, ce qui lui vaut beaucoup de railleries. Et il sera toujours un bon vivant, amateur de bonne chère et de dames…

Partisan des idées nouvelles il ne cesse d’écrire sous la Révolution à laquelle il participe activement : il est secrétaire-greffier de la Commune de Paris en 1792, proche du robespierriste Chaumette, participe à la surveillance de la famille royale au Temple, est juré des arts en 1794. Et toujours poète, dont le lyrisme patriotique est apprécié. Il démissionne de son poste – sans autres conséquences – en avril 1794, pour se conformer à une loi éloignant des villes, en temps de guerre, les anciens nobles. Puis poursuit son intense activité littéraire sous le Directoire, le Consulat, et l’Empire, mais son activisme passé aussi bien que la « facilité » de ses productions lui portent préjudice et lui valent de nombreuses attaques.

Employé de l’administration municipale du XIe arrondissement, puis au bureau des Postes, les années postrévolutionnaires sont difficiles pour lui, malgré la protection de Fanny de Beauharnais, et sa fin de vie semble assez misérable jusqu’à son décès à Paris le 23 août 1820.

Dans une « conclusion, à la décharge de Cubières », P. Testud le juge plutôt positivement. Homme de lettres convaincu et passionné, idéaliste plus que carriériste, il ne cèdera pas au fanatisme pendant la Révolution. Et – nous allons ici retrouver Rétif -, il restera fidèle pendant trente ans à la comtesse Fanny de Beauharnais…

L’Histoire des Compagnes de Maria

Des trois volumes, seuls les deux derniers sont constitués de 31 nouvelles de Rétif. Les manuscrits ont été confiés à Cubières par les filles de l’auteur, Agnès et Marion, ses héritières à sa mort en 1806 ; divorcée, Agnès Lebègue son ex-épouse n’a pas hérité. Marie-Anne Restif (Marion) et son époux Louis-Claude-Victor Vignon attestent d’ailleurs l’authenticité des manuscrits en début d’ouvrage. Fanny de Beauharnais a pu servir d’intermédiaire ou conseiller le recours à Cubières, mais une lettre d’Agnès Lebègue à M. de Palmézeaux (datée du 18 octobre 1806 et publiée dans la Préface) atteste qu’il a sollicité son témoignage en vue d’un Éloge.

« Le travail de Cubières a d’abord consisté à donner au recueil posthume un titre qui assure un lien entre les nouvelles et mette au premier plan la figure de Maria, autrement dit Mme de Beauharnais. L’hommage à Rétif est conçu pour être en même temps une célébration de la femme aimée[3] ».

Pierre Testud montre bien que ces nouvelles sont récentes, contemporaines ou postérieures à celles publiées par Rétif en 1802 dans Les Nouvelles Contemporaines. Par inadvertance du nouvel éditeur quatre textes sont des doublons, ce qui permet à P. Testud, en les comparant dans les deux ouvrages, de constater que Cubières ne s’est pas montré très respectueux des originaux : erreurs, omissions, réécritures, etc. Encore que, Rétif n’ayant pas imprimé lui-même l’ouvrage de 1802, c’est peut-être cette impression qui est parfois fautive, et pas le texte de Cubières… P. Testud conclut (ces constatations pouvant probablement s’appliquer aux autres nouvelles) que l’Histoire… « est une œuvre partiellement apocryphe ». Et pourtant… « […] Cubières a certes été infidèle à la lettre des manuscrits, mais tout compte fait, n’a-t-il pas été fidèle à l’esprit de Rétif ? Rétif n’aurait sans doute pas désavoué la transformation de ses nouvelles en hommage à Mme de Beauharnais, vu le rôle éminent que cette dame joua pendant les vingt dernières années de sa vie.

Il n’aurait pas été choqué non plus que Cubières se soit comporté en écrivain et non en simple éditeur, que sa plume ait été stimulée par ses nouvelles et qu’il se soit abandonné au plaisir de la réécriture, de la variation, comme lui-même Rétif, dont toute la création littéraire fut un jeu de variations sur des souvenirs, des obsessions et des fantasmes. »

La Vie de Restif et la « Notice historique et critique sur [sa] vie et [ses] ouvrages »

C’est cependant le premier tome qui retient ici notre attention. À une « Préface » de 45 pages succède en effet une « Notice historique et critique sur la vie et les ouvrages de Nicolas-Edme Restif de la Bretonne » de 200 pages, à la fois premier essai biographique et première description bibliographique.

Et d’abord qu’en est-il des relations de Cubières et Rétif ? Cubières dit l’avoir rencontré en 1785 chez la veuve Duchesne (libraire et éditrice), puis, « cinq ou six ans après » chez Mme de Beauharnais dont ils fréquentent le salon, et avoir été lié « avec lui pendant vingt ans ». P. Testud note que Cubières n’apparaît presque pas dans le Journal de Rétif (arrêté en 1796) ou Monsieur Nicolas. Sans doute se voyaient-ils, s’estimaient-ils, malgré leurs différences d’âge et de personnalité, mais sans plus ; pourtant il cite le témoignage du baron de Lamothe-Langon, amené au domicile de Rétif par Cubières, ce qui témoigne d’une certaine familiarité. Rétif met d’ailleurs en scène Cubières dans plusieurs ouvrages sous le nom anagrammatisé de Rubiscée, publie un de ses textes dans Le Thesmographe, et en fait un des habitués du salon d’Hortense (Mme de Beauharnais) dans Les Posthumes.

À la suite de son article P. Testud publie avec d’importantes annotations un extrait de la « Notice[4] » : « Dans sa Notice, Cubières traite d’abord des ouvrages de Rétif, de sa ˝vie littéraire˝. Cette première partie, qui va jusqu’à la page 140, n’est qu’une revue paraphrasant le plus souvent ce que Rétif dit par ailleurs de son œuvre. Elle ne présente que peu d’intérêt. En revanche les pages de Cubières deviennent plus intéressantes lorsque, dressant le portrait de l’homme, elles répondent mieux à l’annonce liminaire : ˝Lié pendant vingt ans avec Restif de la Bretonne, je dirai ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu.˝. » Nous ne pouvons qu’être d’accord et renvoyer à l’article pour cette partie biographique, et il est vrai que les 140 premières pages ne nous apprennent plus grand-chose aujourd’hui, mais…

Mais… Même aujourd’hui une notable partie de l’œuvre de Rétif n’a pas été rééditée ou n’est pas facilement accessible. Les spécialistes certes ont lu, avec un surplomb de plus de deux siècles, et nous pouvons penser que les descriptions rapides et souvent très subjectives de Cubières en disent plus sur le narrateur que sur ces œuvres. Mais la citoyenne ou le citoyen de 1811 (ou de 1854 ou de 1875, car cela veut aussi pour les ouvrages de Charles Monselet ou de Paul Lacroix, même si ceux-là sont de mieux en mieux documentés et ne s’adressent guère au grand public), si elle ou il achète quelques livres ou les emprunte à un cabinet de lecture, ne connaît certainement pas l’œuvre de Rétif. Dès lors, malgré leurs insuffisances, les pages de la Vie de Restif pouvaient les inciter à d’autres découvertes et constituaient une assez bonne introduction.

La partie bibliographique ne correspond absolument pas aux normes actuelles. C’est un long récit, sans vraie description matérielle des ouvrages, qui les paraphrase en général et parfois les cite longuement (ainsi l’Avant-propos des Parisiennes, qui occupe les pages 57 à 72, avec les « Statuts du Lycée des Mœurs »).

Pourtant, dans la « Préface » Cubières écrit : « Restif de la Bretonne a composé environ deux cents volumes, et il m’a fallu les lire tous pour en faire l’analyse. Restif de la Bretonne n’ayant pas les moyens de faire imprimer ses Ouvrages sur beau papier et avec de beaux caractères, les imprimait lui-même avec des caractères détestables, qu’en termes d’imprimerie on appelle des têtes de clou ; et son papier ne valait pas mieux que ses caractères. Comme il m’a fallu lire tous ces divers Ouvrages et les couler à fond, qu’on juge des tourmens qu’ont éprouvés non ma tête, mais mes pauvres yeux ; c’est-à-dire des yeux d’environ soixante années : j’ai travaillé six mois à des recherches sur Restif de la Bretonne[5]… ». Il y a là quelque exagération quant à la qualité d’impression des livres de Rétif. S’il est souvent intervenu autour des presses il n’y a que les titres de la dernière période, à partir de la Révolution, ceux imprimés à la maison, qui présentent effectivement beaucoup de défauts. La plupart des ouvrages de Rétif ont été imprimés très correctement, même s’ils ne peuvent évidemment rivaliser avec les éditions de luxe dont pouvaient parfois bénéficier les auteurs à la mode (tels Dorat ou… Cubières) ou de grands classiques. Mais Cubières aura aussi accrédité la légende de Rétif imprimant lui-même tous ses ouvrages, sans manuscrits, sur laquelle il revient plus tard (p. 183-184).

La liste qu’il fournit avant d’entamer son récit descriptif est à peu près complète (p. 33-36) mais n’indique pas toujours le nombre des volumes ou d’une façon peu claire : ainsi il signale « les Contemporaines, 42 volumes » avant d’ajouter plus loin « 30 volumes des Contemporaines », ce qui pourrait paraître incompréhensible si nous ne savions pas que seuls les 30 premiers ont connu une seconde édition très augmentée. Il intègre « des Costumes de 1760 à 1788, Estampes de Moreau pour l’édition Magna Charta » qui correspondent sans nul doute au Monument du costume physique et moral de la fin du dix-huitième siècle publié en 1789 à Neuwied, qui associe des estampes parfois anciennes de Moreau à des textes de Rétif. Plus étonnant, il affirme : « Forcé, par sa ruine opérée par les paiements en assignats, de suspendre ses impressions, il composa, sans les imprimer, les Lettres du Tombeau, l’Enclos et les Oiseaux, les Mille et Une Métamorphoses, les Rêveries, et une Anti-Justine qu’il avait dessein de supprimer entièrement… ». Les Rêveries sont évidemment les Revies, et nous savons qu’il existe quelques exemplaires imprimés d’une Anti-Justine inachevée qui n’a certainement jamais été mise en vente. Concernant les Lettres du Tombeau, devenues Les Posthumes (1802), il se contredit en les analysant longuement plus loin (p. 186-190, mais sans leur donner leur titre de parution), avouant n’avoir guère compris leur « bizarrerie sublime » …

Dans son récit, qui n’est pas toujours chronologique, il s’appuie beaucoup sur La Vie de mon Père et Monsieur Nicolas (notamment Mes Ouvrages), souvent mis à contribution. Comme beaucoup de lecteurs du XVIIIe siècle il a beaucoup apprécié Le Paysan perverti, dont il souligne les intentions morales malgré des situations qui le choquent (mais il reprend la légende rétivienne des 42 éditions anglaises), et Les Contemporaines.

Il n’est pourtant pas seul à écrire dans sa « Notice » et, à partir de la page 79 il invite très curieusement Nicolas (de) Bonneville à prendre le relais, car « Vous le connaissez depuis bien plus longtemps que je ne le connais moi-même ». Cubières reprendra plus tard la main pour le portrait de l’homme Restif.

C’est donc Bonneville qui avoue parfois son incompréhension, tempérée pourtant d’admiration (p. 110-111) : « (…) la Découverte Australe, ou l’Homme Volant, Ouvrage rempli d’imagination et de verve, mais qui n’a aucune espèce de base. Tels sont en général les Ouvrages systématiques de notre cher Nicola : il s’y perd dans les espaces imaginaires, et ne retombe sur la terre que pour être approuvé par les gens qui n’ont jamais lu Descartes, Copernic, Newton, etc… (…) car le bon Nicolas, quoiqu’écrivant bien, ne sait ce qu’il veut dire lui-même dans l’Homme Volant (…)

La Philosophie de M. Nicolas, ouvrage en trois volumes du même, étant un peu dans le genre de la Découverte Australe, j’avoue que cet ouvrage n’a laissé dans mon souvenir que des notions un peu confuses, et que je l’ai beaucoup admiré sans y rien comprendre. Je compte pourtant le relire. » C’est pourtant Bonneville qui a édité l’ouvrage à l’imprimerie du Cercle Social en 1796… Cubières réagit d’ailleurs par une note : « M. Bonneville parle ici trop légèrement de la Philosophie de M. Nicolas ; c’est un des plus beaux ouvrages de Restif de la Bretonne, et que j’analyserais si je n’étais pas resserré dans des bornes trop étroites. »

On pourrait multiplier à l’envi ces exemples… On est évidemment loin des bibliographies de plus en plus précises et méthodiques qui suivront. Seul le théâtre bénéficie d’une présentation un peu systématique, au sein d’une « Lettre à M. Nicolas Bonneville, sur le Théâtre de M. Nicolas Restif de la Bretonne » (p. 124-137). Mais enfin cette revue des ouvrages, assez désordonnée et donc pas toujours facile à lire, ne se cantonne pas aux titres les plus connus, n’oublie ni le théâtre ni les volumes des Idées singulières (les -graphes). Faute d’une connaissance approfondie de l’œuvre (mais qui la connaît bien en ces années ?) et de recul, elle n’évite ni les approximations ni les erreurs, ni des jugements de valeur que nous pouvons juger contestables.

En 1811, l’Histoire des Compagnes de Maria n’est pas très bien accueillie par la presse et Marion Rétif elle-même critique vivement la « Notice » qu’elle accuse de caricaturer son père[6]. Mais il nous semble que, même aujourd’hui, elle constitue une lecture intéressante au moins pour les familiers de Rétif, qui peuvent la confronter à d’autres sources contemporaines, rares pourtant, et encore plus parcellaires. Et ils ne sont pas si nombreux ceux qui connaissaient l’homme Rétif et en ont témoigné…

Jean Michel Andrault        

[1] Nous avons beaucoup emprunté à Pierre Testud à qui nous sommes très redevables… Pierre Testud, « Cubières et l’Histoire des Compagnes de Maria˝, suivi de ˝Rétif vu par Cubières. Extrait de la Notice historique et critique sur la vie et les ouvrages de Nicolas-Edme Restif de la Bretonne˝ », in Études rétiviennes, n° 51, décembre 2019, p. 91-119 et 121-147. Pierre Testud, « Cubières poète et révolutionnaire », in Études rétiviennes, n° 52, décembre 2020, p. 247-264. Ces articles (disponibles avec la revue sur Gallica), proposent de très nombreuses références bibliographiques qui peuvent être complétées par : Jean-Luc Chappey, « Michel de Cubières et la notion du statut d’auteur en révolution », in L’insurrection entre histoire et littérature (1789-1914) [dir. Quentin Deluermoz et Anthony Glinoer, Presses de la Sorbonne, 2015], p. 19-33. Disponible en ligne [2024] sur books.openedition.org. Et lorsqu’il est question des œuvres de Rétif nous renvoyons aux indispensables notices de la « Revue des œuvres de Rétif de la Bretonne », par Pierre Testud, sur ce même site.

[2] Pierre Testud, art. cit., Études rétiviennes, n° 52.

[3] Pierre Testud, art. cit., Études rétiviennes, n° 51, pour toutes les références à l’Histoire… et à la Vie de Restif.

[4] « Rétif vu par Cubières », art. cit., Études rétiviennes, n° 51, p. 121-147 correspondant aux pages 141-200 de 1811.

[5] Histoire des Compagnes… tome 1, p. vi-viii.

[6] Pierre Testud, art. cit., Études rétiviennes, n° 51.